dévitaliser l’art, dévitaliser la démocratie, une drôle de liberté !

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Si l’art a été consubstantiel de l’ethos démocratique, en faire un objet d’abord marchand lui retire ses compétences spécifiques. Loin de produire la mixité des imaginaires et des pratiques sociales, le mélange des genres inventifs voire l’invention de nouveaux genres, ou de maintenir l’aiguillon critique, et la catharsis des passions, il se trouve réduit à une fonction de divertissement qui doit rapporter en argent comptant. Ce ne sera ni au bénéfice des artistes ni à celui d’une déliaison des tentations identitaires, même pas au bénéfice des start-up, mais à celui des grands groupes.

la culture de l’entreprise et la culture

Depuis mai 2017 dernier et l’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Élysée, l’État a changé de visage. Un nouveau cap tant rhétorique que concret a été franchi. Le nouveau gouvernement a, ces derniers mois, proposé une rupture désinhibée avec l’ancien système. Je dis désinhibée car il ne se cache plus derrière les anciens mots pour mettre en œuvre sa politique ultra-libérale.

Ainsi, l’idée d’un « État-entreprise » est introduite dans le vocabulaire de l’Élysée, Matignon et ses ministres. Désormais les préfets sont sommés de gérer leurs territoires comme des entreprises. De plus, un plan de rigueur est mis en place afin de répondre aux exigences bruxelloises. Une loi de programmation des finances publiques triennale a été votée le 22 janvier 2018. Elle prévoit une baisse du déficit public progressive pour atteindre -0,8 % du PIB en 2022 [1]. Chaque ministre est invité par Matignon à proposer des réformes prévoyant des transferts de missions de service public aux collectivités territoriales ou au privé, voire de simples abandons. Cette purge des finances publiques votée au Parlement concerne aussi bien l’État que les collectivités territoriales et la Sécurité sociale. Une conférence de presse annonce alors la création d’un comité nommé « Action Publique 2022 » composé de personnalités issues du monde de l’entreprise (beaucoup) et de la fonction publique (un peu). Ce comité est censé examiner les propositions de réformes proposées par chaque ministère. Sous couvert de « moderniser » la fonction publique, de la rendre plus « transparente », il s’agit surtout de trouver des marges de manœuvre financières. Mais en réalité les arbitrages sont déjà faits : ce comité n’est qu’un alibi. Réforme de l’audiovisuel public, de l’école, de l’apprentissage, de la fonction publique, des universités, des hôpitaux publics, de la SNCF, des ressources des collectivités territoriales avec remise en cause de la taxe d’habitation, suppression des emplois aidés etc… : cela tombe comme à Gravelotte. Aucune association, administration, établissement public n’est épargnée.

Désormais l’horizon politique proposé est l’individu entrepreneurial et créateur de richesses y compris en culture et la ministre de la Culture Françoise Nyssen parle désormais elle aussi de la « start-up État » lors d’une conférence de presse sur le Pass Culture.

En quoi ce nouveau pas remet-il en question le rôle de la culture dans une société démocratique ? Jusqu’à présent, selon la doxa de l’État et des collectivités finançant les dispositifs culturels, une œuvre d’art était proposée par un individu en tant que représentant d’une société indivise. Ainsi la proposition artistique n’était pas individuelle, mais un élément d’un tout qu’est la société. Un individu lorsqu’il rendait son travail public, ne créait pas pour lui-même ou ses proches. Il avait une responsabilité car il alimentait un tout indivisible. Cette responsabilité portée par l’artiste, devenait la charge commune de la société en ce que la création alimentait la machine à ethos démocratique. C’était du charbon dans la machine.

Le collectif avait besoin de références communes qui étaient débattues afin qu’elles soient l’objet d’une appropriation constructive en ce sens qu’elles provoquaient un débat qui faisait évoluer la société et partant les habitus démocratiques.

Ainsi, la démocratie se construisait autour de référentiels communs dont elle pouvait débattre. Les artistes créaient ces référentiels et faisaient évoluer la société. Une illustration forte et célèbre pourrait être le rôle joué par Pedro Almodóvar et la Movida dans l’évolution de la société espagnole nouvellement libérée du joug de Franco.

Avec ce nouveau gouvernement, les mutations des politiques culturelles en germe depuis de nombreuses années ont éclaté au grand jour. Ces mutations sont une défaite en ce sens qu’elles remettent en cause un projet commun auquel le monde culturel était attaché. Les dispositifs qui se mettent en place depuis de nombreuses années pour faire parade et qui sont souvent politiquement soutenus par le nouveau gouvernement, peuvent s’avérer inquiétants.

le modèle démocratique de la culture disqualifié par le néolibéralisme ?

Ces soixante dernières années, les politiques culturelles du gouvernement français ont été adossées à une vision issue de l’après-guerre. Après la création du ministère des Affaires culturelles par André Malraux en 1959, les premières Maisons de la Culture se sont installées en régions, puis la décentralisation régionale des années 1980 a parachevé ce réseau, ajoutant au rôle de l’État, celui des collectivités territoriales. L’idée était d’émanciper les citoyens et d’accroître en chacun la capacité à user de ses prérogatives civiques et politiques. Cependant, ce ministère n’ayant pas fait alliance avec le ministère de la Jeunesse et des Sports, tout espoir de voir la création artistique et les mouvements d’éducation populaire cohabiter et coopérer fut tué dans l’œuf malgré l’affirmation de l’éducation à l’art grâce au maillage du territoire. La création artistique, les pratiques artistiques et le soutien économique se sont ainsi désarticulés de leurs objectifs annoncés.

L’éco-système est celui où l’amateur puise en lui les outils de son déplacement vers d’autres horizons sociaux et intellectuels via la pratique artistique ce qui le conduit vers les artistes professionnels vivant de leurs arts. Or la distinction hiérarchique faite entre amateurs et professionnels l’a le plus souvent rompu. Il faut un concours pour entrer au conservatoire mais aucune pratique musicale sérieuse n’est proposée avant aux enfants. Ainsi, le processus à long terme de coopération entre les différents métiers d’enseignement avec des objectifs différents, mais complémentaires, n’a pas eu lieu.

Quant à la dimension économique des politiques publiques, elle était en lien avec la notion de professionnalisation particulièrement en matière audiovisuelle et en spectacle vivant : les artistes devaient vivre de leur art et être formés pour. C’est entre autres cette exigence, liée à un poids fort des syndicats de salariés, qui a fait la différence avec les politiques culturelles de beaucoup d’autres pays occidentaux. Cette ambition de professionnalisation a été marquée tout particulièrement par un système d’assurance chômage — créé en 1965 pour le cinéma puis étendu au spectacle en 1968 — pour les techniciens et les artistes embauchés de façon irrégulière. Grâce à ce filet de sécurité, les artistes peuvent vivre de leur art et de leur métier et être indépendants des entreprises qui les font travailler.

En somme, l’intervention de l’État était perçue comme nécessaire pour pallier les déficiences du marché et garantir la liberté de création. Il était présent pour financer l’exigence artistique non rentable et non absorbable par le marché.

Émanciper les citoyens et accroître en chacun la capacité à user de ses prérogatives civiques et politiques.

Une illustration fameuse de cette logique fut la création de l’avance sur recettes en 1959 au Centre national du cinéma (CNC), commission sélective visant à faire naître des films qui ne pourraient exister avec le seul marché.

Il est intéressant de noter toutefois que les secteurs s’inscrivant dans une logique industrielle tels que le cinéma ou le livre utilisent les fonds publics pour faire émerger des talents ou de nouvelles écritures, mais que leur diffusion ne représente pas un coût important car les œuvres sont reproductibles à bas coûts (livre ou copie du film) [2]. Il n’en va pas de même dans le spectacle vivant : prendre un risque sur la production d’une œuvre implique un soutien également pour sa diffusion car chaque nouvelle représentation coûte aussi cher que la première.

Dans les années 1990, les diffuseurs sont intervenus dans le financement des œuvres. De grands groupes se sont intéressés au marché de l’art et de la création et ont investi dans sa fabrication. Des lois anti-trust telles que les décrets dits Tasca en 1990 (du nom de Catherine Tasca alors ministre déléguée chargée de la Communication) ont vu le jour afin d’en limiter les effets (un groupe singulier étant ainsi limité dans le nombre de télévisions ou de radios qu’il pouvait détenir), mais la logique était en marche. Ainsi, des salles de spectacle de très grande jauge ont vu le jour (comme les zéniths) et les chaînes de télévisions ont créé leurs filiales de production cinéma et audiovisuelle. Cet argent frais a créé une dépendance très forte du secteur culturel et a influé sur la production.

À titre d’exemple ont été reprises à cette époque dans l’administration publique et les cabinets ministériels les notions de « cinéma populaire » (et donc rentable commercialement pour les chaînes de télévision) et de « cinéma d’auteur » (considéré comme noble) reflétant le renouvellement artistique du genre selon un registre inventé depuis les années 1960 dans la critique cinématographique. Petit à petit, avec la diffusion massive de films grands publics d’un intérêt artistique souvent très limité (souvent états-uniens à vrai dire) et l’implantation massive des multiplexes et leurs cartes illimitées, le public a perdu l’habitude de prendre le risque d’aller voir un film dont il ne connaissait pas à l’avance la forme et le type de narration. Ces films dit « d’auteur » sont devenus de moins en moins rentables (y compris beaucoup réalisés par de grandes signatures), sont restés de moins en moins de temps à l’affiche et les chaînes de télévision ont cessé de les acheter, provoquant la paupérisation et la ghettoïsation que nous connaissons aujourd’hui. Le cinéma d’auteur a toujours été considéré comme non rentable a priori mais pouvant bénéficier d’un succès inattendu ce qui justifiait son soutien. Aujourd’hui faire du cinéma dit « d’auteur » est un handicap dans le secteur et non plus une lettre de noblesse.

Concernant le spectacle vivant public, les réformes de Jack Lang ont modifié considérablement l’esprit initial post-guerre en insufflant une hiérarchie très forte entre les différents lieux de diffusion de spectacles publics. On a alors parlé de trois cercles : les établissements nationaux financés exclusivement par l’État, les lieux labellisés financés par l’État et les collectivités territoriales implantés sur l’ensemble du territoire et les autres lieux de diffusion de spectacles. Les directeurs de ces lieux labellisés (artistes ou non) sont nommés par l’État et cette dépendance tant financière que politique a créé une caste, au service de l’État qui ne répondait qu’aux demandes de ce dernier se fermant à la respiration du territoire. On a parlé de forteresses, de caste gâtée coupée des territoires sur lesquels ils dirigeaient des lieux, incapables de coopérer avec les autres associations et établissements culturels locaux.

Ces glissements ont officiellement pris leurs aises à compter de l’arrivée du gouvernement de Nicolas Sarkozy en 2008. La ministre de la Culture et de la Communication d’alors, Christine Albanel, avait reçu une lettre de mission qui a frappé les esprits [3] marquant un changement sémantique très net en faveur d’un projet néolibéral : répondre aux attentes du public, encourager la constitution de groupes industriels dans le secteur, le mécénat, baisser le nombre de fonctionnaires au ministère de la Culture ou encore mettre en place des indicateurs de fréquentation du public.

La profession, alertée par ce changement a protesté, mais n’a pas réagi à la hauteur du danger qui la guettait. En effet, l’industrie culturelle, très puissante politiquement, n’y voyait que des avantages. En outre, les dispositifs ne changeaient pas pour autant. Les aides sélectives étaient toujours en place et l’administration rassurait et contentait certains acteurs importants de chaque secteur ; surtout les représentants des organisations professionnelles qui, du fait de leur proximité avec les pouvoirs publics, parvenaient à maintenir le chiffre d’affaires de leurs entreprises à flot car elles continuaient à avoir un accès de fait privilégié aux guichets sélectifs qui pourtant se raréfiaient inexorablement. Ainsi, un réseau très très restreint d’entreprises avait accès aux cases télévisuelles prenant le plus de risques artistiques, à la présidence de commissions sélectives les plus importantes et prestigieuses laissant penser que le système continuait sans changement et générant pourtant un nombre croissant de professionnels exclus, mécontents et inquiets de l’avenir de leur métier. Ainsi, ce sont les équilibres qui se sont modifiés : toujours un peu davantage chaque année pour satisfaire la demande supposée du public et un peu moins pour un cinéma non formaté ou pour des secteurs expérimentaux tels que la création musicale contemporaine ou les résidences artistiques de danse.

Du côté du spectacle vivant subventionné la fracture entre les lieux labellisés et les autres lieux et festivals s’est encore creusée car les nominations par l’État de personnes dans des conditions contestables et peu transparentes ont de fait sclérosé et délégitimé le dispositif, annonçant ainsi son questionnement futur.

À l’heure de la rigueur budgétaire néo-libérale, des dispositifs d’aides para-fiscales ont été proposés à la profession (TVA à taux réduit, crédits d’impôt, mécénat etc.) afin de justifier les dépenses culturelles. La rentabilité économique des entreprises du secteur culturel a commencé à devenir un objectif majeur des pouvoirs publics. Il est ainsi devenu prioritaire d’accompagner les entreprises davantage que de réguler une proposition symbolique de qualité. À titre d’exemple, le CNC a renforcé ses dispositifs de soutien automatique et aides para-fiscales aux entreprises au détriment des aides sélectives artistiques mises en place dans les années 1960-1970. Ce changement de cap progressif a donné davantage de poids à la logique économique de la politique culturelle de l’agence au détriment du soutien à la prise de risque artistique.

Le nouveau gouvernement constitué par Emmanuel Macron n’a fait que renforcer ces logiques décrites plus haut en les exacerbant et surtout les accélérant. Désormais on ne dit plus « compagnie » mais « producteur » voire « entreprise culturelle ». On ne dit plus « coopérer » mais « mutualiser » pour réduire les coûts. On ne dit plus « subvention » mais « aide à l’entreprise ». L’économie sociale et solidaire et sa relation à la culture sont mises au centre des politiques publiques culturelles et les droits culturels votés dans la loi sous l’ère Hollande sont concrètement mis en œuvre.

Le secteur culturel géré par le ministère de la Culture est devenu soit un secteur marchand, soit un outil de remédiation sociale.

On ne parle plus de « biens publics » et l’idéal démocratique de la notion de biens mis en commun au bénéfice de tous, est travesti sur l’autel de la rigueur budgétaire. De « biens communs » à tous, nous passons à la notion de projets individuels proposés à tous et financés via des financements tant privés que publics. Des aides le plus souvent économiques sont accordées et ne sont justifiées que par de simples garde-fous et il n’est pas exigé en retour l’accomplissement de missions de service public. Ainsi, des lieux dits « intermédiaires » sont financés via des aides à la création d’emplois ou à la mutualisation de moyens. Ces lieux également partiellement financés par des fonds privés et par leurs ressources propres [4] sont dits « co-construits » par leurs fondateurs. Ces projets, pour intéressants qu’ils soient, remettent clairement en cause la politique de soutien à la création du ministère de la Culture en ce qu’ils auront l’immense avantage de coûter moins cher et proposeront davantage une animation de territoires en difficulté économique et sociale qu’un soutien à la création artistique. Ils sont (et seront davantage encore dans le futur, car le soutien économique de l’État à ce type d’entreprise devrait augmenter) une véritable aubaine pour la ministre. Pour obtenir des financements pour son projet, chacun sait dorénavant qu’il ne faut pas demander « une subvention pour un soutien à la création » mais « une aide à la mutualisation des emplois supports » ou « une aide à une animation de quartier ».

Le secteur culturel géré par le ministère de la Culture est devenu ainsi soit un secteur marchand, soit un outil de remédiation sociale. C’est un tout autre prisme qui est proposé. L’individu choisit ce qu’il veut voir (une culture de la supposée demande en vue d’un supposé succès commercial assuré), ce qu’il veut proposer (projets émanant d’individus financés notamment par de l’argent public sans obligation de justification et d’encadrement du sens de la dépense et du service rendu à la population), à qui la création doit s’adresser.

Or, la remédiation sociale comme le monde marchand au bénéfice de l’individu engendrent une logique de fragmentation : l’art n’est plus solidaire dans le sens où il n’est plus en indivision avec le groupe/société, mais fraternel dans le sens où un individu parle, s’approche d’un autre individu parle à un autre groupe identifié. Cette culture cible un public spécifique et ne vise plus le « pour tous ». À chacun sa culture en quelque sorte. La mixité, le mélange disparaissent.

Les individus sont ainsi assignés à leurs origines, leurs lieux d’habitation, leur genre : le paysage relationnel de chacun — cher à Édouard Glissant — reflétant toute sa complexité, sa diversité et ses rencontres n’est plus au centre des politiques publiques [5].

Or, l’artiste indivis faisait lien avec le reste de la société, garantissait la fabrique d’une unité qui accueille les différences idéalement sans clivage, rivalité ou enfermement ; autant de conditions qui étaient au fondement de l’ethos démocratique. Les nouveaux critères proposés pour la fabrication des politiques culturelles visent à remplacer l’intervention directe de l’État en vue de l’émancipation de l’individu par un rééquilibrage de l’offre, par une logique d’accompagnement du marché et de régulation économique au détriment de l’offre symbolique. L’individu subit ainsi une assignation identitaire et sociale. En outre, l’intervention de l’État via la subvention ne se justifie désormais plus que pour les plus faibles (et encore, dans une mesure toute relative). Ceux désignés comme tels (les minorités, les femmes, les « publics empêchés ») sont assignés à un état qui ne leur permet pas de faire lien avec les autres. C’est une politique de pompier pyromane qui ne fait que fragiliser notre démocratie.

trouver des parades ?

Ces mutations récentes s’accompagnent de fait de la négation des corps intermédiaires. Les associations, les syndicats ne sont plus consultés et les projets du gouvernement sont annoncés sans leur avis. Ainsi, l’horizontalité de leurs points de vue n’est plus prise en compte et toutes les réformes sont passées en force à coup de conférences de presse légitimées par quelques professionnels qui ont accepté de servir d’alibi à une décision autoritaire. L’intérêt général d’un secteur n’est plus l’objectif à atteindre. Les récentes annonces sur le Pass culture par exemple, ont été faites sans consultation aucune, y compris des collectivités territoriales qui découvrent dans la presse le futur dispositif qu’elles vont devoir mettre en œuvre sur leurs territoires. Observons que cette méthode a pour effet de mettre en concurrence les dispositifs existants qui ne s’articulent plus et ne coopèrent plus.

Face à cette dérive autoritaire voire parfois despotique, comment la société civile s’organise-t-elle ? Comment les projets se construisent-ils ? Quelles sont les parades qui émergent ?

En effet, face à ce désengagement progressif de l’État au profit du monde entrepreneurial et économique, des systèmes alternatifs ont vu le jour tous issus du monde du secteur privé : crowfunding, fondations, mécénat etc. Ces solutions nouvelles, pour séduisantes qu’elles puissent être car permettant aux projets de voir le jour, ont un inconvénient majeur : celui de remettre en cause un idéal de la société démocratique où l’art joue un rôle de mélangeur par la multiplicité de l’offre, ce qui va au-delà de la sémantique institutionnelle de la diversité. Il joue également un rôle d’éloignement des risques mortifères de la division et de la rivalité par la catharsis des passions.

Or l’intrusion du secteur marchand dans la fabrique artistique fait courir le risque d’une concurrence exacerbée entre les œuvres, d’une concentration de l’offre et de la diffusion d’un art du divertissement sans fonction régénérative.

Si la Comédie-Française est financée par la Fondation Bettencourt-Schueller, la pièce Bettencourt Boulevard ou une histoire de France de Michel Vinaver pourrait-elle être reprise dans ce lieu ou sera-t-elle censurée ? Ou encore, si un producteur de cinéma propose un projet à Canal+, filiale du groupe Vivendi appartenant au groupe Bolloré remettant en cause ses intérêts en Afrique, sera-t-il examiné ? Enfin, si un projet culturel local est financé par une campagne de levée de fonds en crowfunding, ce projet pourra-t-il s’affranchir de la communauté des personnes qui l’ont financé ? Comment ne pas répondre à ses attentes ? Le recours aux réseaux économiques privés est donc le premier réflexe et il est d’ailleurs encouragé fiscalement par les lois de ces dix dernières années qui proposent du crédit d’impôt par exemple. Or l’objectif démocratique d’une politique de la culture de fait, en situation, disparaît. Le plus souvent les projets aboutissent d’abord à la création de collectifs. Lesquels déposent des dossiers de demande d’aide économique tant au secteur privé qu’au secteur public et, s’ils rencontrent le succès, ils sont généralement rachetés par le privé.

Ces constats, si sombres soient-ils, ne doivent pas nous faire perdre de vue l’absolue nécessité de continuer à croire au changement. Nous devons maintenir un discours et nous rappeler ce qui nous semble avoir été démocratique, sans nostalgie mais pour affirmer qu’il faut continuer à conserver cet imaginaire comme objet de reconquête et de programmation si nous arrivons à gagner sur le plan électoral. En démocratie, l’artiste a vocation à oser dire la singularité, les errements du pouvoir et du groupe, il éloigne ainsi les risques mortifères, ceux de la rivalité exacerbée comme ceux de l’apathie généralisée. C’est pourquoi il ne peut dépendre ni du seul pouvoir politique, ni des lobbies économiques et il doit en être protégé.

Post-scriptum

Blanche Gaspard travaille pour les structures syndicales professionnelles du cinéma et du théâtre depuis vingt ans, un poste d’observation participante.

Notes

[1Loi n° 2018-32 du 22 janvier 2018 de programmation des finances publiques pour les années 2018 à 2022.

[2Même si, en ce qui concerne les films cinéma particulièrement, les frais de publicité vont croissant laissant peu de possibilités aux écritures discordantes d’exister dans le paysage médiatique.

[3Lettre de mission du 1er août 2007 de Nicolas Sarkozy et François Fillon à Christine Albanel.

[4Donnant au passage un pouvoir exorbitant aux brasseurs qui prennent une part majeure dans l’équilibre financier de ces lieux notamment concernant les musiques actuelles.

[5Édouard Glissant, Poétique de la relation (Poétique III), Paris, Gallimard, 1990.