spéculations sur la démocratie

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Nos démocraties sont mal en point. Les éclairages multiples décomposent, opposent, superposent les raisons de la colère, dans un flux relativiste diabolique. Sortir de la confusion et autoriser la dispute, tel est notre parti pris en invitant Michel Feher à la table des débats. Tournant le dos à la connaissance des acteurs et des actes des combats démocratiques historiques, d’après lui source de nostalgie stérile et d’impasse plus que d’action, Michel Feher mise sur l’appropriation de la technologie gouvernementale contemporaine pour l’investir d’enjeux démocratiques aussi imprévus qu’inédits. Il s’agit de s’emparer des armes de l’adversaire. Mais est-ce bien encore un enjeu démocratique, ou ce qu’il nous reste en postdémocratie ?

inquiétudes divergentes

Chacun·e ou presque en convient : nos démocraties sont mal en point. Le bilan est sombre : creusement des inégalités, rabotage des droits sociaux, essorage des libertés publiques, discrédit de la représentation politique. Faut-il au moins se réjouir de la quasi-unanimité d’un pareil constat ? Des préoccupations si largement partagées augurent-elles d’un sursaut populaire imminent ? Faute d’avoir rencontré le peuple en personne, on évitera de statuer sur sa disposition à combattre les mésusages de sa souveraineté. Reste que l’examen des symptômes et des facteurs associés au diagnostic de régression démocratique ne permet guère de dégager des griefs communs à l’ensemble des plaignants.

Ainsi, pour les agitateurs de phobie migratoire, c’est l’intrusion de « populations culturellement inadaptées aux mœurs démocratiques » qui est jugée responsable de la corrosion de nos institutions. À la différence de leurs prédécesseurs des années 1930, les formations xénophobes d’aujourd’hui se gardent en effet de vouer la démocratie aux gémonies. Plutôt que de lui imputer l’exposition de la nation aux influences étrangères, elles n’hésitent pas à se poser en garantes de l’attachement que lui vouent les autochtones — pour mieux accuser l’immigration de la corrompre.

Plus au centre du paysage politique, c’est l’essor des populismes autoritaires qui se voit taxé de péril mortel pour les sociétés démocratiques. Car loin de se cantonner au pourtour du monde occidental, les régimes alternativement qualifiés de démocraties illibérales et de démocratures gagnent progressivement son giron. Si les dirigeants populistes se targuent toujours de puiser leur légitimité dans le suffrage universel — quitte à user de media et d’une justice aux ordres pour disqualifier leurs rivaux — leurs détracteurs soulignent qu’une fois leur mainmise sur le gouvernement assurée, ils n’ont de cesse de saper les fondements de l’État de droit. La dénonciation de complots ourdis par l’étranger, qui leur sert d’abord de prétexte pour se représenter indéfiniment aux élections, les encourage ensuite à déroger au principe de la séparation des pouvoirs et à attenter aux libertés civiles de leurs concitoyens.

Du côté des contempteurs du néolibéralisme, c’est dans la confiscation de la souveraineté populaire par des élites illégitimes que réside le mal qui ronge la démocratie. Celle-ci pâtirait donc moins de l’usage abusif que les représentants du peuple font de leur mandat que de la subordination de leurs prérogatives à des règles formulées par des experts non élus et inscrites dans des textes soustraits à la sanction des populations auxquelles ils s’appliquent. Qu’il s’agisse de fixer un plafonnement des déficits budgétaires, de confier la conduite de la politique monétaire à une banque centrale affranchie de tout contrôle démocratique, d’ouvrir l’offre de services jusque-là publics à la concurrence, ou de substituer aux réglementations impératives une gestion marchande des externalités négatives, toute l’ingénierie politique néolibérale se voit accusée de limiter trop strictement le champ de l’action gouvernementale et, ce faisant, de réduire les joutes électorales à de simples concours d’efficacité entre des candidats porteurs d’un même programme.

Enfin, chez les réfractaires aux procédures de délégation, c’est la notion même de démocratie représentative qui fait figure d’oxymore. Sans doute n’est-ce pas d’hier que datent les soupçons de captation de la souveraineté du peuple par ses mandataires mêmes. Reste que pour les partisans d’une participation effective des citoyens à la chose publique, le dévoiement de la démocratie par la représentation s’accentue encore lorsque des fondés de pouvoir en mal de légitimité agitent toutes sortes de menaces — terrorisme, crise migratoire, populisme, mais aussi mondialisation sauvage ou impérialisme — pour soustraire leurs décisions à la délibération citoyenne.

Des fondés de pouvoir en mal de légitimité agitent toutes sortes de menaces pour soustraire leurs décisions à la délibération citoyenne.

En résumé, l’état de la démocratie a beau faire l’objet d’un amoncellement d’inquiétudes, la profondeur des désaccords sur la nature de son dysfonctionnement n’invite pas à parier sur une mobilisation unitaire de ses défenseurs. Encore une fois, faute de connaître personnellement le peuple, on ne cherchera pas à deviner de quel côté il penche. D’autant que s’il a pour attribut d’être plus nombreux que les factions qu’il accuse d’usurper son pouvoir légitime, déterminer la restauration à laquelle il aspire apparaît comme une tâche pour le moins ardue.

communion nostalgique

Leur divergence n’est pourtant pas la seule raison de se méfier des analyses qui attestent d’une détérioration ou d’une régression de la démocratie. Non moins problématique est l’attendu qui les rapproche, à savoir la conviction qu’il fut un temps où les régimes démocratiques se portaient mieux. Que la droite réactionnaire se plaise à cultiver le mythe de nations jadis soudées par le sang, la terre et les coutumes est assurément dans l’ordre des choses. De même est-il compréhensible que les héritiers des promesses de l’après Guerre froide — libre circulation des capitaux, des marchandises, des idées brevetables et des migrants utiles — éprouvent quelques difficultés à faire le deuil de la mondialisation heureuse. À gauche, en revanche, on soutiendra que la nostalgie n’est jamais bonne conseillère.

Ainsi en va-t-il de la critique du néolibéralisme. Ce prisme analytique rend certes fort bien compte de tout ce qui s’est défait depuis bientôt quarante ans. Il montre qu’une fois tenues pour les pierres angulaires de toute politique responsable, les mesures conjointement destinées à contenir l’inflation et à stimuler l’offre ont successivement affaibli les syndicats, enrayé la redistribution fiscale, limité la couverture sociale des risques, précarisé le salariat et réduit l’amplitude du débat démocratique. Reste que l’effroi suscité par un tel recensement n’est pas sans produire des effets secondaires indésirables. Car à force de mettre l’accent sur l’œuvre destructrice du mode de gouvernement néolibéral, ses opposants sont parfois enclins à investir le passé d’une tendresse douteuse.

Mû par l’obsession de la croissance et tressé de normes discriminatoires, le compromis social caractéristique des Trente Glorieuses assurait aux chefs de famille blancs et autochtones que des emplois stables et une protection sociale décente leur seraient offerts en échange de leur soumission à la technocratie managériale et au paternalisme d’État. Si, dès la fin des années 1940, les intellectuels néolibéraux ont vu dans cet engagement le marchepied du socialisme, force est de reconnaître que les militant·e·s des années 1968 ne le portaient pas davantage dans leur cœur. Car là où les uns accusaient les politiques de soutien à la demande d’attenter à la fonction autorégulatrice des marchés — et, ce faisant, de légitimer l’intrusion croissante de la puissance publique dans la conduite de l’économie — les autres leur reprochaient à la fois de livrer la classe ouvrière à l’abrutissement — dans la consommation de masse et le spectacle — et de reposer sur la subordination des femmes et la marginalisation des minorités.

Toutefois, dès lors que les dirigeants occidentaux se sont convertis à la doctrine néolibérale, l’érosion graduelle des garanties dispensées par leurs prédécesseurs a non seulement mobilisé contre elle l’essentiel des énergies militantes mais également constitué l’improbable réfection du capitalisme managérial d’après-guerre en horizon implicite des luttes à mener. Or, pour qui garde en mémoire la rigueur des disciplines et la violence des discriminations sur lesquelles était bâti l’État providence fordiste, les appels à sa réhabilitation nécessitent un travail d’occultation psychiquement coûteux. En outre, l’assimilation d’un futur souhaitable à un rembobinage de l’histoire souffre du crédit qu’elle apporte à l’antienne dont les néolibéraux font leur miel depuis les années 1980 : selon eux, en effet, la gauche ne serait plus le camp du progrès, mais au contraire un repaire de conservateurs exclusivement préoccupés par la préservation d’avantages sectoriels surannés.

Sans doute est-il excessif d’affirmer que l’hostilité au néolibéralisme conduit nécessairement à regretter le régime auquel a mis fin la « révolution conservatrice » de Margaret Thatcher et Ronald Reagan. Tout en reconnaissant les dommages causés par les priorités de la politique néolibérale — maintenir la stabilité des prix avant d’assurer le plein emploi, aider les riches à investir avant d’inciter les pauvres à consommer — d’aucun·e·s se refusent en effet à gager la reviviscence de la démocratie sur le rétablissement du keynésianisme dans un seul pays. Toutefois, même chez les partisan·e·s d’alternatives plus radicales au corsetage de la vie démocratique par l’exigence de consolidation budgétaire et l’attente du ruissellement de la richesse, la propension à raviver d’anciens feux demeure largement majoritaire.

Tel est notamment le cas des deux imaginaires qui se sont disputé la définition de l’expérience Nuit debout au printemps 2016. Pour ses principaux instigateurs, l’occupation de la place de la République devait être le prélude d’une grève générale, elle-même suivie par la reddition du pouvoir en place et la formation d’une assemblée constituante chargée d’instituer une république réellement sociale. Pour d’autres, en revanche, il s’agissait moins d’insurrection que de sécession. L’objectif poursuivi n’était pas tant de remplacer le gouvernement par des instances plus légitimes que de lui soustraire un îlot de démocratie réelle où la coopération prendrait le pas sur la concurrence et où la mise en commun des ressources se substituerait au propriétarisme.

Si vénérables fussent-ils, les appels à la grève générale et à la création d’une commune autonome se sont avérés, pour cette raison même, peu aptes à saisir la nouveauté des événements sur lequel ils se projetaient. L’un et l’autre renvoient en effet à l’époque où, confrontées à l’exploitation du travail par un capitalisme industriel en plein essor, les composantes les plus intransigeantes du mouvement ouvrier associaient l’émancipation à l’abolition de la condition salariale. Or, de quoi attestaient aussi bien le projet de loi à l’origine de l’occupation de République que le profil de la plupart des occupants de la place — intellectuels précaires, intermittents du spectacle, travailleurs menacés d’« ubérisation » — sinon de la détermination du capitalisme financiarisé à hâter la dissolution du salariat ? Par ailleurs, invoquer les mânes des syndicalistes révolutionnaires ou des communards d’antan impliquait également de se remémorer les fins tragiques de leurs aventures et, par là même, de mêler la fierté de reprendre le flambeau à la jouissance morbide que procure l’anticipation d’un nouvel échec.

Il n’est assurément pas question de refuser à quiconque le droit de s’adonner à la délectation morose. Pour autant, celles et ceux qui ne trouvent ni charme ni vertu dans la mélancolie de gauche [1] seront peut-être bien inspirés de renoncer à la recherche d’une aune susceptible de mesurer l’étiolement de la démocratie et, partant, de nouer une relation plus pragmatique avec les régimes qui protestent de leur fidélité aux valeurs et aux procédures démocratiques.

appropriations imprévues

Tout mode de gouvernement, avance Michel Foucault, agit sur les actions des gouvernés : son exercice vise à infléchir leurs comportements, à orienter leurs perceptions, à façonner leurs horizons d’attente. Si le pouvoir gouvernemental tire sa légitimation intrinsèque de l’incapacité supposée des individus à se gouverner eux-mêmes, le type de souveraineté auquel il s’articule confère un ensemble de licences et de contraintes spécifiques aux agents qui l’exercent. Ainsi, pour être en mesure de se déclarer démocratique, un gouvernement doit non seulement être mandaté par le peuple, mais aussi se soumettre périodiquement aux suffrages de ses mandants et garantir à ceux-ci les droits et les moyens d’assumer leurs prérogatives.

Délimité de la sorte, l’art de gouverner une démocratie consistera, pour les gouvernants, à plier les gages qu’elle leur réclame aux techniques de pilotage des conduites qu’ils s’ingénient à mettre en œuvre. Quant aux gouvernés qui font l’expérience de ce pliage de leur souveraineté à la poursuite des objectifs gouvernementaux, s’ils l’éprouvent comme une atteinte injustifiée à leur liberté, ou comme une insupportable entrave à leurs aspirations, deux manières d’y résister se présentent aussitôt à eux.

Le profil de la plupart des acteurs de Nuit debout témoigne de la détermination du capitalisme financiarisé à hâter la dissolution du salariat.

La première, on l’a vu, les amène non seulement à accuser le mode de gouvernement qu’ils contestent de déroger aux valeurs démocratiques dont il est tributaire, mais aussi à dénoncer ses abus ou ses carences comme autant de régressions par rapport à un régime antérieur. La seconde, en revanche, fait résolument fi de toute langueur nostalgique : plutôt que sur l’invocation d’un passé plus conforme à leurs idéaux, ses promoteurs misent sur l’appropriation de la technologie gouvernementale dont les effets leur sont pourtant intolérables, mais pour l’investir d’enjeux démocratiques aussi imprévus qu’inédits. Les résistances au régime issu du tournant néolibéral des années 1980 illustrent bien le contraste entre ces deux approches.

Déterminés à mettre la puissance publique au service de l’émancipation des marchés, les maîtres d’œuvre de la révolution conservatrice entendaient réduire l’influence des syndicats sur les conditions de vente de la force de travail, alléger la pression fiscale sur le capital et les hauts revenus, mais aussi mettre fin à la séparation du pouvoir et de la propriété au sein des grandes entreprises. Car autant que la rigidité du marché de l’emploi et l’imposition « confiscatoire » qu’ils imputaient aux politiques keynésiennes, le capitalisme managérial compromettait à leurs yeux la survie du monde libre. C’est qu’au lieu de générer les profits légitimement convoités par leurs employeurs, se lamentaient notamment les disciples de Milton Friedman, les PDG salariés des sociétés cotées en bourse s’occupaient avant tout de conforter leur propre autorité en privilégiant le maintien de la paix sociale et le développement des capacités de production des firmes dont ils assuraient la gestion.

Afin de réaligner les intérêts des managers sur ceux des actionnaires, les réformateurs néolibéraux vont alors militer pour la constitution d’un marché où les investisseurs pourront librement sélectionner et licencier les dirigeants d’entreprises en fonction de leurs performances. De pareilles enchères, dont l’administration Reagan et ses émules d’outre-Atlantique ont assuré l’organisation, nécessitaient de lever les obstacles juridiques aux offres publiques d’achat (OPA), aux rachats d’entreprise par endettement (LBO) et aux autres types de raids sur les compagnies jugées insuffisamment performantes. Or, une fois la déréglementation des flux de capitaux entamée, elle entraînera bientôt la révolution conservatrice sur une voie que ses concepteurs n’avaient ni annoncée ni anticipée.

Les maîtres-penseurs du néolibéralisme s’étaient donné pour missions de reconvertir les entreprises à la quête du profit, d’obliger les gouvernements à desserrer leur emprise sur les contribuables et de contraindre ces derniers à ne plus compter que sur leur propre dynamisme entrepreneurial — plutôt que de se reposer sur les conventions collectives et la socialisation des risques. Cependant, à mesure que l’application de leur programme s’est traduite par la montée en puissance du capitalisme financier, un tout autre ordre de priorités s’est imposé à l’ensemble des acteurs sociaux. Davantage que sur la progression de leurs revenus — salariaux ou patrimoniaux, directs ou indirects — les personnes physiques ou morales exposées à la financiarisation de l’économie seront en effet amenées à miser sur l’appréciation de leurs ressources par les marchés de capitaux pour améliorer leurs conditions d’existence.

Ainsi en va-t-il désormais des managers de sociétés anonymes, plus préoccupés par les oscillations du cours de l’action des firmes qu’ils dirigent que par l’évolution de leur chiffre d’affaires. De même, les responsables politiques subordonnent aujourd’hui la poursuite de la croissance et du plein emploi au souci de conjurer la méfiance des détenteurs de leur dette publique. Enfin, parce que les orientations prioritaires de la gouvernance d’entreprise et de la politique gouvernementale tendent respectivement à précariser les emplois et à comprimer les dépenses publiques, les particuliers eux-mêmes gagent moins leur prospérité sur l’augmentation de leurs salaires et la socialisation des risques sous l’égide de l’État que sur l’évaluation de leurs atouts — patrimoine, compétences, relations, attitudes — par les recruteurs et les prêteurs.

D’une manière générale, les agents économiques semblent davantage tributaires de leur crédit auprès des institutions ou des individus en mesure de les sponsoriser que du produit de leur activité professionnelle. Objectera-t-on qu’il s’agit là d’une distinction spécieuse, au motif que la valeur estimée d’un capital est fonction du flux de revenus qu’il promet de générer — et que cette promesse repose largement sur l’analyse de ses performances antérieures ? À une telle objection, John Maynard Keynes répondait déjà que les bailleurs de fonds « se soucient beaucoup moins de faire à long terme des prévisions serrées du rendement escompté d’un investissement au cours de son existence entière que de deviner peu de temps avant le grand public les changements futurs de la base conventionnelle d’évaluation. » [2] Autrement dit, la valeur que les investisseurs attribuent à une initiative procède bien plus de leurs paris sur l’engouement ou les réserves qu’elle va bientôt susciter chez leurs pairs que de leur propre estimation de sa rentabilité à long terme.

Que l’hégémonie des pourvoyeurs de crédit creuse les inégalités et pèse lourdement sur les libertés du plus grand nombre est peu contestable : les managers rompus à la création de valeur pour les actionnaires lui sacrifient les intérêts des autres parties prenantes de l’entreprise, les élus obsédés par la notation de leur dette prêtent plus d’attention aux humeurs des marchés obligataires qu’au mandat confié par leurs électeurs, et les particuliers eux-mêmes ajustent leurs ambitions aux conditions de solvabilité et de flexibilité respectivement requises pour emprunter et se faire embaucher. Cependant, les atteintes à la démocratie dont ce régime est accusé ne conduisent pas tous ses adversaires à militer pour l’abolition de son mode d’exercice.

D’aucuns, sans doute, estiment que pour résister à l’empire de la finance mondialisée, il convient de reconstituer des espaces sanctuarisés où les investisseurs ne seront plus habilités à sélectionner les initiatives qui méritent d’être poursuivies. Ainsi s’explique le regain de faveur dont bénéficie l’époque où les États étaient suffisamment jaloux de leur souveraineté nationale pour protéger leur marché intérieur des capitaux étrangers et limiter la titrisation de leur dette.

Pour d’autres, en revanche, l’avènement d’un capitalisme davantage axé sur l’appréciation du capital que sur la maximisation des revenus relève moins d’une malédiction à conjurer que d’un défi à relever. L’enjeu de la lutte qu’ils se proposent de mener n’est pas de revenir au temps où la question sociale se jouait autour de la redistribution du profit, mais bien de parvenir à peser sur l’allocation du crédit — à s’immiscer dans la définition des critères d’appréciation. Plutôt que de retrancher des territoires au joug des spéculateurs, il s’agit de concurrencer ceux-ci sur leur propre terrain, soit encore de démocratiser la spéculation.

Concrètement, cette seconde option se manifeste dans les campagnes qui visent à discréditer des projets socialement ou écologiquement irresponsables, ou encore à faire chuter la valeur actionnariale des firmes coupables de pratiques fiscales ou financières répréhensibles. On la retrouve également au sein des collectifs d’endettés qui agitent la menace que leur défaut ferait peser sur l’évaluation des finances publiques de leur pays. Elle apparaît plus généralement dans toutes les actions militantes qui se proposent d’influencer l’évaluation des actifs dont les entreprises privées, les pouvoirs publics, mais aussi les individus attendent leur crédit — moral non moins que matériel, social non moins que financier.

Exemplaires à cet égard sont les mouvements tels que Black Lives Matter, #MeToo et, plus récemment, March for Our Lives, qui sont aujourd’hui les figures de proue de la résistance à Donald Trump. Celui-ci, il importe de le rappeler, s’est fait élire en promettant de revaloriser certaines composantes du capital humain de son électorat. Sous son administration, signifiait-il lors de ses meetings de campagne, être ou soutenir un homme blanc en colère et possesseur d’armes à feu redeviendrait un attribut appréciable. Or, pour leur part, les militant·e·s engagé·e·s dans Black Lives Matter, #MeToo et March for Our Lives s’appliquent précisément à spéculer sur la dépréciation d’un tel titre, mais aussi à valoriser tout ce qui lui est antinomique.

S’emparer des armes de l’adversaire n’est pas seulement une contrainte stratégique : car en allant sur son terrain, on ne tarde pas à se forger un nouvel imaginaire politique. Ainsi les aspirations produites en résistant de cette manière ont-elles de bonnes chances de ne pas ressembler à celles qui sont nées de la résistance au mode de gouvernement précédent. En l’occurrence, les militants convertis à la spéculation, qui font du crédit l’objet de la démocratisation à accomplir, n’envisagent pas la démocratie comme un répertoire de valeurs à brandir et de rôles à rejouer, mais plutôt comme une sorte de signifiant flottant dont les signifiés successifs émergent au gré du renouvellement des luttes et des enjeux.

Post-scriptum

Michel Feher, est philosophe, fondateur de Cette France-là. Il vient de publier Le temps des investis, essai sur la nouvelle question sociale (La Découverte, 2017).

Notes

[1L’historien Enzo Traverso n’a sûrement pas tort d’insister sur le lien tenace qui existe à gauche entre mélancolie et espoir. Il est toutefois permis de se demander si ce constat est mieux fait pour réévaluer la première ou pour jeter le doute sur les mérites politiques du second. D’autant que, tous les anglophones superstitieux vous le diront, l’eau d’une bouilloire que l’on observe ne bout jamais (A watched kettle never boils en v.o.) Voir Enzo Traverso, Mélancolie de gauche, Paris, La Découverte, 2016.

[2John Maynard Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, p. 170.