chronique de…

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L’usage des réseaux sociaux est devenu peu à peu quotidien chez de très jeunes élèves, dessinant un nouveau visage au harcèlement. Plus de discontinuité pour ces « hyper connectés » entre le dehors et le dedans du collège ou de la classe. Les effets en sont tellement submergeants que les chefs d’établissements s’alarment et font appel. Ouvrir des espaces de parole où apprendre d’eux ce dans quoi ils sont pris est le pari proposé par l’association parADOxes.

Une amie me disait récemment avoir revu le film de Jean Rouch Chronique d’un été et avoir été frappée par les conversations. Ces séquences où la parole se donne, se prend, longuement. Dans la dimension d’un espace-temps qui aujourd’hui surprend.

La conversation.

Dans plusieurs collèges de Paris où le harcèlement sur les réseaux sociaux a fini par envahir cours et cours, les chefs d’établissements dans l’effroi nous ont appelés. Nous, c’est une association parisienne, parADOxes [1], qui accueille des adolescents pour des consultations gratuites et des ateliers d’écriture individuels ou en petits collectifs. Ceux qui travaillent là ont pour boussole la psychanalyse.

Nous avons proposé des conversations. C’est un pari.

Ni réponse déjà-là, ni expertise, des rencontres avec quelques classes.

Nous faisons le pari d’enfoncer un coin, comme fait le bûcheron pour séparer un bloc de bois. Le pari de la conversation, pour que quelque chose se desserre, et apprendre de ces élèves ce qu’ils peuvent dire du harcèlement, vieux comme le monde, dans leur monde.

« On veut parler des mots qui blessent ! » Ils sont très jeunes, vifs, s’expriment à toute vitesse, comme en courant. Les mots s’enchaînent, enjambées sur les pierres d’un torrent, certains se détachent sur le cours des voix, sonore, ininterrompu. « Et la honte, trahir un secret, être humilié c’est grave ! », « et rabaisser avec la race, la religion, c’est extrême », « et dire des choses sur le corps aussi ».

Dire vite, vite. Qui parle ? Et, et, et… hey !

Nous sommes venues à deux, pour saisir ce qui est lancé, relancer et l’écrire au tableau. Les corps s’agitent. Ils connaissent l’étau, sur le bout des doigts. Le harcèlement a pris un nouveau visage : c’est du cyber. Avec Snapchat, l’éphémère les happe. Ne rien rater. Apparition/disparition. Le court-circuit de la pulsion. Voir/se faire voir.

D’où vient qu’on dise : les réseaux sociaux ? Dans Wikipedia, « l’origine en est attribuée à John Arundel Barnes en 1954. Cela désigne des activités qui intègrent des technologies et une interaction sociale entre des individus ou un groupe d’individus ». Puis l’expression a désigné l’usage social d’internet.

Le réseau les addicte. Branché sur eux même la nuit, « jamais j’éteins mon portable et si j’ai plus de batterie, je cours pour le brancher ! » Il traverse leurs vies, portant la flèche de leurs mots dont eux-mêmes sont les cibles vivantes. Ils disent le jeu par lequel ils sont joués, la pointe acérée et le poison parfois mortel qui les atteint. Les insultes, les injures, le privé « balancé », les secrets dévoilés « et la petite voix qui dit la ligne rouge, la conscience », « mais ça ne s’arrête pas », « et blesser pour toucher ». Les espaces distincts de l’école, des jeux et des loisirs, de la vie familiale n’ont plus assez d’épaisseur pour en freiner la course, ils se décolorent autour du trajet incandescent de l’appli qui les transperce : c’est le lieu de ce trajet sans fin qui est devenu le lieu, la scène où tout se joue « c’est plus important que tout, c’est ma vie ! ». Dans la chevauchée des posts, la jouissance brûle « et il y a la haine qui efface tout, même la conscience. Ça soulage aussi ».

De quelle douleur d’exister ?

Ce qui apparaît sur le réseau les hante à la façon des hallucinations, mots et images tournent dans leurs excès de sens. Ça parle et ça montre. Chacun devient la portée de son portable : c’est sur leurs corps que s’inscrit ce qui les mord — « et c’est quoi la différence entre le regret et le remord ? »

Que nous disent-ils de si profond, de si grave, que font-ils résonner de cette impasse parfois extrême, de l’étau d’une séparation presque impossible d’avec ce qui les envahit ? Une petite voix le prononce « ça peut aller jusqu’à l’envie de mourir ». Une autre, plus tard « les défis, ça va jusqu’à la mort vous savez ? » La solitude de chacun se découpe, avec une intensité effarante. Si d’autres usages du réseau coexistent à cette forme de supplice, rien ne l’efface, rien n’en protège.

Pourtant. De la conversation proposée, ils se saisissent. Ils nous parlent, et au fil des rendez-vous nous entendons, l’appel — Et, et, et… hey ? — l’adresse. Nous revenons vers eux avec toute l’attention que ce qu’ils nous ont confié demande, pour que leur demande s’ébauche. D’aide ? L’une se lève, elle parle courageusement devant la classe d’un épisode très difficile dont elle a souffert et le silence l’accueille. Un autre avance une histoire où la douleur prêtée à la scène qu’il raconte fait vibrer sa voix. D’autres dessinent des scènes très violentes. D’autres encore écrivent.

Des petits bouts de savoir se détachent qu’ils nous tendent, encore cousus dans leurs enveloppes. « Le savoir c’est une énigme » écrit Lacan dans son séminaire Encore [2]. Avant de les décacheter, veiller à ce statut d’énigme, à l’ombre et à l’épaisseur de l’insu, là où il faisait trop clair.

Pour cela, du temps. Et une autre dimension. Dit-mansion comme l’écrit Lacan dans son néologisme pour désigner la résidence du dit [3], « de ce dit dont le savoir pose l’Autre comme lieu ».

N’est-ce pas ce lieu de l’Autre qu’appelle la forme interrogative de leurs phrases ? Du savoir serait donc là, à prendre dans cet Autre à qui ils s’adressent, un savoir « fait d’apprendre » et sur lequel nous devons veiller en nous prêtant à incarner cet Autre, afin de pouvoir pas à pas le construire avec eux.

Car pour nous aussi, il est fait d’apprendre.

Notes

[1ParADOxes est une association créée en 2009. Centre de consultations psychanalytiques et d’ateliers individuels ou en petits collectifs, à Paris 10e. Membre de la FIPA (Fédération des institutions de psychanalyse appliquée).

[2Jacques Lacan, Encore, séminaire XX, Seuil, 1975, p. 125.

[3Jacques-Alain Miller, …du nouveau ! Introduction au séminaire V de Lacan, Éd. rue Huysmans, 2000, p. 45.