Vacarme 84 / Vacarme 84

« Démocratie mon amour ». Des Tunisiens l’ont dit en 2011. Mais avant eux, aussi, tous ceux qui ont laissé des traces étoilées dans la nuit politique grâce à leur désir de liberté, d’égalité et d’amitié, un enthousiasme pour la Révolution, et ainsi des virtualités à revisiter. Ce qui nous étouffe aujourd’hui, c’est de constater que le déni des expériences démocratiques lumineuses se banalise dans une morne naturalisation de la nuit des temps. Il nous faut raconter une histoire qui tranche avec celle des néolibéraux, des militaristes et des nationalistes. Ce récit ne peut naître que de processus sincèrement collaboratifs.

Pour reprendre son souffle, il faut d’abord comprendre ce qui étouffe. C’est un effort, un effort de la pensée.

Les dernières élections présidentielles en France ont rejoué le dilemme tant craint : conjurer le nationalisme identitaire, anti-démocratique et populiste de Marine Le Pen, au prix de s’affronter à la poursuite de la destruction de l’ethos démocratique promise par Emmanuel Macron. Pour éviter le pire du pire, choisir de vivre donc avec le pire ? Nous y sommes. La survie demande de l’endurance. Nous ruminons. Or comme on ne se résout pas à la désolation, remercions ceux qui rouvrent le conflit et sourions quand des mots d’ordre fleurissent : « 18 % des inscrits, ça force à l’humilité, pas à l’autorité. » Mais ce qui étouffe aussi, c’est de comprendre que la démocratie, pour la plupart de nos contemporains, se réduit à ce système de légitimation électorale et que ce mot, ethos, ne fait plus rien vibrer de démocratique. Quand une politique fait fi de la parole, c’est étouffant. Évoquer la crise de l’ethos démocratique ne suffit pas. Il ne s’agit plus seulement d’une mauvaise passe ou d’une contraction conjoncturelle. Tout ce qui grignote la société — consommation, vitesse, rentabilité… — la résume à un mot : compétition. On transforme les hommes, les femmes, les enfants, les adolescent·es, les jeunes, les retraité·es, qui souffrent. Nous sommes dans une condition de mal-être, ou de malêtre — ébranlement de tout l’être plutôt qu’opposé du bien-être. L’être défaille avec ce qui le soutient.

Les règles, les rites, les langues, les assignations de place organisent les pensées, les paroles et les actions et permettent de faire peuple, tant bien que mal. C’est une condition nécessaire, mais insuffisante. Une société où la compétition prévaut peut certes survivre, « mais de son enveloppe, la chair vivante a disparu, il ne reste que la trame » [1] : il ne reste que l’illusion d’une culture civilisée.

En fait ce qui étouffe, c’est qu’on ne veut pas laisser devenir vivant notre désir d’un monde de libres égaux, qu’on ne réussit plus à faire entendre la nécessité de laisser respirer les utopies. Et ce désir s’abolit en jouissance mortifère, soit qu’on file une nostalgie mélancolique et impuissante de la lumière, soit qu’on soit prêt à jouer le jeu de l’adversaire, quitte à y perdre son âme.

Dès lors, que faut-il à nouveau accepter d’envisager, de regarder ? Que l’être humain a été capable de transgresser la Loi ! Bref, une érotique. Desserrer l’étau, ce serait ne pas tomber dans le piège de la dés-érotisation organisée par nos institutions : l’État, la police, le temps de l’urgence, nos machines. Cet affaissement de l’érotique nous étouffe. Une érotique et non du pathos, mais malgré tout, du corps affecté, affecté par le désir. Il faut contourner les normes et remettre du jeu. C’est la puissance du désir qui fonde l’éthique comme la politique, et non la procédure.

« Démocratie mon amour ». Des Tunisiens l’ont dit en 2011. Mais avant eux, aussi, tous ceux qui ont laissé des traces étoilées dans la nuit politique grâce à leur désir de liberté, d’égalité et d’amitié, un enthousiasme pour la Révolution, et ainsi des virtualités à revisiter. Ce qui nous étouffe aujourd’hui, c’est de constater que le déni des expériences démocratiques lumineuses se banalise dans une morne naturalisation de la nuit des temps. Il nous faut raconter une histoire qui tranche avec celle des néolibéraux, des militaristes et des nationalistes. Ce récit ne peut naître que de processus sincèrement collaboratifs.

L’acte politique comme acte éthique consiste à suivre son propre désir.

Ni la pitié, ni l’intérêt bien compris, mais une action en fonction de ce désir, sans désemparer, voilà ce que nous avons à faire et ce n’est vraiment pas simple car ce désir vif et vivant est aujourd’hui flammèches, lucioli, vacillement émouvant, mais fragile. Interdit presque.

Les zadistes ne cèdent rien avec leurs désirs de savoir déposés dans des bibliothèques vivantes, amis de fiction. Mais, ce n’est pas si simple, car en face ils savent épuiser les héros. Chaque manifestation triste ou joyeuse est « nassée » avec des RoboCops qui gardent des haies de métal. Au mieux vous ne pouvez pas sortir, au pire vous serez aspergés de gaz lacrymogène et vous n’aurez pas envie de revenir ou alors dans quelle disposition ? Alors on étouffe à nouveau, de douleur et de rage cette fois. La légalité détruit la loi du désir. Les héros sont traités comme des ennemis dans de drôles de situations où dit-on, ce n’est ni la guerre ni la paix.

Comment ne pas reconnaître la légitimité de la confrontation puisqu’il faut bien empêcher les élites pleines de morgue de tourner la tête, de rire, de confondre la vulnérabilité avec la médiocrité, d’ignorer la mort dont ils sont la cause ?

Il faut se laisser remettre en cause par le monde, construire des langues communes, radicales, libres avec cette obligation folle d’aller toujours plus loin, ou toujours plus ancré·es dans la langue pour tenir l’autre qui tente de s’arroger les mots. Édouard Louis définit une « littérature de la confrontation », âpre, compréhensible, une langue de « tisseur de colère » pour reprendre les termes du community organizing : « L’histoire de ton corps est l’histoire de ces noms qui se sont succédé pour le détruire. L’histoire de ton corps accuse l’histoire politique. »

Allons-y. Chaque fois qu’ils m’entourent avec leur cadre pour me dire que je vais dans leur sens, je déborderai sur leur cadre, je l’éclabousserai. S’ils m’invitent dans leurs colloques financés et évalués pour que je leur parle de mon discours politique, de mes lectures tellement subversives — ils adorent, c’est politique ! —, je viendrai et ferai de ce cadre, leur colloque, le lieu d’une occupation parce que je ne peux pas parler dans un autre cadre, et je prendrai leur belle affiche éditée à grands frais (à force la communication ça coûte le prix d’un CDI), avec la bonne charte graphique qui va-et-vient et je la planterai dans le couloir et leur beau colloque deviendra le début d’un blocage. À détourné, débordement. Je vais déteindre.

Je veux faire sur mon lieu de travail ce en quoi je crois et qu’ils détruisent. Contre le projet de sélection, je ne vais pas créer ailleurs une université ouverte, buissonnière mais je vais au contraire dire que mes cours dans mon université sont ouverts à tous ; je vais le dire, le faire savoir, accueillir tout le monde, sans rien demander. Si le cours déborde, j’irai le faire dans le couloir. Je resterai sur place. Quand ils augmenteront les droits d’inscription, je déclarerai mes cours gratuits et ouverts à tous. Et je donnerai un diplôme à tous ceux et toutes celles qui viendront.

Je rongerai de l’intérieur. Vive les rats ! Vive la Ratvolution ! 

J’ai lu, roulé·e en boule comme dans mon enfance, un livre d’Anna Tsing avec son très long titre : Le champignon de la fin du monde, Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme. On ne doit pas s’étonner que, d’un côté, les chercheurs états-uniens aient étudié l’odeur du champignon aromatique appelé matsutake sous l’aspect de ses propriétés répulsives envers des parasites (les limaces), alors que de l’autre, les chercheurs japonais l’ont étudiée pour comprendre ceux qu’elle attire (certains insectes volants). Est-ce toujours la même odeur, s’il est à ce point possible de la rencontrer selon des sensibilités aussi contrastées ? Ce problème concerne-t-il autant les insectes que les gens ? Qu’est-ce qui fait que les nez, dans mon expérience personnelle, changent ? Et si le champignon pouvait lui aussi changer en fonction des rencontres qu’il fait ? L’odeur du matsutake enveloppe et entrelace mémoire et histoire — et pas seulement pour les humains. Elle assemble de nombreuses manières d’être en un nœud chargé d’affects qui a sa propre puissance d’impact. Émergeant de la rencontre, elle nous montre l’histoire en train de se faire. Je la respire.

C’est si dur que cela nous oblige alors à chercher en soi des armures et chez l’autre des ressorts, inédits.

Ce Je de mon expérience, je l’anonymise volontiers ici pour que se croisent d’autres expériences, d’autres Je qui produisent non pas une expérience commune, mais un corpus d’expériences qui occupent l’espace, à elles toutes, dans leur multiplicité proliférant comme de la mousse, comme des mousses expansives, comme des mortiers expansifs pour démolition sans explosion. Comment mettre une pratique en pratique au service d’une activité — la lutte contre le sida — qui, pensée collectivement, est déclarée comme multiple dans ses échelles, multiple aussi dans les niveaux d’interaction, alors que l’épidémie rencontre l’histoire des discriminations raciales, sociales, sexuelles, genrées ? Tout filmer, tout documenter sur tous les fronts ouverts sur la lutte contre le sida et agir, c’est-à-dire réfléchir la multiplicité de ces registres et leur possible « coalition ». C’est ce qui s’écrit et ce que tente la vidéo Testing the limits : New York (1987), construite selon les règles du strict consensus sur chacun des plans utilisés dans le montage. Elle tente de montrer l’émergence d’une « communauté sida ».

L’acte politique comme acte éthique consiste à engager et transformer son désir au nom d’un imaginaire collectif. Il s’agit bien de trouver les points de levier : ils sont nombreux et ils supposent des agencements individuels et collectifs, éventuellement contradictoires ou inconciliables. Il est inutile de les opposer, inutile de s’épuiser, mais définir un horizon commun, telle est l’urgence de cet ethos démocratique. Au travail, cela consisterait à rechercher une visée politique, ancrée dans un réel au présent dont la description soit partageable par les travailleurs et les syndicats et les dirigeants, qui désigne comme centrale la place des hommes et des femmes dans le système productif. Il faut changer d’imaginaire commun.

Dans le lien, il y a une représentation imaginaire sous-jacente, une unité, quelque chose de commun. Il n’y a pas de groupe sans remaniement des imaginaires personnels, sans ce long travail d’élaboration d’un répondant commun sur ce que nous sommes et souhaitons devenir, sans les tâtonnements de la parole et de ses volutes, sans que se produise une communauté de réorientations, remaniements, mais aussi de relance de nos désirs. La puissance créatrice et révolutionnaire du groupe, quelle que soit sa taille, se nourrit autant d’épreuves, de « laissés de côté » et de restes que d’éros, d’action, de courage ou d’héroïsme.

Les mobilisations associatives font figures de poches d’aménagement et de respiration par rapport à la verticalité des politiques, créant des espaces de négociation fragiles, exposés à la menace permanente d’une aspiration par la bouche du Léviathan : l’État se nourrit de l’existence d’un espace critique et de mobilisation qui en retour légitime les fondements de sa politique. Desserrer l’étau, c’est aussi accepter l’efficacité de la critique radicale à l’intérieur d’un dispositif de délibération qui inclut aussi toutes les autres approches. Des activistes portent des slogans radicaux qui reposent la question de principe et se décalent de nouveau, à la place de s’engager dans des mobilisations sectorielles qui, même si elles sont efficaces et indispensables pour protéger des individus en fonction de critères et de catégories (vulnérabilité, famille, travail, asile, pays non sûrs, etc.), répondent aux intérêts des gouvernements d’individualiser au maximum les mesures, ce qui est le déni même d’une vision collective de la politique. Des groupes d’activistes au Royaume-Uni comme End Deportations reposent la question de la fin des expulsions et de l’abolition de la rétention. Leur slogan abolitionniste est porteur d’autres enjeux que les études au cas par cas des procédures d’asile et de traitement de dossiers dans les préfectures.

Admettons un mouvement social et étudiant d’ampleur.

Admettons une université occupée par ses étudiant·es. Dans celle-ci, les caractéristiques du mouvement étudiant commencent à se manifester par le biais de commissions qui s’auto-organisent, d’appels aux assemblées générales ou de débats sur le projet de loi proposé et son monde.

Admettons un·e étudiant·e politisé·e qui vit l’un de ses premiers mouvements. Cet·te étudiant·e espère trouver dans cette situation une mise en application de l’égalité des voix de chacun·e, et surtout une possibilité d’agir collectivement. L’étudiant·e se rend en assemblée générale (AG) où se réunissent près de deux mille personnes. Au cours de cette AG, on peut reconnaître l’ensemble des représentant·es et dirigeant·es des différents syndicats étudiants et partis politiques qui rythment la vie militante de l’établissement. Ces personnes sont d’ailleurs toutes à la tribune et celles qui y étaient la semaine dernière sont dans l’assemblée et se partagent les prises de parole. Ce grand bavardage sans lien aboutit sans surprise au moment du vote : en vingt minutes, on se prononce sur le soutien aux cheminot·es et aux étudiant·es qui occupent les autres facs, sur les dates des prochaines manifestations (votées de façon réunie et non séparée après un vote en contradictoire), enfin la reconduction du blocage jusqu’à mardi.

Aussi peu d’échange que d’action dans cette cérémonie de démocratie directe…

L’« assemblée pétale » a été mise en pratique à la fac de Nanterre au printemps 2018 par des étudiant·es qui n’en pouvaient plus de voir se succéder à la tribune les jeunes bureaucrates qui s’affirment et se développent dans de tels cadres. On cherche à rendre effective l’horizontalité revendiquée et souhaitée par un grand nombre de militant·es. Pour ce faire, on prend un lieu un peu à l’écart de la grande AG pour se réunir. On propose alors différents sujets de réflexion ou des idées d’actions qui vont disperser cette première fleur en de nombreux pétales de quelques ami·es. Parmi ces personnes, on en choisira un·e qui, à la fin, fera un compte-rendu de la discussion aux autres pétales de la fleur : chacun·e parle de ce qu’il souhaite et échange avec les autres.

Après un certain temps, les pétales se retrouvent au sein de la fleur et font part de leurs discussions avec les autres pétales. Rien ne sera voté, aucune action n’est interdite ou annulée, mais chacun·e sait que rien ne peut se faire sans le collectif : on prend le temps de débattre, de multiplier les convaincu·es. Et on agit.

Il est vrai que ces assemblées n’ont pas réussi à se maintenir sur le long terme,
Il est vrai qu’elles ont eu du mal à conduire leurs débats,
Il est vrai aussi qu’elles furent perçues comme risibles si ce n’est stupides.
Mais elles ont le mérite d’avoir créé rencontres et amitiés politiques
Permettant à l’université de renouer avec la vie.
Ce fut en mai le temps d’été,

Cherchons les points leviers par lesquels nous pouvons desserrer l’étau. Vous saurez (où) nous trouver : nous privilégierons les lieux, les places, les amis, les autres qui chacun sur leurs terrains érotisent leur lutte et travaillent une parole redevenue, exploratrice, dépolluante et vivante.

Notes

[1Didier Anzieu, Le Groupe et l’inconscient. L’imaginaire groupal, Paris, Dunod, 1999.