Vacarme 82 / Vacarme 82

l’école est un champ de bataille

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Photo : «La salle de classe», Hicham Benohoud.

l’école est un champ de bataille

Dans un établissement parisien, un aide-cuisinier est mort d’une crise cardiaque. Ses collègues ont dénoncé les effets d’un surmenage lié à la réduction des effectifs car la Région, chargée des cantines des lycées, avait précarisé les emplois et réduit leur nombre. Le problème était connu, discuté chaque année en conseil d’administration. L’homme savait qu’il ne tiendrait pas. Le personnel s’est ému, a accusé : nous sommes en danger et personne ne nous protège. La direction de l’établissement s’est sentie visée et a refusé que leur tract soit diffusé aux parents d’élèves. Ce sont des élèves de Terminale qui ont fait fuiter l’affaire. L’une d’entre elles a écrit en toutes lettres dans un blog de l’établissement que la direction avait dans cette affaire des responsabilités et que ce n’était pas normal de mourir sur son lieu de travail. L’enfant a été convoquée dans le bureau du proviseur qui avait déposé plainte pour diffamation. Au bout de deux heures, l’omerta reprenait, l’élève avait retiré son post et devenait mutique avec ses camarades. Des parents d’élèves s’en émurent, trouvant que cette judiciarisation face à un conflit du travail n’était pas raisonnable, que ce n’était pas ainsi qu’ils souhaitaient que leurs enfants soient éduqués, voire qu’ils trouvaient que cette enfant avait raison et qu’il fallait renouer un dialogue. En vain : la fédération FCPE rejoua l’omerta, refusa d’envoyer une lettre à la Région que des parents d’élèves avaient rédigée, sous prétexte que cela ne servirait à rien et pis, mettrait le proviseur en difficulté. Elle refusa d’entendre ses adhérent·e·s mécontent·e·s, et tout est rentré « dans l’ordre ». Les personnels sont donc bien seuls pour affronter une Région qui fait entrer la lutte des classes et l’oppression au cœur d’un établissement scolaire sans que la communauté scolaire ne puisse s’en émouvoir publiquement. Oui le conflit est au cœur de l’école, car éduquer n’est pas instruire et si les parcs KidZania se sont multipliés dans le monde, permettant aux enfants de faire l’apprentissage de l’art de vivre en bon capitalistes, faut-il accepter que l’école soit le lieu de l’apprentissage de l’insensibilité ? La neutralité scolaire impose-t-elle de taire les conflits ? N’est-elle pas au contraire le lieu privilégié de leur expression, grâce à laquelle le savoir devient politique ?

l’école : ce qu’elle doit être et ce qu’elle est

Le clivage public/privé a longtemps été le conflit politique majeur. Si l’on manquait d’argent, et qu’on ne pouvait envoyer tous ses enfants à l’école privée, on n’allait pas à l’école publique. Pourtant l’école publique se rêvait comme le lieu de l’État intimisé avec des parents a priori consentants : la rencontre triangulaire du professeur, des parents et de l’enfant devait s’y déployer. L’école n’était évidemment pas un lieu parfaitement irénique, encore moins dépourvu de violence symbolique, mais pour le bien du pacte, elle avait promis d’interroger le dispositif, d’introduire de la démocratie, de devenir un bien commun, où se rencontreraient les désirs divergents des parents, des enseignant·e·s et de l’État. Pour ce faire, les institutions scolaires ont donné aux parents des places d’élu·e·s, d’interlocuteurs·ices dans les conseils de classes, auprès des administrations, mais toute intervention de leur part reste souvent vécue par l’institution comme une intrusion, loin de tout désir d’une véritable communauté scolaire. Les institutions censément démocratiques ont ainsi été dévoyées par les un·e·s et les autres, tout le monde se regardant en chiens de faïence, et les moments de rencontre sont réduits à des routines où chacun joue son rôle, renonçant à ses rêves de partages et de respect mutuel. Il n’est pas rare que les parents se fassent remettre à leur place, tandis que les fédérations de parents d’élèves, issues d’une génération qui entendait servir à autre chose qu’à refouler le conflit pour que rien ne bouge ou ne soit dit, ne supportent plus de pactiser avec l’État en restant à la porte de l’école. Chacun finit par se taire, attendre que ça passe, surveiller quand même dans un quasi-silence pour ne pas faire de vagues, on ne sait jamais. Méfiance. Désastres de l’échange.

L'école avait promis d'introduire de la démocratie, de devenir un bien commun, où se rencontreraient les désirs divergents des parents, des enseignants et de l'État.

La confiance est grippée. Elle nourrit le sentiment que l’école n’offre plus de ressources pour les lendemains de l’enfance. Pour certains, l’école est une capture. Cet espace molaire où l’emprise s’exprime dans le silence des dominés. L’éducation est restée nationale, mais la nation est devenue un signifiant difficile à partager. Laisser l’école façonner les imaginaires qui vont habiter les têtes blondes et brunes n’a jamais été évident, et les programmes scolaires qui fabriquaient l’unité de ce « national » ont été, à juste titre, objets de difficiles transactions sans produire de satisfaction.

L’école est ainsi passée d’un rêve de bien commun à un lieu commun de la déploration. Elle est un objet de critiques d’autant plus passionnant qu’elle les génère et les supporte à l’infini. Un point de cristallisation et de crispation des débats de société. Dans les discours sur l’école, tout s’enchâsse, tout se dit, tout s’écrit. Au risque que rien n’en sorte. Si les discours portés sur l’école foisonnent, elle semble rester figée face aux critiques qui lui sont faites. L’école est à la fois, et c’est un paradoxe, l’objet d’un discours idéologique fort qui l’attaque de l’extérieur et vient de plusieurs directions, et une institution peu capable de se remettre en question de l’intérieur. Ce mouvement étonnant pousse-t-il à la paralysie ? La position strictement défensive qui consisterait à ne pas vouloir répondre, à tendre le bras pour se le faire tordre ne tient pas stratégiquement. La politisation forte des discours sur l’école impose à celles et ceux qui souhaitent la défendre de se politiser aussi, de prendre position, d’embrasser et de confronter ses dissensus, sans rien céder face à une société qui tente de la mettre au pas, et avec elle élèves et enseignant·e·s. Dans une société néolibérale qui fonctionne sur le couple ordre/travail, couple qui agit à la fois comme un imaginaire et une puissance, la position inconfortable de l’école lui donne pourtant une force indéniable de bouleversement politique et social, en tant que lieu possible d’une lutte, certes située, mais aux potentiels et aux horizons bien plus larges. Il faut sortir l’école de son sanctuaire et en confronter les critiques.

cartographie d’un combat : la critique des critiques

Les critiques de l’école viennent de trois scènes théoriques distinctes, chacune fondée sur un projet politique spécifique. La critique capitaliste et néolibérale de l’institution lui reproche son incapacité à préparer les élèves au monde du travail. Soumise au régime de l’efficacité, elle devrait pouvoir s’adapter aux offres de formations du supérieur et aux exigences du marché de l’emploi. Le maître mot de cette école idéale est la flexibilité. Il lui incomberait de multiplier les filières et de se métamorphoser en permanence pour s’adapter aux recompositions infinies du travail et de son marché. L’école doit préparer à un métier. « Si l’école faisait son travail, j’aurais un travail » était le mot d’ordre d’une campagne publicitaire éloquente du Medef en septembre 2017. Lieu de la reproduction de la force de travail pour le capital, elle ne produit cependant aucune valeur (économique). Encastrée dans le vaste monde de la production, elle doit donc être soumise à une gestion comptable et économe.

L’État-ministère, devenu bien avant Macron un État-entreprise, considère qu’il faut faire rentrer ce réel de l’entreprise avec son fétiche argent dans l’école, faire faire des stages dès la troisième, apprendre les logiques d’entreprise en technologie, et penser le financement de « l’éduc’ nat » comme celui de n’importe quelle administration publique. Donc y faire des économies, dette oblige.

Deuxièmement, l’école est critiquée au nom de valeurs morales qu’elle aurait pour fonction de transmettre aux enfants. Sa vertu ? Préparer à l’âge adulte. Inculquer des idéaux. Dresser les corps. Normes sociales, autorité du maître et obéissance à la hiérarchie agencent une institution qui doit maintenir l’ordre social. L’école doit former des sujets-citoyens. Lorsqu’elle l’accuse de ne pas fabriquer des sujets suffisamment disciplinés, la critique morale de l’école rejoint la critique néolibérale. Jules Ferry ne déclarait-il pas à la chambre des députés le 26 juin 1879 : « Non, certes, l’État n’est point docteur en mathématiques, docteur en physiologie, en chimie. S’il lui convient, dans un intérêt public, de rétribuer des chimistes, des physiologistes, s’il lui convient de rétribuer des professeurs, ce n’est pas pour créer des vérités scientifiques ; ce n’est pas pour cela qu’il s’occupe de l’éducation : il s’en occupe pour y maintenir une certaine morale d’État, certaines doctrines d’État qui importent à sa conservation ». Insérée dans une société dont la stabilité serait un idéal, elle doit produire l’unité d’un peuple sur laquelle l’État exerce son pouvoir. Les Ferry d’hier et d’aujourd’hui, les défenseurs de la morale d’État, traversent ce siècle scolaire comme certain·es fendent la cour de récré, sûr·es de savoir où ils·elles vont.

Enfin, les critiques sociales de l’école la présentent comme l’une des pièces centrales d’une machine à reproduire les inégalités. Leur présupposé est que l’école devrait avoir pour fonction de former des individus libres et émancipés, capables de juger et de critiquer le monde, de mettre en question leurs enseignements et leur position sociale. Peut-être est-ce déjà trop exiger. Peut-être ce projet politique défend-il une vision trop ambitieuse du savoir. Que l’école doive être le lieu d’une formation de l’esprit critique capable de former à « l’exercice réfléchi du jugement », nul ne le nierait. Même un bon travailleur et un sujet discipliné doivent pouvoir exercer leur jugement afin d’améliorer leur pratique. Le capital et l’État ont, eux aussi, besoin de sujets rationnels et raisonnables. Mais cet exercice critique du jugement est-il nécessairement émancipateur ? Ou, pour le dire plus directement, de quoi le savoir scolaire devrait-il nous émanciper ?

Le savoir ne produit pas un sujet libéré mais un individu capable de s'orienter dans la pensée.

L’idéal d’une école émancipatrice est traversé de projets antagonistes. Pour les un·es, elle aurait la fonction, typiquement moderne, d’émanciper les enfants des tutelles religieuses, familiales et communautaires. Souscrire à ce projet demande alors d’accepter son présupposé : l’archaïsme de la tradition. La famille en tant que lieu de reproduction de la vie bourgeoise ou de la vie traditionnelle. Les religions en tant qu’institutions de pouvoir. Les communautés en tant que formes de vie pré-sociales ou non civilisées. Cette émancipation repose donc sur une certaine conception du progrès de la civilisation, et on comprend comment le projet d’une école émancipatrice, disons de gauche, rejoint parfois alors la critique morale de l’école. Une certaine gauche progressiste et une droite plus ouvertement raciste se rejoignant pour émanciper les enfants des barbares (musulmans, roms, étrangers, prolos, etc.). En témoigne, depuis 2004, la chasse aux signes religieux musulmans dans l’espace scolaire. L’école progressiste défend la mission civilisatrice.

Pour les autres, l’école devrait émanciper l’enfant, non des tutelles morales, mais des contraintes sociales. Cet idéal émancipateur a produit une longue histoire de pédagogies libertaires et de critiques scolaires à la fois ambitieuses et bienveillantes, pour reprendre l’un des termes favoris des pédagogues de l’Éducation nationale (voir « l’Abécédaire de l’Espé » p. 20). Le projet d’une école émancipant des contraintes sociales vise à libérer les enfants des formes d’aliénation et de domination qu’ils subissent dans un monde hiérarchique et violent. Mais là encore, ce projet n’est-il pas démesuré ? Est-ce à l’école de produire des adultes libérés de la domination sociale ?

On peut en douter. Le savoir ne produit pas un sujet libéré mais un individu capable, toujours provisoirement, de s’orienter dans la pensée. Aucune boussole n’indique une direction. Une boussole indique, bêtement, les points d’un espace dans lequel se diriger. On peut faire l’hypothèse, plus matérialiste, que ce n’est pas à l’école qu’on se libère, mais dans les luttes. Certes, elles traversent l’école la constituant de part en part en espace politique de libération ou de domination (voir « luttes scolaires dans le 93 » p. 38). Oui, l’école est un champ de bataille. Champ de bataille du capital contre les classes populaires, champ de bataille des dirigeants-compétents contre les mauvais gestionnaires et autres fonctionnaires « fainéants », champ de bataille ordinaire de la croisade raciste et islamophobe contre certain·es élèves qu’il faudrait faire rentrer dans le rang. Mais est-ce à l’école d’apprendre de quel côté de la barricade il faut plonger ?

L’idéal d’une école de l’émancipation devrait être recherché ailleurs, plus modestement. Non pas libérer les élèves par le savoir (vision bien étrange du maître ou de l’institution qui libère malgré soi), mais produire les conditions d’un exercice de la critique. À cet égard, les autorités de la critique sociale ne sont pas d’un grand secours. Qu’elle soit pensée comme une institution disciplinaire dont l’opération principale est un dressage des corps par l’apprentissage de la norme (Foucault), comme un appareil idéologique visant à la reproduction des rapports de pouvoir par la production de sujets consentants (Althusser) ou comme le lieu d’une reproduction des inégalités de capital, matériel et symbolique (Bourdieu), à chaque fois c’est la possibilité d’une politique scolaire qui échappe.

Toute la difficulté vient de ce que les différents reproches adressés à l’école partagent une vision fonctionnaliste de l’institution qui ne pose le problème de son existence et de son organisation qu’à partir de son utilité pour la totalité sociale dans laquelle elle s’inscrit. On sera alors tenté d’opposer à cette conception holiste une vision centrée non sur le « rôle social de l’école » mais sur les « besoins de l’enfant », comme nombre de pédagogies alternatives l’ont proposé et mis en œuvre. Évidemment, ces pédagogies reposent, elles aussi, sur une certaine conception de ce que doit être un·e élève formé·e et comportent donc un agenda politique. L’école est de toute façon un lieu politique, mais la question est de savoir à quelles conditions on peut réinscrire cette politique à l’école.

À condition d’abord que la scène scolaire ne soit pas le lieu du règlement des antagonismes politiques, mais celui de leur expression. À défaut de garantir ce lieu d’expression, l’école est à la merci de tous ses réformateurs réactionnaires. Pour reprendre la belle formule d’Étienne Balibar, l’école doit apporter « un surcroît de neutralisation ». C’est à cette condition qu’elle peut respecter les identités de chacun·e·s, protéger l’expression des convictions confessionnelles et politiques et devenir un lieu où peut se déployer une conflictualité politique et sociale atténuée. À l’encontre des pitres de l’autorité, des hérauts de la civilisation et des comptables du capital, on peut désirer que l’école devienne le lieu d’une intrigue fondamentale, celle de la dimension politique du savoir. Mais cela n’est possible que si l’on pense toute l’école, et pas uniquement la salle de classe.

institution militaire, bataille scolaire

Pour envisager la bataille scolaire dans toute son ampleur, il faut élargir le champ de vision et faire sauter plusieurs couvercles. En premier lieu, il y a le vieux couvercle napoléonien. Deux siècles écoulés ont vu l’empire des directions, sous-directions, chargés de mission et autres bureaux se démultiplier, en particulier au sein de la Direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO pour les intimes). Décrets, circulaires, directives fleurissent chaque année et font la saveur linguistique des publications officielles. Si le général corse avait un goût prononcé pour le contrôle, la République n’a jamais été en reste. « Être en marche » est de ce point de vue tout à fait congruent avec « être en ordre ». De fait, l’obéissance se porte bien. En pratique, les professeurs peuvent avoir l’impression d’exercer une profession libérale : ils mènent leur barque et ce n’est qu’occasionnellement que le pouvoir se rappelle à eux. Pas assez souvent d’ailleurs selon certain·e·s qui trouvent qu’on ne peut jamais suffisamment les sanctionner quand ils sont défaillants — qui n’a pas enragé de voir son enfant subir les défaillances d’un·e enseignant·e ? Il est évident que la salle de classe constitue un navire où règne seul·e un·e capitaine. Pour limiter les abus, on a alors vite fait de demander la liquidation de la liberté pédagogique. Et pourtant, il est frappant de voir combien la très grande majorité des enseignant·e·s respecte les programmes : il faut dire que l’enseignant·e a été bon·ne élève et l’est resté·e. Il suffit de voir combien la proposition de programmes ouverts a suscité des levées de bouclier chez les enseignant·e·s eux-mêmes au moment de la réforme du collège ! En outre, lorsque l’enseignant·e « fait mal » — et tout le monde l’a hélas connu ou le connaîtra — rigidités ou autoritarismes sont bien plus en cause qu’une fantaisie excessive : l’obsession du règlement et du formalisme sont plus souvent la source de souffrances que l’arpentage de chemins hors des sentiers battus. Et quand le mal se fait par la désinvolture professionnelle ou les absences injustifiées — là aussi tout le monde a sa petite histoire —, ce n’est pas le principe de liberté qui doit être ciblé mais l’inefficience de l’institution. Rendre invisibles les pouvoirs de décision est un procédé classique des régimes autoritaires. Héritée des structures militaires, l’Éducation nationale aime aussi peu que l’armée voir ses chaînes de commandement mises en accusation. La critique de l’école-caserne s’est trop rétrécie aux relations et aménagements pédagogiques : il est vrai qu’il était plus facile d’obtenir la suppression des estrades et de prôner des pratiques innovantes que de s’attaquer au quartier général. Le dédoublement des postes d’autorité entre chefs d’établissement et inspecteurs a certes contribué à limiter le poids de la pression hiérarchique pesant sur les enseignant·e·s, et il y a plus à craindre de leur fusion comme le savent tous les employés et salariés soumis à l’autorité d’un seul supérieur.

La figure des inspecteurs·trices est probablement celle qui incarne le mieux l’héritage militaire de l’institution. Sans aucun doute, il en est de formidables : bosseurs·seuses, militant·e·s, engagé·e·s, parfois eux-mêmes maltraités par leur tutelle, croulant sous des dossiers qu’ils·elles n’ont pas le temps de traiter comme ils le souhaiteraient. On peut d’ailleurs dire de même des personnels de direction qui ne comptent pas leurs heures, tiennent la boutique et portent au quotidien toutes les charges. Et il existe peut-être même de tels héros aussi au sein de l’inspection générale — à bien des égards toutefois il s’agit plutôt de l’Olympe. Mais la société de cour se porte tout de même fort bien dans la maison Éducation — songeons à la manière dont sont nommés les professeurs des classes préparatoires : certain·e·s sont élu·e·s, d’autres ne le seront jamais, selon que l’inspecteur général, dans sa mansuétude, en confie ou non la charge, voire la chaire.

Alors qu’on ne cesse d’accoler le terme de démocratie à l’École, l’institution est irriguée de cultures hiérarchiques. On le perçoit bien si l’on regarde la manière dont se pose le plus souvent la question de la démocratie scolaire. Il y a bien sûr tous ceux qui considèrent que c’est une absurdité. Les concernant, le problème est simple : ils détestent l’égalité et rêvent d’Ancien Régime. Mais ceux qui s’en réclament, comme les mouvements pédagogiques, l’entrevoient la plupart du temps par le prisme de l’implication des élèves, de leur participation aux décisions, etc. Sauf que la focalisation exclusive sur la création ou le fonctionnement d’instances où les élèves travailleraient à la formation de leur ethos démocratique reste cosmétique quand tout autour le pouvoir n’est jamais partagé. Ainsi en est-il des modalités de gouvernement des établissements, de plus en plus rarement abordés. Dès qu’il en va de procédures de recrutement ou de nomination des personnels de direction ou d’encadrement, personne n’a son mot à dire : ça vient d’en haut. C’est un en-dehors de toutes les réformes qui se sont succédé.
La promotion du terme « autonomie » peut être articulée à ce hors-champ. Ce mot est dans toutes les bouches : il court, traverse et habille les discours, fait office de leurre. Car l’autonomie offerte aux établissements n’en est pas une. Tout d’abord, par principe, elle ne peut pas être un cadeau déposé à l’entrée, mais le résultat d’une prise. Par ailleurs, il existe concrètement des marges limitées de gestion dans les établissements publics. Celles-ci sont sans aucun doute réelles, et même de plus en plus prononcées. Il suffit de comparer les offres pédagogiques : pas un seul établissement ne propose tout à fait la même chose. Cette « autonomie » gracieusement accordée se résume au fond pour l’essentiel à de la délégation de gestion de bouts de ficelles : une enveloppe est octroyée, débrouillez-vous ! Car c’est la déréglementation et la mise en concurrence qui ont présidé au fondement même de la mise en œuvre de cette politique d’autonomie. Rien d’étonnant à cela quand on songe que l’entreprise a été prise pour référence. On sait combien l’idéal démocratique est une farce dans le modèle entrepreneurial. Sa transposition dans le public l’a rejouée : les conseils d’administration et conseils pédagogiques des établissements s’apparentent à des chambres d’enregistrement. Certains, notamment du côté de l’enseignement privé, préfèrent invoquer le modèle plus moderne de la start-up : souplesse, horizontalité, convivialité y sont érigées en valeur. Or, sous les dehors de l’enthousiasme et de la participation égale prospèrent pression et auto-exploitation, travail et vie personnelle se confondant sans peine. Ce sont là les limites éprouvées de certaines expériences appelant à une transformation de l’école en un lieu de vie où s’épanouir personnellement. En secondarisant l’école comme lieu de travail, on fonde ses logiques sur le bénévolat des professeur·e·s, les bons sentiments, l’engagement sacrificiel, la volonté de salut. Bref on recrée des églises avec leurs fidèles, leurs silences et leurs exclus — ceux qui n’ont pas la foi. Penser qu’une communauté proto-religieuse puisse être la solution pour le système éducatif laisse perplexe tant on signe alors l’abandon de tout horizon à la formation d’un monde commun.

Il fut une époque où le souffle anti-autoritaire, avant de retomber, a bien tenté de mener tous ces combats. Mais l’auto-gestion scolaire n’a pas pris. C’est qu’elle a considéré qu’elle pouvait se passer d’administration, la confondant dans sa critique avec l’appareil d’État et la bureaucratie. Un ministre de sinistre mémoire avait comparé l’Éducation nationale à un mammouth, réactivant incidemment le motif éculé de la « société bloquée » et de l’État inefficace. Il est courant de se moquer des planqués du rectorat, qui ne voient jamais les élèves, mais rêver à la disparition de tels services est le plus sûr moyen de créer des dysfonctionnements. Un établissement scolaire sans un secrétariat et une intendance opérationnels a vite fait de tanguer — comme le savent bien les établissements d’éducation privés qui se souviennent qu’une communauté éducative ne se réduit pas à ses enseignant·e·s. Ce qui nous conduit à nommer le second couvercle : la guerre scolaire. Celle-ci se manifeste essentiellement comme guerre contre les « signes religieux » à l’école mais masque commodément l’ancienne guerre entre public et privé, qui se rejoue pourtant aujourd’hui sous différentes formes.

Officiellement les armes auraient été déposées. Et plus personne ne voudrait les reprendre. Le problème, c’est que la guerre scolaire a bien lieu et elle n’est de basse intensité qu’en apparence. « Les collèges publics accueillent des élèves en moyenne plus défavorisés que les collèges privés, et l’écart entre les deux secteurs a progressivement augmenté ces dernières années. (…) En effet, entre 2003 et 2016, la part des élèves de milieu très favorisé a augmenté de 7,2 points dans le secteur privé (passant de 30,0 % à 37,2 %) tandis qu’elle n’augmentait que de 2,0 points dans le secteur public (de 17,0 % à 19,0 %). À l’opposé, la part d’élèves de milieu défavorisé a diminué plus fortement dans le secteur privé (-4,8 points au lieu de -0,4 point dans le secteur public). » [1] Du primaire au supérieur, la lutte des uns contre les autres est partout. Il est néanmoins assuré qu’on ne s’en sortira pas en condamnant tel cas particulier de notre connaissance. La culpabilisation, en plus d’être moche, est politiquement inefficace. C’est pourquoi il est vain d’accuser les parents qui choisissent un établissement hors de la « carte scolaire », retirent leur enfant de tel établissement public : on n’a jamais vu quiconque résister à la tentation de vouloir le meilleur pour ses enfants, même si c’est au prix d’une illusion — car il y a de fortes raisons pour considérer que la qualité de l’enseignement privé n’est pas meilleure que dans le public. De même, on ne changera rien en taclant ceux qui font le choix des options — musique, danse, latin. Ce type de reproche ne fait que renforcer l’idée que l’école publique est bonne pour être un lieu où l’on se préoccupe avant tout de remédiation pour des publics en difficulté. Et personne ne conçoit aisément que son enfant en sera.

Le développement tous azimuts de dispositifs transversaux rognant paisiblement sur les horaires disciplinaires a ainsi accompagné la mise en place d’un système à plusieurs vitesses. En réévaluant les exigences scolaires, on a organisé les conditions parfaites pour la mise en place d’un fonctionnement rêvé par les dirigeant·e·s économiques. On n’y est pas encore, mais on en prend tout droit la direction et ce malgré les résistances locales : à l’école publique, les populations défavorisées ont droit aux apprentissages fondamentaux ; dans le privé, on se soucie d’offrir un service éducatif avancé, payant et donc réservé à ceux qui en ont les moyens. Le tableau est toutefois schématique, car à la différence des temps passés, la guerre ne se déroule plus seulement entre établissements privés et publics, mais se joue aussi au sein du système public où la concurrence pour attirer l’usager gagne en intensité chaque année.

En définitive, on pourrait résumer l’état d’esprit actuel habitant le rapport à l’école en France par la formule suivante : « My country, right or wrong ! ». C’est sans doute là la position la plus partagée quand il s’agit de scolariser son enfant : que mes choix ne soient pas justes collectivement, peu importe, puisque seule ma chair compte. Tant qu’on n’admet pas cet état de fait, on peut être assuré que les processus en cours s’accentueront. Mais c’est déjà un pas immense que de savoir s’y repérer, car on sait mieux dès lors ce dont il convient de discuter. Le repli sur la technicisation des discussions est un piège à conjurer absolument. D’autant que le refuge dans le « patriotisme » individuel scolaire ne clôture pas non plus une discussion abandonnée depuis 1984 et la défaite en rase campagne du « grand service public unifié et laïque de l’Éducation nationale » porté par Alain Savary. En réalité, les rapports de force en présence n’ont peut-être jamais été aussi lisibles : il est venu le temps de la bataille ; « my country » devenu terrain principal, occupons-nous donc de son gouvernement.

Post-scriptum

Le titre est repris de celui d’une déclaration de la fédération SUD éducation de 2014, à la suite de la décision du gouvernement de supprimer les "ABCD de l’égalité", programme de luttes contre les discriminations sexistes, homophobes et de genre.

Notes

[1L’état de l’École 2017. Coûts, activités et résultats est la 27ème édition d’un rapport sur la situation scolaire à partir de 34 indicateurs. Il est rédigé et publié par le Ministère de l’Éducation nationale.