Le récipient d’argile

par

Avant que les mots de la Bible et leur sens ne se précipitent et se figent en un discours d’autorité, les textes furent le véhicule fragile et incertain d’un sens tour à tour obscur et lumineux, qui se laissait apercevoir par tâtonnements et trébuchements. Il y a des chances qu’en s’affrontant aujourd’hui à la langue intime que parle la littérature, la lettre des Livres étranges nous revienne à vif, dans le souffle et le songe dont elle procède.

Dans le milieu grec érudit où ils sont d’abord reçus, entre le IIe et le IVeme siècles, les livres de ce qui est en train de devenir la Bible frappent par leur obscurité et la pauvreté de leur langage. Ce sont des livres étranges (barbares) que la nouvelle religion doit se faire siens - mais elle ne les dit pas « étrangers », car ils lui ont été révélés par le Christ, et leur parole est catholikos, universelle. Certes le grec de la Septante est une langue de traduction un peu artificielle et déjà vieillie, qu’il faut souvent paraphraser, et les maladresses des Évangiles font rire les païens cultivés. Les spécificités de la langue sont pourtant peu mises en cause. Pour Origène, ce n’est pas la Septante qui est défectueuse, la résistance est la même dans le texte hébreu ; l’Esprit qui souffle d’un bout à l’autre des Écritures a voulu qu’elles soient occultées. On cite Isaïe : « Que toute cette vision soit pour vous la parole d’un livre scellé. On donne le livre à quelqu’un qui sait lire. On lui dit : Lis-le nous. Il répond : Je ne peux pas, il est scellé. On donne le livre à quelqu’un qui ne sait pas lire. On lui dit : Lis ceci. Il répond : Je ne sais pas lire » (29, 11-12). On pense que l’Écriture est cryptée, parle par énigmes, contient des mystères enfouis dans le texte comme des trésors dans un champ. Le texte est un voile et un revêtement de la vérité, une enveloppe qui contient le « sens divin » invisible, comme le corps mortel est le réceptacle de l’âme. « Le texte des Écritures, pauvre et méprisé des Grecs », est le « récipient d’argile » où viennent se loger la sagesse et la science divines, selon Origène qui interprète Paul : « Nous possédons ce trésor dans des récipients d’argile pour que la puissance extrême vienne de Dieu et non de nous. » (II Cor.4, 7) - ainsi la lettre est dans le même rapport avec la lumière divine que le corps mortel. Et de même qu’il n’y a plus ni Grec, ni Juif, ni Barbare, la langue empruntée par la lettre importe peu, que ce soit celle de l’original hébreu ou de sa version possible en de nouveaux idiomes. « Quiconque, donc, a le souci de la vérité, se souciera peu des mots et des phrases, parce que chaque peuple a ses propres habitudes de langage ; qu’il fasse davantage attention à ce qui est signifié plutôt qu’aux mots par lesquels c’est signifié... » (Origène). Lorsqu’un siècle plus tard Jérôme traduit en latin à partir de l’hébreu, dans son souci de retrouver l’hebraicam veritatem (nécessairement manquée), il déclarera traduire non pas « mot à mot », mais « sens à sens ». La voie est ouverte pour une conception généralisée de la traduction dont nous ne sommes pas quittes, qu’Antoine Berman désigne comme l’axiome de « la traduisibilité universelle », où « l’épaisseur signifiante de la traduction » se trouve niée. « L’essentiel de la traduction serait la transmission du “sens”, soit du contenu universel de tout texte. Dès que l’on postule cela, la traduction acquiert la minceur d’une humble médiation de sens. »

Le fait que les Écritures soient efficaces tout en demeurant obscures et maladroites est pour Origène la preuve même de leur divinité : elles n’empruntent pas les voies de la persuasion (celles du beau discours), elles mettent en échec la raison humaine. Paul en témoigne : « C’est moi qui fus devant vous avec faiblesse, avec peur et grand tremblement. Rien dans mon langage ni dans mon cri de la sage persuasion du langage, mais une démonstration de souffle et de puissance pour que vous vous en remettiez non pas à la sagesse humaine mais à la puissance de Dieu » (I Cor.2, 4). Mais au-delà des thèmes scripturaires, la disqualification du langage par rapport à l’intelligible doit s’entendre sur un fond platonisant : « Il existe des matières dont la signification ne peut être exposée comme il convient par absolument aucune parole du langage humain, mais leur sens est perçu par l’intelligence seule plutôt que par les particularités des mots », écrit Origène. « La compréhension des écrits divins doit se tenir à cette règle pour que ce qui est dit soit interprété non pas selon le caractère ordinaire du discours, mais selon la divinité de l’Esprit Saint qui a inspiré l’Écriture. » La faille est déjà ouverte entre l’Esprit, le sens intérieur du texte, et la Lettre, sa chair ou son corps. Il s’ensuit une herméneutique où dominent le symbole et l’allégorie, mais se fait jour aussi la possibilité d’une analyse de type linguistique, dont Origène est l’initiateur : « Ce n’est pas parce que le mot loi est unique, qu’unique aussi serait partout dans l’Écriture la notion de loi ; aussi faut-il soigneusement pouvoir reconnaître pour chaque passage ce qui est signifié par le mot loi... Il en est de même pour beaucoup d’autres mots. Il y a en effet dans l’Écriture beaucoup de mots homonymes, qui mettent de la confusion dans l’esprit de ceux qui croient que parce qu’un mot est unique, unique aussi est sa signification partout où il est employé. Le mot loi ne se rapporte pas au même substrat mais à diverses réalités. » Inversement une même réalité peut être désignée avec des mots différents. S’il est très conscient que le vocabulaire biblique n’est pas fixe, Origène tombe parfois dans l’excès d’analyses morphologiques poussées de certains mots grecs (ce qui souligne combien la notion de langue de traduction n’est pas pertinente pour lui). Il a bien l’intuition de l’épaisseur de cette écorce qu’est alors le langage - mais comment l’aborder ? La tension s’apaise avec les noms de Dieu, qui ne sont pas arbitraires, et les noms propres, dont la nature (phusis) est accordée au substrat. Ici seulement Origène hérite de la tradition juive, en suggérant une science secrète des noms propres, dont certains auraient pouvoir sur les démons. Au sein de ce texte-enveloppe qui flotte au-delà des choses du monde et en-deçà de la vérité, les noms hébreux, seuls à ne pas être traduits, gardent sur le réel leur puissance incantatoire.

Ainsi la Bible ne fut jamais prise à la lettre. Sitôt chrétiennes (et déjà grecques) « les Écritures ont été ouvertes », dit Clément d’Alexandrie, rétrospectivement éclairées par la venue du Messie, ne témoignant que de lui, et se descellant partiellement sur une vérité indicible. Toujours cryptées, toujours à déchiffrer, à traduire - et leur intelligence exige une lecture inspirée, c’est-à-dire une incessante traduction intérieure, humble et fidèle, qui ici n’aurait pas de langue d’arrivée. Lire d’un cœur ardent les Écritures, c’est recevoir en son âme « des baisers » du Verbe de Dieu - le sens spirituel illumine muettement l’homme intérieur.

Bien plus tard en Occident l’obstacle des mots n’est plus franchissable : la lettre (latine) n’est plus un « récipient d’argile », mais un carcan pour le sens, c’est elle qui désormais occulte et scelle les livres. Le « sens à sens » de la Vulgate s’est fixé à mesure que la glose a grossi, devenant tradition et autorité ecclésiale. Des siècles de latin et de lecture au compte-gouttes (la Bible est mise à l’index par l’Église) ont ossifié et blanchi un texte dont seules des bribes ânonnées ou martelées constituent la partie audible. La Bible cette fois est prise à la lettre (sacrée), elle ne parle plus, et c’est dans le même mouvement de renouveau de la foi et de rejet de l’autorité romaine que Luther ramène le texte à la langue vivante. Cela lui est possible parce que le sens enfoui l’a sollicité, efficace encore malgré le mauvais véhicule des mots : « Ah ! traduire n’est pas un art pour tout un chacun, comme le pensent les saints insensés. Il faut pour cela un cœur vraiment pieux, fidèle, zélé, prudent, chrétien, expérimenté, exercé. » Cette fidélité à un texte nouvellement lu brise le dogme et enfante la Réforme. Mais en déverrouillant le sens, Luther rencontre la lettre. S’il a surtout traduit à partir du grec et du latin, il s’est aussi penché sur les mots hébreux : « Nous avons de temps en temps traduit directement les mots, bien qu’il aurait été possible de les rendre différemment et plus clairement [...] nous devons garder de tels mots, les acclimater, et laisser à la langue hébraïque de l’espace, là où elle fait mieux que notre allemand. » L’intuition du rapport intime possible entre la langue originale et la langue d’arrivée (qui ici s’en trouve bouleversée) est absolument nouvelle. La clarté du sens n’est pas préférée là où l’écho de la lettre hébraïque peut répercuter dans la phrase allemande tout son mystère poétique - de l’intuition d’Origène quant à la puissance des noms propres, on arrivera bientôt à la conscience de la charge littéraire des textes. Cela n’est possible que lorsque s’affrontent deux langues vivantes.

Or la langue d’arrivée des Livres n’est vivante que si la lecture dont elle procède l’est elle-même, soucieuse de se retraduire intimement le texte - puisque notre Bible occidentale est depuis l’origine toujours à traduire. Une lecture vivante met en péril toute constitution établie de sens - c’est l’expérience même de Luther, et Origène, qui méditait intensément les Écritures, fut plus tard condamné par l’Église. En Occident la lecture s’est accompagnée des progrès de l’exégèse, développée à partir du rapport analytique au texte né de l’écart originel entre la Lettre et l’Esprit - ce type de lecture qui est le nôtre est particulier, il n’a aucune pertinence pour un lecteur juif orthodoxe, qui sollicite tout autrement le texte et ne le traduit pas. L’exégèse n’est plus interprétation au sens où elle le fut quand les Livres se découvraient, s’établissaient comme texte fondateurs susceptibles de donner naissance aux hérésies. Aujourd’hui la science permet de faire sauter et ressauter le bloc compact de sens et de vocabulaire qu’est devenue pendant des siècles la Bible. Mais comment l’exégèse serait-elle traduction ? La traduction n’est pas une herméneutique, dans la mesure où elle a affaire à « la dimension inconsciente dans laquelle se jouent les processus linguistiques » (A. Berman). Or la Bible doit nous être traduite, les « baisers » du Verbe ne peuvent nous toucher qu’en passant par le médium de notre langue propre. Il s’agit bien de « baisers », car les Écritures n’ont rien à nous apprendre sans nous saisir ; il est facile de lire en lettre morte et de faire l’expérience du « livre scellé » d’Isaïe. Une traduction demandée au génie propre d’une langue (la littérature) reconsidère l’état d’arrivée du texte d’une manière inhabituelle, qui prend au sérieux l’intimité de la lecture. Mais la littérature ici ne descelle pas au sens où elle dévoilerait l’énigme, retournerait le champ. « Le secret peut passer d’une langue à l’autre sans traverser la conscience », dit Pierre Alferi à propos de sa traduction d’Isaïe. « La traduction dépend si peu d’une captation totale du sens qu’à la limite il faut toujours traduire des textes et des langues qu’on ne “comprend” pas entièrement », écrit A. Berman. « L’acte de traduire produit son propre mode de compréhension de la langue et du texte étrangers, qui est différent d’une compréhension herméneutico-critique. D’où il s’ensuit que la traduction ne repose jamais sur une interprétation pré-existante. » En fait d’interprétation, ce que l’exégète propose à l’écrivain est un « sens manifeste », et ce dernier a affaire à « l’apparence de l’obscurité » (Pierre Alferi), et non plus à l’obscurité elle-même. La lettre redéployée n’est plus l’enveloppe d’un « sens divin », c’est l’épaisseur de ses plis qui concerne la tâche commune de l’exégète et de l’écrivain. Il ne s’agit pas de dévoiler, mais de restituer le paysage avec le champ et les trésors enfouis - c’est pourquoi la question de la croyance religieuse n’a pas de pertinence ici. Le travail ne se fait plus « sens à sens », mais langue à langue. « S’il y a un sens caché », dit Pierre Alferi, « comme on ne le connaît pas, on ne peut rien en faire. On traduit le sens manifeste, et on laisse affleurer certains des sens éventuels en jouant sur l’indétermination et la polysémie des formules françaises. » Ce qui est en jeu dans ce travail sur la langue est une attention nouvelle à la lettre dans son épaisseur et son opacité : elle n’est pas la coquille vide de l’Esprit, elle est habitée par le Souffle (et les écrivains ont très souvent traduit l’Esprit - Spiritus latin, par le Souffle, bien plus proche de la ruâh hébraïque et du pneuma grec évoquant tous deux le dynamisme du vent et l’énergie vitale, la respiration). « L’objectif », dit Jean Echenoz, « n’était pas de transformer la Bible en un objet littéraire, mais en un objet de souffle », « il n’y a eu d’inspiration », précise Pierre Alferi, « qu’au sens rythmique, respiratoire ». Cette respiration du texte n’est possible qu’à l’épreuve d’une langue vivante. Dès lors que la traduction n’est plus considérée comme un pis-aller, la nécessité dans laquelle se trouve la Bible d’être toujours traduite devient pour la lettre un événement, une potentialisation et non une déperdition. Pour se guider dans leur lecture tâtonnante, les Pères grecs sollicitaient tous les « sens » de l’homme intérieur - il s’agissait non seulement d’entendre ou de voir, mais de goûter, de palper et d’humer le Verbe divin. L’enjeu de la littérature aujourd’hui, plus sensible peut-être que jamais à la façon dont la parole habite toute chair, est bien de nous ramener le corps vivant et modelable de la lettre.

  • les citations de Luther proviennent de H.J. Störig, Das Problem des Übersetzens, une anthologie sur la traduction utilisée par A. Berman
  • les citations de Berman : L’Épreuve de l’Étranger, Gallimard 1984
  • Origène : la Philocalie, Cerf 1983
  • Les citations de la Bible sont issues de la Nouvelle Traduction