Vacarme 53 / Avital Ronell

Qui est à l’appareil ? entretien avec Avital Ronell

Qui est à l’appareil ?

Qui est à l’appareil ? L’auteure de l’annuaire, un répondeur automatique, la secrétaire de l’Autorité vouée aux appels extérieurs, une arrivante qui ouvre sa ligne de télécommunication en même temps que ses valises, la voix féminine de Goethe ou celle de Kafka ?

Avital Ronell, philosophe et professeure à New York University, n’est pas multiple par choix ; elle a été inscrite malgré elle en formation continue et pluri-disciplinaire. Née à Prague, après une petite enfance en Israël et une enfance dans un quartier d’immigration new-yorkais, elle est devenue spécialiste de littérature comparée en même temps que philosophe, suivant des voies labyrinthiques au sein des universités américaines les plus prestigieuses.

Son œuvre et sa pensée jaillissent au détour d’un itinéraire institutionnel atypique. L’autorité académique ou politique est bien la première à faire les frais de sa démarche. L’affirmation spontanée de la maîtrise ou de la force souveraine ne peut en effet rien contre la condition même du savoir et du vouloir : le fait d’avoir été convoqué par ce que l’on ne voulait pas savoir. Nier ce fait, c’est continuer à ne rien vouloir savoir, s’enfoncer dans la bêtise, renoncer à sa responsabilité. Le reconnaître, c’est trouver en lui le fond de bêtise de toute pensée, qui doit faire l’épreuve du vide pour se confronter à ce qui lui résiste le plus et lui demande le plus. Cette deuxième voie est d’abord réservée à ceux qui se sont vus refuser l’accès à la première : les femmes dans un monde d’hommes par exemple. Mais Avital Ronell s’emploie à l’ouvrir à tous.

Chez Avital Ronell, le moi ne détient pas sa vérité : il est à son écoute ou sous sa dictée, très proche et très loin d’elle. Ce retrait est si sincère et si fidèle que, dans ses livres, l’écriture, minant la neutralité du raisonnement, s’affiche comme celle d’une auteure qui doute d’avoir bien fait et, dans le même temps assume sa responsabilité. Écrire, penser, n’est-ce pas toujours répondre à un appel ? On n’a pas le temps ou la possibilité de savoir si l’appel nous était adressé, et si même il a vraiment été prononcé.

Répondant à l’appel, la philosophe rencontre les objets humbles qui secrètement font vaciller l’autonomie du sujet, mais trahissent ainsi son fond, pour peu qu’on sache les écouter. Le téléphone, cet objet de l’écoute par excellence, nous transmet un appel auquel nous nous empressons de répondre, comme si notre vie en dépendait. Mais c’est que notre vie est structurée par la dépendance, ce medium de l’altérité. Pour Avital Ronell, tous les produits techniques nous deviennent ainsi nécessaires, non comme moyens d’autoconservation, mais plutôt comme appareils de jonction et de disjonction visant à incorporer l’autre. Pour la même raison, elle étudie la défaite orchestrée des guerres contre la drogue qui recourent à la maîtrise de soi et au contrôle politique. Elle inscrit les substances toxiques dans la structure « narcossiste » de l’existence : le corps est réceptif parce que le sujet manque. La politique sécuritaire, la conduite de guerres dites préventives, la dénégation du sida, tous ces thèmes sont retravaillés par une pensée qui a engagé une lutte sans merci contre les illusions de la souveraineté, au profit d’une épreuve de l’altérité. Certes, l’épreuve est toujours ambivalente : le « test » scientifique, technique, philosophique, répond au désir compulsif de s’assurer de tout, en particulier de ce qui échappe à la maîtrise (l’intelligence, la force, l’immunité, la vérité), tout comme il traduit une exigence presque impossible de détachement, d’indépendance et de désappropriation. Dans cette exigence, se manifeste l’inquiétude éthique de l’œuvre d’Avital Ronell.

Votre succès en France est assez récent, un certain nombre de vos livres ont été traduits ces toutes dernières années. Il n’est peut-être pas inutile, du coup, de vous présenter. Voulez-vous vous introduire ?

Je suis la Métaphysique ! C’est la réponse que j’ai donnée alors que j’étais une teenager intellectuelle séjournant à Paris pour un colloque sur Paul Celan. Je n’ai pas besoin de vous expliquer à quel point il peut être désespérant de se présenter soi-même — de prétendre à une auto-évaluation impartiale. Lors de ma première rencontre avec mon mentor, Jacques Derrida, j’étais paniquée. Je me sentais dans un état d’humiliation intérieure au milieu des lumières qui étaient là, Jean Bollack, Gisèle Celan… À la pause, Derrida vient vers moi, il me demande mon nom ; mais souvent on ne le saisit pas tout de suite, et je n’avais pas envie de l’expliquer, je n’étais personne, je n’avais pas de nom à donner ou exalter, rien à offrir de ce genre, tout cela me semblait ridicule. Alors je prends les devants, je dialectise un peu. Je le tutoie, je l’injurie presque : « Comment ? Tu ne me reconnais pas ? Ce n’est pas possible !
— Non, je vous prie de m’excuser, est-ce qu’on se connaît ?
— Est-ce qu’on se connaît ? Tu fais carrière en m’exploitant, en me dénigrant…
— Mais, votre nom, pouvez-vous me le dire ?
— Moi, je suis la Métaphysique, et je suis venue vous dire que ça ne va pas, pas du tout, ni pour moi, ni pour toi ! »

Je venais de lire un de ses articles, « Moi la métaphysique, moi la psychanalyse », qui n’était paru qu’aux États-Unis. Ensuite, pendant des années, les gens, en France, m’ont appelée « la Métaphysique » : « Ah ! voici la Métaphysique ! » Et Derrida a écrit quelques lignes sur cette rencontre dans La Carte postale. Voilà, c’est une présentation qui s’annule, qui ne veut pas se présenter, et sinon je ne sais pas… parce que je suis une menteuse pathologique, je peux inventer…

La métaphysique cherche son unité, mais vous, vous êtes très diverse…

Oui, j’ai subi des mises à jour, des fragmentations de toutes sortes. J’aurais été très contente de devenir une spécialiste d’un coin de la Goethezeit, ou même d’un seul poème de Schiller ou d’un écrit de Moritz, quelque chose de circonscrit et d’infini à la fois… Mais chaque fois que j’ai essayé de m’installer un peu quelque part, il a fallu que je quitte le pays, très vite, j’étais renvoyée. Ce n’était pas (toujours) par choix, ou parce que j’aurais été atteinte d’un attention-deficit disorder, ou parce que j’aime la musique très rapide, ou par goût de l’athlétisme. J’avais des ambitions très restreintes, mais chaque fois que j’étais exclue d’un champ de travail pour des raisons surdéterminées (c’est ce que je me dis, mais elles sont peut-être déterminées, simples et transparentes), il fallait que je choisisse très vite un autre milieu.

C’est aussi une expérience de l’immigration, qui commence tôt pour vous, d’une manière traumatisante ?

Oui, il fallait couper tous les liens, se réinventer chaque année, trouver d’autres interlocuteurs dès le début ; le changement radical de pays et de rythmes a tendance à rendre conformiste : il faut ajuster constamment son attitude, on est pris dans le « leurre/l’heure de l’Autre », comme le dit Lacan. C’est à coup sûr traumatisant pour un esprit rebelle d’avoir à se plier à des grilles qui lui sont illisibles. Ma vie professionnelle a suivi alors un cours solitaire, en décalage vis-à-vis d’une certaine norme. Je pensais être une sage fille qui faisait un travail nécessaire et institutionnellement honorable. Mais j’étais un corps étranger qui nageait hors du mainstream. J’étais souvent dans l’enthousiasme et l’étonnement devant les choses — des affects orthodoxes en philosophie — et dans l’aveuglement, le déni, à l’égard de ce que j’étais en train de produire, de mes « dons », comme un enfant qui montre son pot en disant : « Regarde ce que j’ai fait pour toi ! » Au fond, j’ai écrit de cette manière sur la stupidité : j’étais dans une espèce de stupeur devant les choses. Je ne peux pas désavouer cette hystérique révolutionnaire en moi, qui a besoin à la fois de provoquer et de jouer cette naïveté.

Vous êtes définie parfois comme le voyou punk de la philosophie, vous dites taper sur les nerfs des corpus. Et la question du modèle paternel et de l’autorité vous occupe de manière récurrente. Les sujets que vous abordez (la technique, la science…) offrent à la fois une manière de traiter de l’autorité et de s’en écarter, de s’en délier un peu. Comment articuler l’injonction paternelle et l’appel que vous entendez de la part de ces objets, l’impératif d’écrire qu’ils vous adressent ?

Je suis attirée par ce qui ne se laisse pas lire selon les protocoles traditionnels de la recherche historique ou d’après les procédures de l’analyse stratégique, rhétorique, tactique ; quelquefois je suis des lignes invisibles d’incidents, j’essaie de pister une histoire où le sens se désarticule, perd ses occurrences ; à d’autres moments je traque ce qui se présente comme tout à fait lisible, normal ou même banal, comme cet objet/appareil/chose/œuvre d’art qui se nomme téléphone… J’essaie de percevoir l’histoire non recevable, démonique parfois, d’un dispositif, d’une situation, d’une tendance, d’un instinct. Je crois que j’ai un rapport aux choses qui hantent l’autorité, même si c’est une autorité minable, peu questionnée, et que ces choses n’ont pas de légitimité, de pouvoir, de puissance. Je vais vers ce qui témoigne d’une faiblesse et non d’une sorte de musculation virile. J’adapte mes procédures à l’objet qui m’intéresse, je me dis par exemple : « Là je vais être une détective ; il y a un crime, il y a des mystères, des indices. » Pour me donner du courage, je prends un rôle : parfois je suis la secrétaire du fantôme, je suis là avec mon chewing-gum, je pense à autre chose, je me demande à quelle heure je peux partir, en même temps j’écoute, je prends la dictée, ce qui est une façon de me soumettre à une autorité, en même temps ça ne m’intéresse pas, je ne suis pas assez payée pour m’en farcir trop. Ce désintéressement est une pose qui m’aide à rester proche de ce qui demeure en retrait. Je suis une travailleuse heideggérienne. Pas une paysanne, attention ! Je pourrais me trouver humiliée par l’énormité du travail devant moi, donc je triche avec moi-même : je suis une entreprise, et comme vous à Vacarme, on a des réunions de travail, on se bagarre, on se donne congé, et très souvent je demande à mon surmoi de prendre des vacances, d’aller faire des courses, parce que quand il est là, il me dit : « Ça fait combien d’années que tu penses comme ça ? Tu n’en as pas assez de ces clichés ? » Je suis en négociation constante avec des instances qui exercent leur autorité sur moi, et il me faut des stratagèmes pour m’évader comme je l’ai fait avec mes parents, mes professeurs et les autres forces de police qui sont intervenues dans ma formation désastreuse. En même temps, on ne peut pas être purement anti-autoritaire ; Luther était anti-autoritaire, les Bavarois le sont, par nature et culture — bon, vous savez aussi comme ils sont autoritaires. Dès qu’on a un rapport à l’autorité, on est pris dans un piège, on ne peut pas facilement en sortir : il faut donc jouer avec ça, négocier constamment.

Est-ce que l’on peut dire que l’on se sent infiniment bête face à l’autorité, mais que l’autorité est aussi une source de bêtise infinie ? Nous pensons à votre livre Stupidity…

La bêtise est parfois une échappatoire vis-à-vis de l’autorité, parce qu’on peut feindre d’être bête, comme on peut se perdre dans la bêtise ; vous savez comme les femmes jouent souvent à être bêtes, mais c’est parfois une stratégie, un sauvetage ou une sortie de service qui donne accès à des activités douteuses. Il n’est pas sûr du tout que G. W. Bush soit vraiment bête : il a eu tout ce qu’il voulait, il a presque détruit le monde, on est toujours en train de nettoyer ; comme dans le golfe du Mexique, c’est un flux toxique qu’on a bien du mal à arrêter. La pose de la bêtise a ainsi permis à Bush de proférer des grossièretés, de participer à d’énormes scandales : quand on se montre si bête, on peut échapper à la responsabilité, qui exige un minimum de maîtrise. En même temps, le prince Mychkine, dans L’Idiot de Dostoïevski, est l’être le plus éthique du monde, justement parce qu’il n’est pas armé de savoir, d’intelligence, de lucidité ; il est démuni, abandonné. À l’autre extrême, je viens de faire plusieurs conférences en Allemagne au cours desquelles j’ai parlé du manque d’autorité d’Hitler : il n’était pas comme Goebbels ; son allemand était minable ; il échappe au modèle du pater familias, qui est, depuis Luther ou même Platon, le modèle de l’autorité. Au contraire, il ne fallait surtout pas qu’il apparaisse comme un père du pays, et c’est ce déplacement qui m’a intéressée. Certes, Hitler avait un ascendant sur le peuple, une puissance libidinale, mais cela ne relevait pas de l’autorité. Pour le dire, trop vite sans doute, et en changeant de registre : la « bêtise » d’Hitler l’a empêché de gagner la guerre : il avait les plus grands scientifiques autour de lui, qui lui ont proposé des moyens effrayants comme la bombe atomique, mais Hitler ne le comprenait pas et voulait juste voir des avions lâcher des bombes. Ses méthodes génocidaires avaient certes une inflexion technique, mais entièrement et brutalement simplifiée ; comment évoquer la simplicité perverse des chambres à gaz ?

Alors il faut nuire à la bêtise, mais aussi bien on n’en sort pas ?

Deleuze a souligné la nécessité de penser la bêtise transcendantale. Il a compris que la philosophie, par arrogance, n’a jamais vraiment su se rendre hospitalière à la bêtise et avait plutôt gardé vis-à-vis d’elle un rapport phobique, alors que la littérature a toujours été fascinée par elle. La question se pose pourtant : comment peut-on dire quoi que ce soit sur le savoir, si on refuse de faire la connaissance de la bêtise ? J’ai eu l’impression que Deleuze m’avait fait un appel personnel, quand il dit qu’il faut travailler sur la bêtise. Je n’en avais pas envie, mais je n’avais plus le choix : pourquoi avais-je lu ça ? À chaque fois qu’un grand philosophe me donne une tâche, j’ai l’impression de ne pas pouvoir négocier : Nietzsche m’a forcée à écrire sur notre ère narcotique ; ce n’était ni mon idée, ni mon désir, mais je considérais cependant de mon devoir de répondre. D’autres Français ont écrit sur la bêtise et fait des bêtises avant moi, on était pour ainsi dire une équipe, mais j’ai plutôt pris les routes allemandes en passant par Jean Paul, Marx, Musil — et tout de même par Flaubert.

L’appel de l’autorité est donc essentiel, mais comment reconnaître le bon maître ?

C’est abyssal. Il faut reconnaître qu’on peut s’égarer : on ne sait jamais si on répond à l’appel, qui nous appelle, ou si l’appel a été coupé. Kafka raconte comment un maître appelle un étudiant pour lui attribuer un prix : le plus bête, parce qu’il croit avoir entendu son nom, se lève ; tout le monde commence à rire. Mais peut-on être sûr qu’il n’avait pas en effet entendu son nom ? Dès qu’on se présente, qu’on va vers ce qui nous appelle, cela crée le mirage d’une destination, mais lorsqu’on se lève, est-ce qu’on peut se fier à ses oreilles ? Crise épistémologique : il y a là une demande ou une exigence absolument épuisante. J’ai essayé de lire une fois une conférence dans une vieille synagogue à New York, avec Derrida qui regardait par-dessus mon épaule malgré mes coups de coude… Je demandais pourquoi Dieu avait eu besoin d’appeler Abraham deux fois, ou nous de l’entendre dire deux fois : « Abraham ! Abraham ! » Est-ce que Dieu s’est trompé ? S’adresse-t-il aux deux oreilles d’Abraham, ou à deux Abraham ? Ou la deuxième fois annule-t-elle la première ? Ou Dieu n’a-t-il pas appelé Abraham ? Quoi qu’il en soit, c’est le problème de l’être appelé : c’est ton nom, être-appelé, c’est ton être ; tu n’as pas le choix, et dès que tu te lèves pour répondre à l’appel, tu te trompes peut-être, ou sûrement ; mais en te trompant, en ayant le courage de répondre à cet appel, tu ne t’es pas trompé non plus, ou bien si, fatalement. Quelle arrogance de ta part ! J’ai essayé de voir dans Telephone Book quand il était possible de refuser l’appel, de se déconnecter, de dire non à l’appel des armes, d’un pays persécuteur, de l’autre. Il ne s’agit pas de paralyser l’action politique, mais simplement de rester hyper-attentif aux modulations de l’appel, à ses leurres, ses pièges inévitables, aux faux numéros, à l’appel des sirènes aussi.

On se rapproche ici beaucoup du thème de la dépendance, lié à celui de l’appel ; vous parlez d’une structure de dépendance, une structure qui est bien sûr par définition non autonome, donc toujours en voie de déconstruction…

Je me suis intéressée aux manières de marquer la dépropriation, la non-maîtrise de soi, les dépendances désavouées, inconstantes, mais quand même structurantes, traumatisantes, nécessaires peut-être, inhabitables. J’ai commencé par le couple Goethe-Eckermann. Pourquoi Goethe s’est-il rendu dépendant d’Eckermann ? En quoi cela fait-il sens pour notre destin ? Excusez-moi pour cette tonalité heideggérienne, mais l’affinité élective qui a lié Goethe à ce loser d’Eckermann nous concerne aujourd’hui encore. Les gens les plus cultivés se présentent à Goethe, il dit « non merci, non merci » ; arrive un beau jour une espèce de schizonoïaque, venu à pied depuis Göttingen, à qui Goethe dit « oui, reste » ; le monument devient dépendant de ce type. En plus, tant pis si ça ne se dit pas, Goethe était un grand alcoolique. Voilà des dépendances qui assurent l’écriture, le militantisme, toutes sortes de choses. C’est un motif qui m’a toujours intéressée et dont j’ai été très dépendante moi-même. Il y a des façons d’aborder les problèmes, les tropes, les histoires, les anahistoires, celles qui ne s’annoncent pas, qu’on ne peut pas lire, qui sont à moitié perdues ; on peut mettre à l’épreuve des choses et des discours en leur demandant : « Tu es dépendant de quoi pour ton existence ? » Cette question avait pour moi un commencement tout à fait politique. En Amérique, on a provoqué des émeutes, on s’est attaqué aux Noirs, aux peuples de couleur comme on dit aujourd’hui, en s’en prenant à leurs moyens de se rendre dépendants de certaines drogues. Je me suis vite rendue au fait qu’il est raciste de se déclarer contre certaines drogues et pas contre d’autres, de lister les drogues illégales et les tolérables. Je m’intéresse à la façon dont l’État (restons-en pour l’instant à ce terme démodé) décide des dépendances légitimes ou illégitimes, arbitraires ou nécessaires ; comme la dépendance au pétrole.

Vous avez commencé à travailler sur la dépendance pour des raisons politiques : quel a été l’impact de vos textes à ce moment-là ?

Ce genre de travail offre une issue à ceux parmi nous qui souffrent d’une dépression éthique et essaient de résister aux compromis intellectuels — une tâche ardue de mon côté de l’Atlantique. Ma contribution a été prise en considération parce qu’il n’y avait aux États-Unis aucune théorie de l’addiction : ce n’était pas une façon identifiable d’approcher le problème politique. Il ne faut pas oublier qu’en Amérique, on est comme les théoriciens kantiens, on n’a aucun pouvoir, personne ne s’intéresse à ce qu’on a à dire, et Kant écrit en substance : « C’est pour ça qu’on a le devoir de tirer à blanc tout le temps, sans cesse, sans compromis, sans répit. » En effet, on ne peut à la fois nous déclarer qu’on ne compte pas du tout et nous menacer de mort, nous réduire au silence. C’est le problème en Amérique (plus qu’en France j’ai l’impression, mais nous sommes en train de nous rapprocher, mes amis) : ce serait une blague que de vouloir avoir des effets réels ou matériels. Donc : à qui parle-t-on ? Lorsque j’ai commencé à parler de la drogue, on m’a dit : « Écoute, les étudiants ne vont pas te comprendre parce qu’ils n’ont rien à voir avec ça. » J’ai répondu : « On va voir. » Or évidemment, dans les petits colleges d’élite, les étudiants avaient aussi un vocabulaire et une pratique de la drogue. Il y a une espèce de déni de cela aux États-Unis, un pays qui mène la guerre contre la drogue comme si c’était concevable ou tout simplement possible, alors que tout le monde est junkie. Vraiment. Ce n’est pas que tout le monde se shoote. Mais dans les milieux les plus élitistes presque tout le monde a besoin de la drogue, et on en parle à peine. Il n’y a pas de discours théorique pour expliquer ce que sont l’essence de la drogue ou les conséquences politiques de son usage. Le FBI dispose de tableaux qui présentent un classement des drogues, mais personne ne peut dire ce qu’est une drogue, personne de la police…

La question de la dépendance est aussi une manière de travailler sur les corps. Qu’est-ce qu’un corps pour vous aujourd’hui ? Que fait-on de nos corps aujourd’hui ?

Chaque Dasein est équipé de plusieurs corps, ce qui est une bonne nouvelle pour quelques-uns d’entre nous. Je crois que j’ai commencé à traiter de cette question en voyant la manière dont Goethe s’était dispersé, comment il avait annexé son corps à celui d’Eckermann et aux autres, et son corpus aussi. À partir de mon travail sur la technique, instruit par Heidegger surtout, mais aussi par Friedrich Kittler et d’autres techno-théoriciens, je voulais montrer qu’on est devenu indissociable de la technologie. Le corps est déjà structuré et traumatisé par elle. Je me suis demandé pourquoi nous sommes déjà équipés pour cela, pourquoi nous avons des récepteurs qui font appel à certaines drogues. Que l’on pense aussi à la terminologie du désir empruntée à la technologie : « you turn me on » (tu me branches), « I had a blast » (je me suis éclaté-e)… Dans ces conditions il est difficile de distinguer ce qui se passe au dehors et à l’intérieur d’un corps. Le téléphone, les puritains s’en méfiaient beaucoup parce que c’était trop intime : tu l’avales pratiquement, ça te pénètre dans l’oreille, c’est quoi ce truc ? C’est beaucoup plus proche de toi que l’autre à qui tu parles sans téléphone. Bref, le corps, ou les corps, si l’on en croit les yogis, ont connu des mutations cruciales par rapport à la technique et par rapport au déchirement tout à fait contemporain. Il y a aussi des corps codés politiquement, évidemment : corps gay, straight, metrosexué, trans, queer, bionic…

Quelle est la marge d’indétermination, de liberté de ce point de vue ? Est-ce que vous seriez d’accord avec Judith Butler sur l’idée de « performativité », sur le fait qu’on élabore son corps dans une scène de contrainte, dominée par la construction du « genre », de la différence sexuelle ?

Judith Butler a très bien dit que le genre est trouble, nous trouble. Et ce n’est pas fini. Dernièrement, elle a fait scandale lorsqu’elle a refusé le prix que lui avaient décerné les organisateurs de la Gay Pride de Berlin en invoquant le racisme de certains groupes homosexuels pour justifier son refus. Il y a peut-être eu pour partie un malentendu, mais elle a soulevé un problème. Vous savez que la démocratie allemande, très différente de celle des États-Unis sur ce point, interdit l’expression d’idées extrémistes. Or un groupe d’homosexuels a rappelé cette loi au gouvernement, signalant que beaucoup de fanatiques islamistes d’extrême-droite mènent des campagnes anti-gays, queer, etc. La tolérance générale augmente sans doute en Allemagne mais Judith Butler pense que ce groupe d’homosexuels a construit ainsi une figure de l’autre, de l’ennemi, comme musulman, et que ce n’est pas admissible. C’est compliqué, parce que l’on peut trouver intéressant, et même très agréable, qu’un pays dise : on ne va pas être tolérant à l’égard des gens qui se croient le droit de persécuter les déviants, les minorités faibles, fragiles — pour autant qu’on puisse croire qu’un pays maintienne « bien » l’ordre. C’est un immense travail théorique pour nous. Ce scandale a ouvert un nouveau dossier sur les rapports intra et infra homosexuels, et ça va être très intéressant. C’était indicible avant. Il faut penser que tout ça a eu lieu à Berlin, où on parle à peine de l’homosexualité des nazis, par peur des confusions, de remous trop forts, ou parce que c’est trop tôt. Pourquoi serait-ce trop tôt ? Judith Butler a brisé un sceau, et la question de l’intra et de l’infra persécution parmi les homosexuels doit être soulevée : la misogynie, l’androphobie, les attitudes anti-drag queen des gays machistes (les « bears », les ours) ou cuir, la lesbophobie, etc.

Il faut parler aussi des corps du philosophe. Est-ce qu’il faut être une femme pour parler autant de son corps en tant que philosophe ? Dans vos écrits, votre pensée rencontre parfois la période de vos règles…

J’ai fait ça pour redoubler la douleur de mon intrusion sur la scène philosophique. Que diable fait une femme à cet endroit ? C’est problématique, toutes les alarmes de la maison philosophie se mettent à hurler : « Comment est-elle rentrée ? » Et je réponds : « Merci pour le comité d’accueil, j’apprécie. » Mais — je ne sais pas pourquoi — ça me rend encore plus exhibitionniste, presque hystérique, dirait-on. Lorsque j’ai parlé des douleurs des règles, quelques féministes se sont fâchées : « Mais les règles, c’est beau, c’est un cadeau que nous fait la nature… » Quoi qu’on fasse, cela pose problème, évidemment… Attendez. J’ai du mal à trouver mes mots, car vous venez de dire que j’étais une femme, et ma réponse immédiate serait : « Ah, vraiment ? » Mais je peux vous raconter une conversation entre Judith Butler et moi, il y a un an, lors d’une conférence en Suisse. Judith montre en vidéo un entretien qu’Hannah Arendt donne à un journaliste assez acharné. Judith explique : « Voici qu’elle nous dit qu’elle n’est pas philosophe, qu’elle est seulement théoricienne politique, qu’elle fait des sciences politiques. » Mais j’observe : « Regarde ce qu’elle fait ! » D’une part, elle fume, elle tremble, elle souffle sa fumée au visage du journaliste. Et surtout, au moment où elle dit qu’elle n’est pas philosophe, parce que cet homme vient de l’interpeller comme telle, elle bat des cils. J’ajoute : « À moins que tu persistes à négliger ce moment sous-sémantique, tu sais ce que c’est : parce que moi, je te fais la même chose depuis des années, regarde ! » Judith répond : « Oui, tu me le fais depuis des années, arrête tout de suite. » On se demande alors ce qu’est cette mise en scène du corps d’Hannah Arendt : elle fait la coquette ? Elle a les larmes aux yeux ? Elle utilise un code secret entre elle et Heidegger ? Ou dit-elle simplement : on peut coucher avec les Herren Philosophen, mais pas leur dire qu’on est aussi, nous, des philosophes ? Elle mime la féminité, en l’assumant, mais de façon abjecte — à moins qu’elle ne joue la maîtrise absolue. Quels sont les circuits de transfert ? Est-ce que le geste dément la parole ? Il y a une forme d’illisibilité ici et c’est poignant. Le corps, il ne faut pas en parler comme si on savait ce que c’était. C’est pour ça qu’il m’attire : c’est indécent pour la philosophie traditionnelle et en même temps on ne parle que de ça. Hegel distingue le trou pour uriner et le trou pour inséminer, et il se trouve face à un problème, car ces fonctions sont séparées chez la femme, comme si son corps était plus avancé dialectiquement que celui de l’homme. Je crois que c’est surtout en raison de la pudeur imposée que je me sens obligée d’aller un peu loin, de parler de mes règles, et aussi de faire vomir les autres, une grande spécialité maison. En bonne nietzschéenne, je considère que c’est une compétence de philosophe, d’avoir un effet émétique, d’aider les autres à faire leur catharsis. C’est un devoir, qui va contre ma nature d’ailleurs. S’exposer, s’exhiber, pour moi, paradoxalement, c’est un impératif kantien et aussi une exigence politique.

C’est aussi une épreuve. Et vous écrivez que nous, nos corps, nous sommes dans une civilisation de l’épreuve.

Je me suis intéressée à l’épreuve, aux tests, aux essais, pour plusieurs raisons, mais notamment parce que j’y ai trouvé une espèce de déplacement par rapport à la vérité. Certains discours, en particulier des discours populaires et quotidiens, se fondent sur l’épreuve ; on est donc dépendant de cette notion, qui est liée à une logique provisoire. Ce sont aussi des rapports inconscients. Pourquoi l’épreuve est-elle liée à la virilité ? À quoi tient cette exigence permanente de devoir faire ses preuves ou d’être disqualifié ? Dans la lignée de Benjamin, j’ai voulu réfléchir à la différence entre test et contest (concours, lutte), voir comment tout cela a été intériorisé, et quelles sont les destructions provoquées par les tests. Toute technologie doit être testée. Et la guerre du Golfe a aussi servi à ça. Il y a eu un moment où les militaires ont paniqué après la chute de l’URSS parce que leurs armes n’avaient encore jamais été testées.

Vous pouvez nous préciser ce point ? Vos textes sur la guerre n’ont pas encore été publiés en France, même si certains vont l’être bientôt.

Dans un essai, Support our tropes [1], je m’intéresse à l’histoire inconsciente et fantasmatique de ce qui a pu se passer pour qu’une guerre soit déclenchée alors même qu’on avait annoncé la fin des guerres. Les Américains justifiaient les guerres en affirmant qu’elles visaient à « en finir avec la guerre », mais pour la guerre du Golfe, le test est devenu un argument déterminant, une motivation.

Qu’en est-il dans ce contexte de l’idée obsédante de la sécurité nationale ?

Je voulais aussi saisir ce qui était sécurisant dans une nation sécuritaire, quelle était sa « security blanket », son doudou. Je cherchais à comprendre le rêve impossible de sécurité et, plus encore, le désir, plutôt inavouable, d’être envahi par la surveillance. J’ai essayé d’en montrer les limites sadomasochistes, de mettre en lumière les rituels bondages d’un État sécuritaire et de les rapprocher de certaines pratiques des communautés homosexuelles, où brutalité et violence peuvent faire partie d’un vocabulaire du désir extrême — ou normal, tout dépend de la perspective.

Dans cette relation à ce qui nous envahit, la question de l’immunité et de la maladie est présente.

En effet. La première guerre du Golfe a coïncidé avec un moment de déni du sida et je me suis demandé quel déplacement avait eu lieu. La rhétorique de cette guerre interminable était celle de la guerre chirurgicale, de la guerre propre : elle ne versait pas le sang et elle ne donnait pas lieu à une contamination, elle opérait comme un test du sida à l’échelle nationale. La terreur du virus était latente et l’ennemi était désigné comme une espèce d’infection, un dérivé du VIH, une horreur contaminante. J’ai tenté d’explorer l’inconscient rhétorique du pays et de l’analyser comme la conséquence de ce refoulement du sida dans le discours politique. Après la mort de Dieu, après la défaite de la vérité, nous sommes dorénavant liés à des crises psychiatriques individuelles comme celles d’un malade nommé George Bush. Mais on ne peut rejeter tous les torts sur un individu. La question se pose de savoir comment cette guerre a pu commencer sous ce gouvernement puis rester dissociée de ceux qui prétendaient la mener (Jean-Luc Nancy a montré que nous ne savons plus comment mener une guerre). La guerre, du temps de Hegel, était un test de grossesse. Elle livrait le sens du monde et c’était son recommencement, c’était le test d’existence d’un ordre nouveau, une notion qu’on trouve dans les carnets de Goebbels, publiés aux États-Unis au moment où a ressurgi l’idée d’un nouvel ordre mondial. Vous vous souvenez peut-être de la comparaison récurrente entre Saddam Hussein et Hitler : la seconde guerre mondiale revenait comme une invocation répétitive pour justifier cette guerre des années 1990. Mon propos était de montrer que cette guerre-là était aussi l’effet d’une maladie non traitée : Bush père a été le plus jeune aviateur de la marine américaine. À la fin de la seconde guerre mondiale, il a été autorisé à emmener en vol ses deux meilleurs amis, mais l’avion de chasse s’est abîmé en mer. Les passagers sont morts. Côté Bush, rien ne marche, le parachute ne s’ouvre pas, il se retrouve seul, vomissant, perdant son sang, terrorisé, au milieu de l’océan Pacifique (je me suis aussi arrêtée sur ce mot, « pacifique »). Soudain un sous-marin sort des eaux pour le sauver (une apparition divine — Dieu devenu technologie — pour Bush) et tout cela est filmé. Bush est hystérique, il pleure, il ne peut pas s’arrêter de pleurer. C’est important de le savoir, car pendant la première guerre du Golfe, il a dit et redit à la télévision qu’il n’y avait aucune raison de pleurer et qu’aucune larme ne devrait couler. Ces larmes intarissables du jeune pilote sont le signe d’une crise non résolue du président George Bush. Dans cette guerre se joue aussi la maîtrise de l’espace aérien. L’Allemagne a symboliquement gagné la guerre aérienne ; le ciel devait être désambiguïsé ou repris, il nous hantait. Rappelez-vous le nom des avions pendant la guerre du Golfe : Phantoms.

L’épreuve n’offre-t-elle pas en même temps une issue dans votre philosophie, une issue éthique ?

Nietzsche dit que l’épreuve de l’indépendance est un devoir en même temps qu’un don qu’on se doit. Mais l’indépendance se définit par rapport à la dépendance, et annonce peut-être ainsi sa propre défaite comme possibilité ou projet. C’est quoi l’indépendance ? Pour Nietzsche, comme pour Lyotard d’ailleurs, la structure émancipatrice doit se mettre en question sans répit, relâche ou relève. L’aspiration à une inaccessible indépendance est liée à la nécessité de se détacher de ce qui nous tente, de ce que nous aimons et de ce qui nous structure, c’est donc la plus grande épreuve. Comme il faut savoir couper un appel, il faut trouver une pratique éthique de la rupture. J’ai lu ainsi les tentatives incessantes de Nietzsche pour rompre avec Wagner, avec la philologie, avec le Reich. Est-il vraiment possible d’interrompre l’appel, ou de le reconnaître ? On peut y réfléchir aussi au travers de la discipline zen. S’il faut une discipline, c’est qu’il faut cultiver ce qui est impossible. S’il faut travailler quelque chose, c’est que ce n’est pas simplement faisable : atteindre à un détachement ou à une certaine souveraineté, qui ne se connaîtrait pas comme telle, puisque c’est déjà un attachement trop lié à la figure humaine. Je crois que l’indépendance est presque une idée régulatrice (plus qu’un souhait d’ailleurs). Ce qui intéresse aussi Nietzsche, c’est le point de contact entre Versuch et Versuchung, entre la tentative et la tentation, ce qui s’essaie plutôt que ce qui se fait. Le résultat l’intéresse à peine : la culture du résultat, c’est celle de l’entreprise fascisante. Il pense qu’il faut tendre à se détacher, il ne dit pas que cela soit faisable. Et c’est pourquoi il faudrait tenter de vivre dans le « dangereux peut-être » (« das gefährliche Vielleicht »).

Cela nous conduit à vous demander comment l’auteure (donc inévitablement, la figure d’autorité !) fait face aux épreuves qu’elle rencontre : on pense à une certaine manière d’écrire, de faire des livres (l’édition américaine de Telephone Book ressemble vraiment à un bottin), de manier l’ironie et la mise en spectacle…

Lorsque j’ai écrit Telephone Book, quelques lecteurs se demandaient pourquoi je m’étais installée comme standardiste, sans vouloir prendre le pouvoir ou je ne sais quoi. Mais pour « moi » c’était toujours une question de passivité, de réceptivité, d’écoute. C’était peut-être une faiblesse levinassienne, puisque Levinas dit quelque part qu’on a assez de virilité, il faut de la faiblesse. Mais il faut bien sûr déconstruire ce couple invraisemblable et trop connu, virilité et faiblesse. J’ai écrit sur Mohammed Ali, que je considère comme un mentor, pas seulement pour ce qu’il représente d’un moment du Black Power, mais aussi parce qu’il a inventé une technique : Rope-a-dope. On laisse croire au boxeur en face qu’on est fini, on se laisse pousser dans les cordes, l’autre tape longtemps et s’épuise tandis qu’on se ramasse sur soi-même ; lorsqu’on sent l’adversaire à bout, on émerge et on l’achève. Cette manière d’utiliser sa faiblesse, ce n’est peut-être pas si levinassien… mais sa formule est restée pour moi comme une instruction, et je suis une bonne élève. Je devrais rappeler qu’en Amérique il faut faire un effort pour que les gens se prennent à la philosophie, et c’est aussi une question matérielle. Au Moyen Âge comme au temps de Gutenberg, le livre était un bel objet. Pourquoi devrait-il être comme la philosophie et nier le corps ? C’est une structure parergonale, c’est-à-dire qu’à la fois ce n’est pas essentiel et en même temps, ça l’est. En introduisant des éléments accessoires, secondaires, le livre peut devenir ce qu’il est, il se manifeste sans manifestation. Certains livres essaient de s’habiller en robe, de se maquiller, de soigner les maquettes : ce n’est pas seulement un travail de femme pour se présenter, mais aussi de moine zen, bouddhiste. Dans les traditions les plus ascétiques, il y a souvent un rapport à un objet exposé ou exhibé. Être une espèce de philosophe allemand de choc et avoir une sensibilité esthétique, c’est déjà une contradiction je crois.

Et vous venez de jouer une pièce au Hebbel Theater, à Berlin…

Encore une fois, l’expérience est rigoureusement ambivalente. Chaque fois que je dois enseigner, je me demande ce que c’est que cette affaire de se présenter en chair et en os. Jusqu’à très récemment, j’écrivais sur le tableau en essayant de ne pas tourner le dos à la salle, c’était plutôt difficile. Mais cette fois-ci, alors que j’étais invitée par la ville de Berlin à mettre en scène mon travail, je me suis laissé influencer par le sérieux avec lequel Lacoue-Labarthe considère le théâtre. Le travail commence par une fable, une « fiction vraie » selon l’expression de Derrida. Rejouant une fable des origines, j’invente alors des généalogies fantaisistes : ma tante Nietzsche m’a élevée avec ma cousine Freud, et je parle aussi de ma grand-mère, « Oma Schlegel ». Ce discours paranoïaque a un rapport personnel avec les textes et les personnages. En même temps, il y a des moments durs, sur ma famille et l’holocauste. J’avais deux partenaires dans la pièce : une policière et un infirmier en drag queen. L’un dit : « C’est l’Histoire », et je réponds : « On m’a dit que c’était l’Histoire, mais c’est ma famille. » Là, personne n’a ri, les Allemands ne s’en sentent pas le droit. Et quand je racontais comment nous jouions au Nazi et au Juif à la maison, on sentait que les gens étaient près de s’évanouir, parce que cela ne se dit pas. Je n’aurais pas pu le dire autrement, on ne peut pas faire la leçon sur des douleurs historiques. Dans cette pièce, on projetait aussi sur l’écran agrandi d’un téléphone portable un film sur et avec Derrida, qui m’accompagnait. On ne peut se montrer à ce point folle, paranoïaque, détruite et élue dans aucun autre moment que théâtral. Je ne sais pas si cela en vaut la peine, si ça peut rendre heureux, cette désinscription de sa propre histoire. Mais ce que je cherche, peut-être, se trouve au-delà du plaisir ?

bibliographie des livres traduits en français

  • Telephone Book. Technologie, schizophrénie et langue électrique, Bayard, 2006 ;
  • Stupidity, Stock, 2006 ;
  • American Philo, avec Anne Dufourmantelle, Stock, 2006 ;
  • Addict : fixions et narcotextes, Bayard, 2009 ;
  • Test drive : La passion de l’épreuve, Stock, 2009 ;
  • Les Lignes de front, Stock, 2010 (à paraître).

Notes

[1« Assauts de tropes », in Avital Ronell, Les lignes de front, Stock, à paraître en octobre 2010.