une image arrêtée

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Les 400 Coups, Le Petit Fugitif. Deux films où la caméra interrompt quelque chose. Elle n’y reproduit pas les représentations habituelles de l’enfance, entre innocence et culpabilité. Elle congédie l’identification et l’empathie. L’image arrêtée donne à voir Antoine Doinel et Joey, à distance, en fuite, pris dans cette part d’enfance irrégulière qui s’écrit à distance du monde qui l’entoure.

Fuite d’Antoine Doinel : le Centre d’observation pour mineurs est derrière lui, le surveillant est semé, mais la caméra court avec l’enfant ; ce travelling s’achève avant de s’essouffler en offrant ce qui n’est pas un but, mais ouvre sur tout en n’ouvrant sur rien, l’étendue de la mer. L’eau arrête donc les pas d’Antoine. Elle oblige la caméra à s’arrêter sur la plage. Le fuyard suit une ligne maintenant parallèle à la mer puis en se retournant, se tourne vers l’objectif, et marche alors vers lui jusqu’à ce que l’image elle-même s’arrête, finissant les 400 Coups par la photographie d’un visage. Antoine est pris libre. Ce tour ou ce retour étrange accomplit à distance l’accord du souhait maternel et de la décision du juge (placer Antoine dans un lieu de redressement, mais au bord de la mer), la sentence de ses camarades (il n’est pas interdit de s’évader, mais de se faire prendre), et répète surtout cette autre photographie, prise de profil dans un commissariat, en même temps que ses empreintes digitales. Mais justement, ça ne tourne plus, l’image s’arrête : avec elle s’interrompt alors le fonctionnement de la machine judiciaire, comme des autres machines à culpabiliser et à innocenter, y compris cette formidable machine à écrire (Derrida l’appelle ainsi) que s’offre Rousseau dans les Confessions pour justifier le vol d’« un seul ruban ». N’oublions pas qu’Antoine Doinel, mais aussi le jeune François Truffaut, ont volé la machine à écrire tout entière. Et si l’un se fait prendre en la rendant, l’autre ne la rend pas et ne confesse rien. S’il la retourne, c’est uniquement sous la forme de cette extraordinaire machine à interrompre qu’est la caméra, transformée en appareil photographique. L’évidence de la prise de vue peut alors nous abandonner ces traits de l’enfance, où ne se marquent ni le sceau de la culpabilité ni celui de l’innocence.

Ce portrait coupe court au processus qui la plupart du temps, amène l’enfant à l’écran : l’identification. Si tant de films traitent de l’enfance, en privilégiant le thème tragique (le deuil, le crime), c’est dirait-on d’abord parce que la force persuasive du cinéma insiste sur des malheurs que le spectateur a frôlés, et lui rend ainsi accessible son propre passé sous une forme emphatique. Grâce aux enfants un destin tragique devient mécanisme dramatique, machine à larmes et à succès. L’identification est alors d’autant plus désastreuse que la réalité de l’enfance consiste, justement, à improviser une manière de s’écarter de son destin. Truffaut le dit dans un entretien au New Yorker : pour l’enfant, il n’y a pas d’accident, il n’y a que des délits, mais cela explique justement qu’il vive « comme un loup », dans un rapport de fuite, de bifurcation, de rapport distant (de sauvagerie, bien sûr) avec le monde qui l’entoure.

Atteindre ce réel, échapper à l’identification, tel était bien le mot d’ordre adressé à Truffaut par son père spirituel, André Bazin. Cela, Bazin pouvait encore le dire ainsi : suivre Edmund, l’enfant d’Allemagne année zéro, voir comment dans ce film Rossellini efface du visage de son personnage tous les signes immédiatement lisibles, le sépare à la fois du spectateur et du monde, ne montre que ses actes dispersés dans une ville détruite (survivre, tuer son père, revivre en jouant, se tuer). En d’autres termes, ceux de Bazin, « les signes du jeu et de la mort peuvent être les mêmes sur un visage d’enfant ». On le voit déjà : plus que l’impératif d’un mouvement (le réalisme), il s’agit là d’un constat sur l’enfance que le cinéma a rendu possible, techniquement possible. Et cela en tant qu’il découle, justement, de la photographie. Bazin le dit ailleurs : la machine photographique soustrait l’image à la subjectivité de l’artiste et du spectateur, elle épuise l’identification dans l’instantané de la prise de vue. Bien sûr (nous le suivons toujours) l’image qu’elle donne se situe à la limite de la représentation sans la dépasser, elle diffère encore de celle du modèle ; c’est bien pourquoi on n’en est pas quitte avec elle des effets de trompe-l’œil ou d’emphase pathologique. Mais le vrai travail d’artiste consiste bien plutôt à accentuer les effets de réel que seul l’appareil autorise. Alors apparaît (mais dans son inaccessibilité même, ce que Bazin nomme ici « trouble ») la « présence troublante de vies arrêtées dans leur durée, libérées de leur destin, non par le prestige de l’art, mais par la vertu d’une mécanique impassible ».

D’une manière incidente, Bazin compare la prise de vue à la prise d’empreinte digitale, mais Les 400 Coups sont là pour nous montrer que la photographie (tout aussi bien la vidéo) qui identifie le coupable, non au spectateur, mais encore à lui-même, le soumettant ainsi à son destin (la Justice) trouve son exact répondant dans l’image optique arrêtée : cet autoportrait d’un autre, avec la profondeur de champ qu’offre la mer, est la seule manière de laisser l’enfant dans son dehors. Si dans ce contexte nous voulons une suite aux 400 Coups, une suite encore enfantine et mouvante, il faut se tourner vers un film un peu antérieur, qui a servi de charnière invisible entre le néo-réalisme italien et la nouvelle vague : Le Petit Fugitif de Morris Engel, Ruth Orkin et Ray Ashley. Joey et son grand frère Lennie vivent à Brooklyn avec leur mère, qui doit les laisser seuls le temps d’un week-end. Lennie est bien sûr responsable de Joey, et c’est une vraie charge pour lui comme pour ses camarades de jeux. Le groupe imagine alors d’écarter le petit en l’entraînant dans le faux meurtre de son frère, à l’aide d’une petite mise en scène qui repose sur les principaux éléments du western, carabine et ketchup. Joey s’enfuit, croyant disposer comme on le lui dit d’une heure d’avance sur la police. Mais bizarrement, seul Lennie se rend brusquement compte que ce jeu n’en est pas un ; il ressuscite pour se morfondre dans la culpabilité, comme s’il avait transformé sa responsabilité en un destin qu’éclairerait Winnicott, le temps d’une incise : l’enfant chargé d’un devoir d’adulte doit « se transformer en dictateur et attendre d’être tué – d’être tué, non par la nouvelle génération de ses propres enfants, mais par celle de ses frères et sœurs ». Joey, lui, prend tranquillement le train vers Coney Island, et dans ce parc d’attraction immense et bondé, en bord de mer, trouve un espace de jeu qui n’est jamais trop grand pour lui. Il essaie tout (batte de baseball, jeu de massacre – mais on sait qu’il ne s’agit que de renverser des boîtes de conserve), réparant ainsi à sa manière le crime qu’il croit avoir commis. Impossible, dans ces conditions, de s’apitoyer sur lui ou de le condamner. On ne peut tout simplement pas s’identifier à lui, on ne peut que le suivre et voir ce qu’il voit, exactement comme le fait l’unique caméra de ce film : une 35 mm transformée, ou même reconstruite en miniature, qui n’éveille pas l’attention de la foule côtoyant Joey. L’appareil invisible permet de saisir sur le vif des personnages qui n’ont de relations conscientes ni entre eux, ni avec l’artiste, et de faire naître un nouveau type de rapport, objectif et furtif. C’est ce qu’expliquait Engel au vernissage d’une exposition qui présentait en 2000 ses prises de New York et Brooklyn. Pour qui a tant photographié ces lieux où il vécut enfant, et en a fait sa carrière, les filmer pour Le Petit Fugitif, « ce n’était pas très différent » avoue-t-il modestement dans un entretien. Mais en même temps, il ne confesse rien, quand il dit avoir conçu la joyeuse errance de Joey à Coney Island « comme une succession de plans fixes » : une image arrêtée portée sans cesse au-delà d’elle-même, ce ne pouvait être qu’elle, l’image de l’enfance.■

Post-scriptum

Le Petit Fugitif (1953), longtemps inaccessible en France, a été diffusé par Carlotta en 2009, et rendu disponible en dvd par Eden Cinéma, http://webeduc.cndp.fr/cinema/dvd_eden/dvd.asp.