Vacarme 18 / Arsenal

brûler ses vaisseaux — sur la grève de la faim entretien avec Johanna Siméant

Cet entretien inaugure une série. Il s’agirait, à chaque fois, de se faire raconter l’histoire et les usages d’une technique de protestation, de la manif à la séquestration, du zap au sit in. Pour commencer : la grève de la faim, avec Johanna Siméant. Johanna Siméant enseigne la sociologie politique, exactement celle dont on peut rêver : un savoir qui, partant des pratiques, a toutes les chances d’y retourner.

Quand la grève de la faim telle que nous la connaissons apparaît-elle ?

Tout dépend de ce qu’on entend par grève de la faim. Duby signale que très tôt, par exemple, des jeunes filles mariées de force menacent de se laisser mourir de faim. Les rares travaux disponibles mentionnent également une tradition ancienne du jeûne de « remontrance », visant à jeter la honte sur les personnes contre qui on s’élève - des jeûnes de créanciers ou de débiteurs, notamment, en Inde ou en Irlande - et une tradition carcérale antérieure au 20ème siècle, dans les prisons russes, voire dès le Moyen-Âge dans la Tour de Londres.

Mais l’usage proprement politique de la grève de la faim est plus récent. On remarque des jeûnes de protestation collectifs pendant la guerre d’indépendance américaine, mais la grève de la faim à proprement parler est consacrée, sinon inaugurée, par deux groupes très spécifiques, au début du siècle : les suffragettes britanniques et les nationalistes irlandais, lorsqu’ils se retrouvent en prison. Les constantes sociales et tactiques ultérieures sont alors posées : dans les deux cas, un groupe minoritaire ou constitué comme tel, n’ayant pas le droit à la parole, emprisonné pour des raisons politiques, et faisant un peu avec les moyens du bord ; et dans les deux cas, des grèves dures, des gavages de force, et des cas de morts atroces provoquées par la brutalité de la réalimentation.

On observe ensuite des cas similaires, au hasard des lectures. En 1914, ce sont des chômeurs emprisonnés après des « marches de la faim », dans l’Iowa. En 1936, ce sont 400 détenus trotskistes, au goulag de Vrokunta. En juillet 1940, à Chidron, dans le Var, ce sont 500 détenus communistes, pour protester contre leurs conditions de détention. Dans les années 50, ce sont des militants du FLN réclamant l’application stricte du statut de prisonnier politique, etc. C’est la première veine historique de la grève de la faim : disons, la rencontre entre une pratique carcérale et un militantisme politique.

Il y en a une autre, totalement différente : celle qu’inspire Gandhi, avec deux variantes : si ses deux jeûnes les plus connus sont annoncés comme illimités et furent très longs (en 1932 et 1948), il en a mené une quinzaine d’autres beaucoup plus courts. En fait, le jeûne gandhien est plutôt individuel, temporaire, et d’inspiration sinon religieuse, du moins non-violente. Il engage souvent des personnalités morales qui se font souffrir par exemplarité, pour éveiller les consciences. C’est la démarche du père Delorme, par exemple, au début des années 70, qui jeûne par solidarité avec les victimes des inondations au Bangladesh, ou celle de l’Abbé Pierre. C’est aussi celle, par extension, des militants non-violents, comme Lanza del Vasto, un des importateurs du répertoire gandhien en France, ou Louis Lecoin, qui réclame un statut pour les objecteurs de conscience.

Est-ce qu’on peut distinguer d’un côté quelque chose qui relève du pur rapport de force physique (je mets ma vie dans la balance, et je n’arrête pas tant que je n’ai pas obtenu ce que je veux), et de l’autre, quelque chose qui relèverait davantage de l’exemplarité symbolique et morale : d’un côté, la grève de la faim en prison, de l’autre le jeûne de protestation à l’extérieur, c’est ça ?

Oui, même si c’est un peu artificiel d’établir des types purs. Toutes les distinctions prennent l’eau, logiquement et historiquement. Il y a évidemment de l’appel aux consciences dans les grèves de la faim de prisonniers politiques, et du rapport de force dans les jeûnes de protestation - Gandhi, après tout, c’est aussi la « résistance passive », une manière de donner du poids à son corps, littéralement.

Par ailleurs, une partie du succès contemporain des grèves de la faim tient justement à l’imbrication des registres gandhiens et de la référence aux Irlandais. Elles se généralisent précisément lorsque ces deux traditions se rencontrent, dans les années 60, pour devenir extrêmement courantes dans les années 70. L’année 1973, par exemple, est à la fois celle des grèves de la faim de Juifs soviétiques, de prêtres espagnols, de prisonniers politiques en Inde, d’Andreas Baader... Se multiplient également les grèves de la faim de « dissidents institutionnels » [1] : le prof d’extrême-gauche ou le travailleur social saqué par son administration qui va faire une grève de la faim dans une caravane, ou dans une église, ou dans un local militant, des choses comme ça. Et les grèves de la faim de sans papiers, que j’ai plus particulièrement étudiées.

Ce qui est intéressant dans les grèves de la faim de sans papiers c’est justement qu’elles s’offrent à des appropriations différentes, d’où les tensions qui en découlent. Sur un même lieu, autour d’une même pratique, on trouve à la fois, pour simplifier, des chrétiens de gauche non violents, qui ont en tête la catégorie du jeûne, et des gens qui menacent de se faire sauter. Dans les années 70, un militant sans papiers - on l’appellera « Butagaz » par la suite - avait proposé aux grévistes de s’enfermer dans le palais des Papes à Avignon avec des bombonnes de gaz prêtes à exploser. Plus tard, un autre menacera de se jeter du haut de la tour Eiffel, un autre encore de se jeter sous les tanks au passage du défilé du 14 juillet. Ça ne s’est pas fait, mais il est fréquent que les grèves de la faim, celles des Turcs notamment, tendent vers la menace de mutilation, voire d’immolation.

Il y a donc une hybridité de la grève de la faim, un tiraillement permanent entre une logique jusqu’au-boutiste, radicale, dont la référence et l’apprentissage sont souvent carcéraux, donc violents, et une logique modérée, non-violente, celle des « soutiens », qui répugnent à soutenir une démarche dont l’horizon proclamé est la mort, d’où leur vulnérabilité aux pressions des pouvoirs publics : paradoxalement, face à une menace de mort dont le poids les effraie, les soutiens se retrouvent dans un embarras comparable, quoi que symétrique, à celui des autorités. D’où aussi une logique de situation qui fait que les grèves de la faim, même jusqu’au-boutistes, ne vont jamais jusqu’au bout, en tout cas en France, et hors milieu carcéral : quand on arrive au bout, on est inconscient, et quand on est inconscient, le comité de soutien vous amène à l’hôpital parce qu’il n’a pas envie de prendre la responsabilité de votre mort - idem du côté des préfectures.

De fait, les rares grèves de la faim menées jusqu’à la mort ont avant tout lieu en prison. C’est le cas, devenu exemplaire, des dix militants de l’IRA, dont Bobby Sands, en 1981. Thatcher avait considéré - avec succès, si l’on peut dire - qu’elle pouvait les laisser mourir ces grévistes, qualifiées de terroristes, sans indigner les opinions. De la même manière, Mitterrand dira des grévistes d’Action directe : « ma compassion va d’abord à leurs victimes ». C’est une autre manière de répondre à votre question : une grève de la faim réussie, c’est à la fois un rapport de force physique - un chantage à la mort, en clair - et un rapport de force symbolique, et favorable.

Un paradoxe frappant dans votre travail, c’est qu’il ne semble pas y avoir de mémoire des grèves de la faim (vous observez que les grévistes turcs de 1980 ne savaient rien des sans papiers de 1972-75, que les grévistes africains de 1991-92 ne savaient rien des mouvements précédents, etc.), ce qui n’empêche pas des régularités très fortes : par exemple, pour les sans papiers, le recours quasi systématique aux églises catholiques.

Effectivement. La difficulté, quand on parle de la grève de la faim, c’est de se défaire des présupposés culturalistes : forcément, la culture catholique en Irlande ; ou forcément, la référence gandhienne au jeûne. Or de grève en grève, j’étais sidérée de constater qu’il y avait très peu de mémoire des mobilisations antérieures. Il y a à la limite une mémoire associative, mais ce ne sont pas si souvent que ça les associatifs qui poussent à la grève de la faim : la référence à Gandhi, ou à Bobby Sands, ou à un précédent quelconque, peut servir à mobiliser les soutiens et les opinions une fois la grève déclenchée, je doute qu’elle explique le recours à la grève lui-même. En fait, si l’histoire se répète, c’est par des voies très concrètes, très matérielles.

Celle des savoir-faire et de leur incorporation, d’abord. Je me suis notamment intéressée à la manière dont les apprentissages carcéraux avaient été transposés hors milieu carcéral. C’était patent dans les grèves de la faim contre la double peine : on y trouvait des gens qui, s’étant mutilés en prison, avaient expérimenté des techniques et des tactiques transposables à l’extérieur dès lors qu’ils se retrouvaient dans un rapport de force comparable à celui de l’univers carcéral - disons, face aux détenteurs exclusifs de la violence, matons ou flics, se faire violence à soi-même, tout en restant en-deça du suicide. De la même façon, il y avait parmi les sans papiers turcs du Sentier des gens qui avaient connu la prison, ou qui avaient été torturés. C’est vrai aussi de beaucoup de demandeurs d’asile. D’une manière générale, la grève de la faim engage un certain rapport au corps, déjà éprouvé dans sa résistance à la souffrance physique, au travers d’expériences « disciplinaires », au sens de Foucault, celle de la prison, mais aussi celle du travail ouvrier.

Par ailleurs, il y a la répétition des conjonctures. Pour les sans-papiers, le recours à la grève de la faim intervient toujours à un moment où le passage au collectif est particulièrement improbable. En 1972-73, c’est au pire moment de la répression, au moment où Marcellin prononce à tour de bras des expulsions contre des militants d’origine étrangère. En 1980, le mouvement des Turcs se déclenche pendant l’application des lois Barre-Bonnet-Stoléru et dans le cadre des « retours forcés ». En 1991-92, c’est quand les protestations contre la réforme de l’OFPRA ont échoué. C’est la même chose pour Saint-Bernard, en 1996 : Juppé et Debré envisagent alors de durcir encore la législation sur l’immigration et se vantent de l’augmentation des reconduites à la frontière. Etc.

C’est même une logique de situation : le recours à la grève de la faim est toujours le fait de gens dont l’espace de protestation est extrêmement réduit. Dès qu’on a des populations qui sont dans des logiques d’urgence (en danger d’expulsion, par exemple), sans statut (« illégaux », « clandestins », etc.), dans une logique de demande à l’égard du pouvoir étatique (des papiers), et dont une partie de la légitimité passe par le recours à des tiers (les soutiens, qui ne vont pas soutenir sur n’importe quelle base), quelque chose de structurel pousse à ce genre de moyens. Les grévistes sans papiers, très souvent, sont des gens qui ont le sentiment d’avoir épuisé les autres moyens ou qu’ils n’arrivent pas à faire bouger les soutiens associatifs autant qu’ils le voudraient. ça vaut d’ailleurs au-delà des sans papiers : les gens qui décident de faire une grève de la faim individuelle ont très souvent eu l’impression de ne pas arriver à rallier assez de monde autour d’eux.

Quant au recours aux églises, il tient au sentiment, forgé dans l’expérience de la clandestinité, qu’elles peuvent constituer des zones franches, même si juridiquement ça n’est pas le cas : des espaces de rassemblement possible alors qu’on est hors-la-loi, des espaces de visibilité semi-protégés.

On pourrait objecter à ça, puisqu’il s’agit d’un dernier recours, qu’il y d’autres derniers recours : soit des atteintes à soi plus radicales, comme la mutilation ou le suicide ; soit des modes d’actions où l’on n’engage pas son corps aussi directement, comme l’occupation, la séquestration, etc.

La spécificité de la grève de la faim, c’est d’engager une souffrance physique, mais une souffrance inscrite dans la durée, qui permet d’ouvrir un temps - celui de la négociation, de la mobilisation des soutiens, de l’appel à l’opinion publique, etc. C’est un moyen de protestation qui fait appel à l’idée d’irréversible, mais qui diffère le passage à l’irréversible. Donc ça laisse une marge, contrairement à l’immolation ou à la mutilation : elles sont instantanées et irréversibles.

De ce point de vue, la grève de la faim ressemble, davantage peut-être qu’à d’autres modes d’action qui en passent par des violences sur son propre corps, à toutes ces situations rattachées, comme dit Schelling [2], au « pouvoir de se lier soi-même ». Ce pouvoir consiste, pour les faibles, à rendre leur conduite parfaitement prévisible, afin de mettre les forts au pied du mur. Exemple : des cheminots japonais s’asseyent sur les rails pour arrêter les motrices. Le conducteur n’a alors pas d’autre choix que de les écraser ou d’arrêter son engin. Ou, s’il comprend immédiatement la situation, de descendre de la motrice pour mettre à son tour les grévistes au pied du mur. Qui pourront à leur tour s’enchaîner aux rails pour l’obliger à remonter. Etc. La grève de la faim radicalise cette dynamique : se lier soi-même, pour forcer l’adversaire.
Quant à l’occupation, ou à la séquestration, elles ont l’inconvénient, par rapport à la grève de la faim, d’évacuer l’ambiguïté sur laquelle celle-ci repose, et qui la sert : violence/non-violence. Occuper un lieu, ou séquestrer quelqu’un, c’est de l’ordre de la violence. Ça peut se légitimer de la même manière que la grève de la faim - la violence que j’exerce n’est rien relativement à celle que je subis - mais ça se coupe du registre humanitaire, voire misérabiliste, que la grève de la faim autorise. C’est précisément ce qui fait sa capacité à susciter des sympathies larges : du gauchiste hanté par la lutte armée (il y a une manière « virile », agressive, de faire la grève de la faim, en mettant en scène le courage qu’elle requiert) à la gentille petite dame patronnesse du quartier émue par la souffrance du monde. La grève de la faim, à ce titre, c’est une métonymie : le contenant pour le contenu, sachant que le même contenant peut recevoir plusieurs contenus.

Est-ce que la grève de la faim s’est transformée au fil de son usage ? Vous observez notamment un allongement de la durée moyenne des grèves depuis les années 70.

Effectivement, dans les années 70 les grèves durent moins longtemps. Pourquoi ? Je crois parce qu’il y a moins de savoir policier et moins de savoir médical sur la zone de risque. Dans les communiqués de presse des années 70, les soutiens sonnent l’alerte au bout de dix jours : « les grévistes entrent dans une zone vitale et dangereuse ». Dans les années 90, il faut parfois attendre le soixantième jour. On sait qu’en milieu carcéral, Bobby Sands est mort au bout de 65 jours de grève, et que la plupart du temps, la mort survient entre le 55ème et le 75ème jour selon les morphologies. Ça ne veut pas dire que les soutiens des années 70 bluffaient, ou que les grévistes d’aujourd’hui trichent. Ça raconte que la grève de la faim est une relation, et que cette relation a une histoire.

Dans les années 70, les médecins sont peu formés à ces situations, donc paniquent plus vite. Entre temps, un savoir médical s’est constitué (les thèses de médecine fournissent d’ailleurs l’essentiel de la littérature sur les grèves de la faim). Parallèlement, à mesure que ce mode d’action devient plus courant, l’attitude des pouvoirs publics se durcit. Soit en cherchant à criminaliser le recours à la grève de la faim : c’est ce que tentera Marcellin, en 1972, sur le motif de la « non-assistance à personne en danger », sans que ça soit appliqué. Soit en différant le moment où ils prennent une grève au sérieux, s’ils la prennent au sérieux.

Dans ces conditions, la parade des grévistes, c’est soit d’accélérer le rythme de la grève - menaces d’immolation, grève de la soif, etc. -, soit de s’efforcer à tenir plus longtemps, avec des aménagements. Des grèves aux vitamines, par exemple, ou au thé sucré, en clopant tout le temps, comme les Turcs. Le problème, c’est que ces aménagements sont toujours susceptibles d’être considérés comme une tricherie, parfois par les grévistes eux-mêmes (les logiques d’honneur peuvent être très fortes, surtout pour des hommes, jeunes, issus de l’immigration), mais surtout par les pouvoirs publics, qui tendent en conséquence à différer le moment où ils prennent les grévistes au sérieux, lesquels doivent alors tenir plus longtemps, etc. C’est cette dynamique, et sa répétition, qui expliquent l’allongement de la durée moyenne des grèves.

D’où tout un ensemble de techniques, militantes et policières, dont l’enjeu est la crédibilité de la grève. C’est le cas lorsque qu’un prêtre militant au début des années 70 sermonne les grévistes qu’il héberge : « Ecoutez, vous déconnez, il y en a un qui est sorti en ville prendre un chocolat, les RG vont le savoir c’est n’importe quoi ». Ou quand un journaliste cafte : je me souviens d’un membre de cabinet ministériel que j’avais interrogé, qui avait reçu les photos d’un gars qui mangeait, envoyées disait-il par un journaliste. Ou quand la préfecture se délecte d’un cas d’indigestion provoqué par un sandwich ingurgité à la hâte loin des regards des autres grévistes. On sait maintenant qu’il vaut mieux ne pas manger, parce que le travail de digestion consomme plus de calories que l’alimentation n’en apporte. Mais les vitamines sont plutôt bienvenues.

Est-ce qu’il y a une gestion collective de la grève elle-même, de son déroulement physique ? Je pense à des formes de sélection des grévistes en amont, ou, en aval, à des techniques visant à empêcher les défections.

Il arrive parfois que dans les premiers jours de la grève, une épouse de sans papiers arrive et dise à son mari : écoute arrête tes conneries, tu rentres à la maison ! Plus généralement, on cherche à écarter les gens avec enfant, les femmes enceintes. Il arrive aussi que les médecins découvrent des pathologies dormantes, ou une impossibilité physique d’engager la grève sans se mettre immédiatement en danger : une fracture, une tuberculose, etc. Mais l’essentiel des difficultés, donc des techniques, se concentre au moment où la question se pose de la poursuite de la grève.

Il faut bien voir que ce qui fait « tenir » une grève, c’est d’abord sa structure tactique : entamer une grève de la faim, c’est précisément brûler ses vaisseaux - on sort de la clandestinité, et on se lie soi-même à une menace faite à l’adversaire, menace qui n’a de chance d’être prise au sérieux que si on est réellement lié. Et on l’est réellement, la plupart du temps : il faut imaginer le contrôle qu’exerce le groupe lorsque la grève est collective, ce qui est le plus souvent le cas dans les grèves de sans papiers ; on est sous le regard des autres, dans un espace restreint, 24h sur 24.

Dans ces conditions, s’il y a des techniques de gestion des défections, ces techniques visent moins à les empêcher qu’à les permettre. Arrive toujours un moment où les soutiens sont tiraillés par un doute quant à la libre détermination des grévistes, surtout quand ils ne parlent pas leur langue. D’où un certain nombre de procédures, politiques ou médicales, dont l’enjeu est de permettre une porte de sortie pour certains sans leur faire perdre la face. Des votes anonymisés sur la poursuite du mouvement, par exemple, ou le recours à un médecin, qui prescrit l’interruption de la grève « pour raisons médicales » à un gars dont il sent qu’il a la trouille, ou qu’il n’a pas terriblement envie de continuer.

De ce point de vue, comparée à d’autres politiques du corps, la grève de la faim est assez troublante. D’un côté, on peut ramener ça à toutes ces pratiques par lesquelles on se réapproprie son corps, en le montrant. Mais difficile d’en faire l’équivalent d’une Pride, puisque ce qu’on montre, c’est un corps souffrant, qui se fait mal à lui-même. Mais à l’inverse, là où on attend une politique du désespoir, vous décrivez un processus et des moments finalement assez joyeux : une « repossession de soi », des rencontres, voire des histoires d’amour.

Moi, je suis arrivée sur ce terrain sur la pointe des pieds, avec la bonne culpabilité non seulement de l’intello inutile, mais de la fille qui prend très au sérieux l’image de la grève de la faim telle qu’elle se donne à voir : ici, on souffre. Or c’est quand même un peu plus compliqué que ça. Bien sûr, il y a des grèves sinistres, où les gens flippent parce qu’ils ont le sentiment que la situation s’enlise, que l’église est humide, que les soutiens les trompent, etc. Mais les grévistes que j’ai interrogés témoignent très souvent, non seulement d’une fierté après-coup - je pense à un père qui voulait un « certificat de grève de la faim » pour pouvoir le montrer à son fils quand il saurait lire -, mais d’une espèce de joie, oui, pendant le déroulement même de la grève.

Parce que tout à coup, on les regarde autrement : des journalistes débarquent, des militants les entourent, sur un pied d’égalité, voire d’admiration, des filles leur prennent le pouls... Saïd Bouziri, un des leaders des mouvements de sans-papiers des années 70, m’a raconté la jolie histoire de ces grévistes, à Aix, qui prennent les petites attentions des filles de la JOC pour des déclarations d’amour. Mais je peux en témoigner directement : le quotidien d’une grève de la faim, c’est aussi un groupe de Turcs ravis de voir débarquer une petite sociologue, qui la draguent, qui lui offrent des Marlboro, qui blaguent avec elle en buvant du thé sucré, qui se foutent de la gueule du comité de soutien, qui écoutent de la musique, et qui parfois se marrent carrément - même si, sur la fin, ils se marrent un peu moins.

Il y a quelque chose, en tout cas, qui est vraiment de l’ordre de la repossession de soi, en effet. Ça ressort très fréquemment dans les entretiens que j’ai menés. En substance : vous n’aurez jamais prise sur moi au point où je peux avoir prise sur moi ; je pourrais toujours me faire plus mal que ce que vous pourrez me faire. D’ailleurs, les autorités ne s’y trompent pas. La réalimentation de force, après tout, est une forme de dépossession de cette repossession : non, tu vas voir que tu n’as pas prise sur toi. Je cite dans le livre la réaction d’un préfet au coup de fil d’un soutien qui le mettait en garde : « ah mais madame, en France il y a des lois, on ne se suicide pas comme ça ! » Si l’idée de Max Weber du pouvoir étatique comme « monopole de la violence physique légitime » a un sens, il est manifeste au moment d’une grève de la faim : non seulement en ce qu’elle rompt ce monopole, mais en ce qu’elle permet de reconquérir un minimum de pouvoir sur soi. Et sur les autres.

Est-ce qu’il y a une efficacité propre des grèves de la faim ? Est-ce que ça marche, généralement ?

Ça ne marche pas toujours, mais ça marche quand même mieux pour les grévistes que pour les non-grévistes. C’est-à-dire que peu ou prou, au moment des régularisations, il y a toujours deux piles de dossiers à la préfecture : les gens qui ont fait la grève et les autres. Et dans la régularisation, si l’intéressé n’a pas un casier trop chargé, notamment pour les doubles peines, il a en général au moins une régularisation provisoire même s’il n’est pas strictement dans les critères. Ça c’est très net.

C’est d’ailleurs ce qui fait de la grève de la faim, parfois, un moyen d’action contesté du point de vue même de l’action collective : elle tend à individualiser les revendications. Pas forcément en principe, mais en pratique, du fait même d’une mécanique de situation. En fin de mouvement, l’énergie militante est absorbée par le soin à apporter aux grévistes ; les soutiens, épuisés et inquiets, sont secrètement soulagés par la première opportunité de négociation ; et les négociations se resserrent sur le cas des seuls grévistes. La grande force du mouvement de Saint-Bernard, de ce point de vue - Madjiguène Cissé en parle très bien, dans son livre [3] -, c’est d’avoir réussi à faire jouer à plein le crescendo propre à la grève de la faim, tout en maintenant le collectif. D’abord en limitant le nombre de grévistes : dix seulement. Ensuite en organisant les lieux et le mouvement de manière à ne pas séparer les grévistes de ceux qui les entourent, afin de ne pas laisser les soutiens, plus vulnérables, seuls à négocier, comme c’est souvent le cas. également en articulant la grève à une occupation qui n’en était pas que le réceptacle. Cela favorisait cette revendication classique - souvenez-vous de la scansion des slogans -, en articulant sans cesse « des papiers » et « pour tous ».

Cela dit, il est très délicat de prétendre à une évaluation objective, statistique, des grèves de la faim. D’abord parce qu’on est toujours un peu terrifié soi-même par la responsabilité qu’on prend quand on dit : la grève de la faim, ça marche. Ensuite parce qu’on peut considérer que la première réussite d’une grève, c’est de réussir à faire parler d’elle, d’être prise en compte publiquement - d’où, précisément, la fréquence des échecs, et parfois des morts, en prison. Ou, à l’autre bout, parce que ce sont souvent des réussites partielles, des régularisations provisoires.

Et puis, et surtout, parce que la qualification de l’issue d’une lutte fait partie de la lutte. Si on prend le mouvement de 91, par exemple, et la circulaire Bianco qui lui a succédé, certains militants considèrent que vu le contexte, vu les déclarations des responsables politiques à l’époque, vu la puissance du FN, ça n’était pas si mal. D’autres au contraire disent aujourd’hui : on s’est planté, c’était n’importe quoi. Même enjeu du côté adverse : dès qu’un moyen est censé marcher à tous les coups, il peut à nouveau y avoir un tour de vis des autorités politiques et policières, pour en décourager le recours.

Qu’est-ce qui vous a amenée à travailler sur la grève de la faim ?

Le titre de ma thèse, au départ, c’était « les stratégies du sacrifice ». Je m’étais dit : voilà, je vais réfléchir à la grève de la faim, à la mutilation, à l’immolation - l’individu désespéré face au grand monstre froid, tout ça. Je m’inscris en thèse fin 91, et début 92 il y a des grèves de la faim à Paris : janvier-février, les double peine ; février-mars, les sans papiers à l’église Saint-Joseph des Nations, qui avait été rebaptisée par les militants Saint-Joseph des Déboutés. Je vais donc voir sur place, avec la mine concernée de rigueur, et là je tombe sur un joyeux bordel. Je découvre qu’on peut se faire draguer sur un lieu de grève de la faim ; je découvre que le corps est présent, mais pas seulement comme ostentation de la souffrance, ne serait-ce que parce qu’on est sous des couvertures ; je tombe sur des gars dont certains sont allés en prison, ont des dents cassés, des tatouages, ont été toxicos, etc. Et ça commence à me tarabuster : je vois qu’il y a un rapport au corps qui est quand même un peu particulier, en tout cas pas réductible à une stratégie du sacrifice. Parallèlement, je découvre en épluchant la presse qu’il y a une population qui, depuis le début des années 70, fait la grève de la faim d’une manière un peu atypique : les sans papiers, justement. Là, je me suis dit : bon, je ne l’avais pas vu venir au départ, mais il y a un objet. Il y a un objet, pourvu qu’on parte des situations et des pratiques, et pas uniquement des cultures ou des dispositions, censées tout expliquer en amont.

C’est ce qui est très séduisant. Vous proposez un savoir qui n’a pas honte de ce qu’il est tout en laissant sa chance à la pratique. Une théorie, mais une théorie des conjonctures. Des régularités, c’est-à-dire une jurisprudence. Des structures, mais des structures tactiques, etc. Est-ce qu’il arrive qu’on sollicite votre travail comme une expertise tactique ?

En tout cas, j’ai essayé de ne pas nuire aux militants. Je me suis toujours beaucoup inquiétée : je craignais que mon travail serve aux RG plutôt qu’aux militants. Il y a une situation qui m’a un peu calmée sur la question de l’utilité de mon boulot (que je considère quand même comme relevant du luxe de la tour d’ivoire universitaire).Ilsetrouveque j’ai été invitée à Orléans - c’était après la sortie du bouquin, fin 1998, il y avait deux ou trois grèves isolées, à Lille et à Orléans. Je me disais : mon Dieu, comme d’habitude je ne vais servir à rien. En tout cas je ne savais pas ce que ça donnerait. On va sur le site de la grève, je dis bonjour aux grévistes, puis on se rend dans le local de la conférence, et je présente mon bouquin.

Et là, je me suis rendue compte que le simple fait de dire : vous savez, il y a des grèves de la faim de sans papiers depuis les années 70, avec des constantes fortes ; vous savez, il y a un toujours moment où le comité de soutien se retrouve à la préfecture en flippant parce qu’il a des gens sur les bras ; il y a une mécanique de la grève qui fait qu’à un moment donné on doute toujours du libre arbitre des grévistes ; il y a toujours un moment où on voudrait obtenir des papiers pour tous et où les négociations se recentrent sur les seuls grévistes, etc. Le simple fait de restituer une histoire et des jurisprudences a provoqué une espèce de soulagement, et des sourires jusqu’aux oreilles : je leur parlais de ce qui leur arrivait. C’est peu, mais il se pourrait que la restitution de ce qu’on peut apprendre des contraintes de situation permette aux gens de s’en déprendre un peu.

Je pars aussi du principe que les militants sont assez grands pour s’approprier ce que je fais. Je ne revendique pas un savoir supérieur, pas du tout ; mais c’est vrai que comme tous les groupes militants ne sont pas réflexifs de la même façon, permettre un peu de réflexivité en disant voilà l’histoire du moyen auquel vous avez recours... Je botte en touche, là ?

Lire Johanna Siméant

  • Violence d’un répertoire. les sans-papiers en grève de la faim Cultures et Conflits n°9, printemps-été 93.
  • « Immigration et action collective : l’exemple des mobilisations d’étrangers en situation irrégulière », Sociétés Contemporaines, n°20, 1994.
  • La cause des sans-papiers, Presses de Science-Po, 1998.
  • « Les sans-papiers et la grève de la faim », Alice, n°2, été 1999.

Notes

[1Expression de Maryvonne David-Jougneau dans Le dissident et l’institution ou Alice au pays des normes, Paris, L’Harmattan, 1989.

[2Thomas Schelling, Stratégie du conflit, Paris, Presses Universitaires de France, 1986 (traduit de The strategy of conflict, Cambridge, Harvard University Press, 1960).

[3Madjiguène Cissé, Parole de sans-papiers, Paris, La Dispute, 1999. Voir aussi Ababacar Diop, Dans la peau d’un sans-papiers, Paris, Seuil, 1997.