Vacarme 84 / Cahier

Censier de nouveau occupé Un témoignage

par

Censier de nouveau occupé

Vacarme relaie, avec leur accord, des récits d’étudiant.es et d’enseignant.es. Cette troisième publication est l’expression d’une enseignante qui est aussi membre du comité de rédaction de la revue.

Pendant quelques semaines mon lieu de travail, l’université où je suis enseignante-chercheuse, a ressemblé à ce que je voudrais qu’il soit tous les jours : une université émancipée, autogérée, libre, inventive, passionnante.
Une occupation par les étudiant·es avait été votée par l’Assemblée générale.

Vous avez lu ici et là qu’il s’agissait de s’opposer à la sélection à l’université.
De mon point de vue — ce témoignage n’engage que moi — il s’agissait de bien plus que cela.
Il s’agissait de libérer une université occupée.

Car voilà une dizaine d’années que ma fac, comme d’autres, est occupée par de drôles de gens qui appellent les étudiant·es des « usagers », qui me parlent de « bonnes pratiques », et d’organisation, de compétences, de professionnalisation, d’images de marque à l’international, de classement, de budgets contraints qui n’empêchent pas de dépenser une fortune pour employer des communicants privés — il faut dire qu’avec la multiplication des emplois précaires, on a de quoi se dégager une marge.

Voilà une dizaine d’années que je vois beaucoup de mes collègues et certains étudiant·es de plus en plus soumis·es, de plus en plus effrayé·e·s. Trouille, soumission, peur de perdre son budget, peur de déplaire, peur de nuire (autant ne rien faire), peur de disparaître et obéissance, pour ne pas disparaître, à une politique qui mène de toute façon à notre perte. Et ce réflexe de bon·ne élève : si j’obéis, je serai récompensé·e.
Je suis moi aussi une bonne élève. Tou·tes les profs le sont. Je n’ai pas oublié ma leçon. Ma mission est d’apprendre à autrui l’esprit critique et l’insoumission intellectuelle.

Pendant quelques semaines, j’ai vu des étudiant·es en train de militer, de discuter, de décider collectivement, d’assister à des conférences ; j’ai vu des étudiant·es se réapproprier leur lieu d’étude, en respecter les bâtiments au point de ramasser chaque mégot qui traînait. J’ai vu des étudiant·es faire face à la difficulté et au bonheur de l’autogestion et s’en tirer d’une manière qui appelle mon respect parce que je ne sais pas si je saurais le faire.
Je me suis vue à égalité avec autrui, débarrassée de la hiérarchie verticale, de la peur du gendarme et de la note.
J’ai assisté à des conférences, j’ai découvert des idées nouvelles, j’ai appris, j’ai proposé.
J’ai voulu conformément aux votes de l’Assemblée générale et en accord avec les étudiant·es organiser un cours d’agrégation dans le bâtiment occupé : les pressions de mon administration, réunie en cellule de crise sans cellules grises, n’ont pas manqué pour que j’abandonne ce projet hautement subversif et révolutionnaire.

À Censier libéré, il y avait aussi un rainbow flag et trois chiens qui couraient dans la cour. Il y avait des gens qui n’avaient pas la carte d’étudiant·e qui va bien et j’étais heureuse qu’ils soient là.
Ma fac ressemblait à ce que je voudrais qu’elle soit tous les jours.
Les chiens étaient très doux, plus aimables et plus intelligents que des CRS en service. Moins dangereux aussi.

Ce matin le président de mon université et son équipe ont décidé d’appeler les CRS pour évacuer Censier. Il semblerait que les plans de tomate plantés dans le potager de la Commune de Censier aient été arrachés. Il était temps de revenir aux « bonnes pratiques ».

Depuis ce matin, ma fac est à nouveau occupée comme elle l’est depuis des années par une idéologie néo-libérale qui a maintenant le visage d’un gendarme casqué.
Depuis ce matin, je n’ai plus envie d’aller travailler sous la protection de la police. Ou plutôt j’ai un travail urgent qui m’attend : libérer et ouvrir mon lieu de travail.