Vacarme 84 / Cahier

violences policières et guerre permanente

l’assassinat de Marielle Franco

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l’assassinat de Marielle Franco

L’assassinat de la militante Marielle Franco au Brésil est l’expression d’une catastrophe politique de grande ampleur. Mais alors qu’on la présente souvent comme une crise politique de la représentation liée à la démission de Dilma Rousseff, Giuseppe Cocco montre ici, à rebours des récits dominants, qu’il s’agit plutôt d’une transformation dans le régime de la violence. Évaluer la situation brésilienne, où la police devient une milice et où les milices assurent les fonctions de la police, suppose de mesurer l’état de guerre permanente que traverse le continent.

Le brutal assassinat de Marielle Franco et de son chauffeur Anderson Gomes, le 14 mars 2018, a eu un retentissement comparable à celui des assassinats de Chico Mendes, le 22 décembre 1988, ou de Dorothy Stang en février 2005 [1]. L’indignation internationale a, cette fois-ci, par son ampleur, non seulement produit de la solidarité avec les militant·e·s et les compagnons des victimes contre une violence politique destinée à faire taire les voix de la résistance et à réaffirmer la loi du silence ; mais elle a aussi obligé les pouvoirs publics brésiliens à mener l’enquête de façon efficace et rigoureuse. Pourtant, la campagne a également contribué à entretenir une série d’équivoques et de fausses équivalences.

Commençons par les équivoques. La gauche et le camp « progressiste » à l’échelle globale se sont laissés prendre dans les narrations de la gauche brésilienne. Celles-ci visaient à inscrire ce meurtre dans le cadre de ce qu’ils ont appelé le « coup » d’État parlementaire contre Dilma Rousseff. En effet, nombreux sont ceux qui pensent l’assassinat de Marielle comme l’un des épisodes du « coup d’État », de l’arrestation de Lula et vont même jusqu’à le qualifier de meurtre « d’État » dans le cadre de l’intervention fédérale décrétée par le président-tampon, Michel Temer, confiée aux mains des forces armées — les deux généraux de l’armée commandent désormais l’intervention et les forces de sécurité à Rio de Janeiro. C’est le parti de Marielle lui-même, le PSOL, qui a produit — au moins en partie — ce type de récits. En organisant un meeting de protestation contre l’assassinat de Marielle et l’arrestation annoncée de l’ex-président, il a légitimé cette instrumentalisation orchestrée par Lula.

Marielle représentait une double menace : d’une part, en raison de ses dénonciations des agissements mafieux de polices et de milices et, d’autre part, parce qu’elle offrait un horizon d’auto-organisation et d’auto représentation des pauvres.

Soyons clair : si Marielle était vivante, elle alimenterait ces mêmes récits et aurait peut-être embrassé le point de vue de l’ex-président. Toutefois, le fait est qu’il n’y a pas eu de « coup d’État », mais la destitution constitutionnelle d’une présidente qui ne bénéficiait plus des conditions minimales pour gouverner. En outre, le meurtre de Marielle n’est pas la conséquence de l’intervention fédérale confiée à l’armée. Affirmer cela ne revient ni à sous-évaluer la dimension de la crise politique, et économico-sociale, qui a porté à la chute de Dilma, ni, moins encore, à diminuer la gravité de l’écroulement des institutions à Rio de Janeiro. Au contraire, il s’agit de placer les événements dans le contexte et la complexité de ces crises multiples et ce, sans renoncer à en saisir les véritables tenants et aboutissants.

Pour commencer, ce n’est pas l’assassinat de Marielle qui est une conséquence de l’intervention fédérale à Rio, mais l’intervention fédérale qui est la conséquence d’une inflexion dans le régime de violence, ayant mené, entre autres, au meurtre de la militante noire, gay et des favelas. Le fait que l’intervention soit chronologiquement antérieure (de quelques semaines) à la mort de Marielle ne signifie absolument rien. Au-delà des intérêts politiques et électoraux du président-tampon, l’intervention fédérale à Rio a en effet été décidée à cause de la transformation qualitative plus encore que de l’augmentation du niveau de violence. La faillite (au sens strict du terme) économique et institutionnelle de l’État de Rio de Janeiro a des conséquences dramatiques sur un tissu social et politique qui était extrêmement fragile.

Très schématiquement, on peut résumer ces conséquences en deux tendances : d’une part, l’instauration d’un véritable vide politico-institutionnel qui amplifie de manière exponentielle les ambigüités qui traversent historiquement l’appareil policier de l’État dont Rio est la capitale ; d’autre part, la multiplication, dans ce contexte d’accélération de l’économie politique informelle, illégale et criminelle, de véritables guerres de bandes organisées s’installant sur les territoires métropolitains. L’intervention fédérale, quand bien même sa décision serait traversée par les calculs politiques du président-tampon, ne pourrait pas avoir lieu sans le consensus des Forces Armées devant la situation de crise : l’épuisement de la politique de pacification des UPPs (Unités de Police Pacificatrice) s’est vite transformé en une amplification sans précédent de la pression criminelle exercée par la police elle-même, et notamment la Police Militaire, sur les ressources économiques de territoires, qui déborde largement le cycle de la drogue vers le contrôle généralisé de l’ensemble des activités économiques, y compris des impôts, selon le modèle des « milices » — nom donné à ces réseaux de policiers, ex-policiers et autres figures paramilitaires qui ne se limitent plus à prélever une part de la rente des activités des réseaux illégaux mais passent à les exercer directement. Cette situation se présente comme une inflexion très problématique au niveau économique et politique. D’un point de vue économique, l’écroulement des politiques de pacification se traduit non seulement par le renforcement de l’emprise de l’économie criminelle sur la gestion de tous types de circulations sur ses territoires (des transports publics au signal de la TV à câble et de l’internet, en passant par la distribution du gaz, les moto-taxis et la taxe que tout habitant de la région doit payer), mais il a un impact direct sur les autres activités économiques, notamment le transport des marchandises et le marché immobilier. D’un point de vue politique cette fois, l’inflexion et l’expansion de l’économie criminelle ont eu pour effet d’amplifier toutes ses formes de représentation parlementaire à tous les niveaux, et tout particulièrement au parlement, (Assembleia Législativa, ALERJ) et dans les Conseils Municipaux (Câmara dos Vereadores).

L’intervention fédérale obéit donc aux modalités et aux urgences de cette situation : la multiplication des conflits au fusil mitrailleur menace systématiquement les grandes voies rapides dont dépend la respiration de la métropole et, en même temps, la perte quasi-totale de contrôle institutionnel sur les forces de police (qui relèvent du gouvernement de l’État fédéré) fait de l’armée la seule force capable de changer la donne. L’intervention fédérale est donc le résultat de cette dégénérescence de la situation globale de l’État et de la ville de Rio, et elle vise directement les différentes forces de police, en tant que telles ou en tant que « milices ».

Dans ce contexte, l’assassinat de Marielle est à la fois une confirmation des raisons de l’intervention et une de ses conséquences. D’une part, la force de l’économie criminelle (mafieuse) explicite sa dimension politique dans l’élimination d’une des figures de pointe de la résistance des pauvres. D’autre part, cette même force « mafieuse » provoque l’intervention de trois manières : en menaçant d’amener la violence directement au cœur de la représentation ; en affirmant que l’intervention n’est pas à même de maîtriser la crise ; en amplifiant les mobilisations « garantistes » contre l’intervention.

Après ces précisions, nous pouvons maintenant saisir les fausses équivalences. Tout d’abord, quand il est question des violences policières qui ont lieu à Rio (et au Brésil plus généralement), on parle des activités de troupes d’occupation coloniales plutôt que de traditionnelles activités de maintien de l’ordre par la police. Cette différence ne suffit pas non plus d’ailleurs, puisque la police, pour violente qu’elle soit, n’est que l’une des multiples forces armées qui contrôlent les territoires en s’affrontant souvent entre elles. Outre les deux forces de police que sont la Police militaire et la Police civile, les territoires sont investis par les différents « commandos » du narcotrafic (aux trois de Rio, Comando Vermelho, Amigo dos Amigos, Terceiro Comando, s’est récemment ajouté le Primeiro Comando da Capital, l’organisation criminelle hégémonique dans la ville et l’État de São Paulo) et les milicias, c’est-à-dire les anciens policiers ouvertement passés au contrôle de l’économie d’une région déterminée.

Dans ce contexte, on comprend mieux ce qui se passait en juin 2013 lors des grandes manifestations et des émeutes contre l’augmentation du prix des billets des transports publics et, plus généralement, contre les politiques des méga-événements : la possibilité d’affronter la police dans la rue sans être tué était l’un des miracles paradoxaux de ces manifestations, et c’est bien cette brèche qui alimentait et amplifiait la participation populaire — notamment des jeunes — aux manifestations semi-insurrectionnelles. À Rio, où les multitudes se sont mobilisées et massifiées plus que partout ailleurs, la dimension de la brèche (les affrontements de rue) est apparue clairement le 24 juin. Après les grandes manifestations du 17 et du 21 et les affrontements qui ont eu lieu dans le centre de la ville (avec la tentative d’occupation du Parlement de l’État le 17, et les barricades près du siège de la mairie de Rio, tout au long de l’Avenida Presidente Vargas, le 20), le 24 juin des groupes de jeunes de la favela de Maré décidaient de manifester en bloquant l’une des grandes artères qui passent à côté de leur favela. Les plus jeunes décidaient d’en profiter pour voler dans les voitures embouteillées par la manifestation, et la troupe d’élite de la Police militaire (PM) entreprenait de les réprimer en les poursuivant dans la favela, où ils étaient reçus par les tirs des soldats du narcotrafic qui tuèrent l’un des policiers. Voilà que la logique et la routine de guerre s’installaient à nouveau : le jour même, en représailles, les troupes d’élite de la PM (BOPE) tuaient au moins dix personnes au hasard et en blessaient un nombre indéterminé. En d’autres termes, lorsqu’on passe du Nord au Sud, du centre à la périphérie, les « violences policières » qui ont lieu dans les manifestations de rue apparaissent comme une brèche hors des dispositifs guerriers ordinaires qui régulent la vie des pauvres. Et ce fut bien l’une des dimensions essentielles du mouvement de juin 2013 : rompre la routine de la guerre et la loi du silence qu’elle impose et reproduit, permettre à la résistance des pauvres de jeter son corps dans la lutte, dans l’explicitation du conflit qui permet à la démocratie de commencer à exister.

Le conflit est bien l’exception démocratique.

Nous en venons ainsi à une deuxième dimension des fausses équivalences. Nous venons de voir que les violences policières dont il s’agit à Rio de Janeiro sont le fait d’un ordinaire plus proche d’une guerre que de la répression des manifestations démocratiques. À cet égard, le Brésil est bien le « futur » de l’Europe (et de la France), on y assiste au devenir-armée de la police et au devenir-police de l’armée. En même temps, ce modèle ordinaire de régulation biopolitique des pauvres au Brésil, exceptionnel à l’échelle mondiale, ne doit pas être pensé dans les termes d’une dynamique linéaire et verticale de la « violence ». Le Brésil en général, et Rio de Janeiro en particulier, ont toujours fonctionné par modulations d’intensité de la violence et avec des doses importantes de chaos. Cela signifie qu’il est très difficile sinon impossible de distinguer avec netteté les lignes d’amitié et d’hostilité. Nous renvoyons la réflexion sur cette analyse à un essai à paraître sur la guerre en Amérique Latine. Nous nous limiterons ici à illustrer cette situation par le biais de trois exemples de dynamiques récentes, toutes en rapport direct avec l’intervention fédérale et l’assassinat de Marielle.

Le Brésil est bien le « futur » de l’Europe, on y assiste au devenir-armée de la police et au devenir-police de l’armée.

Revenons d’abord sur la guerre ordinaire, qui est le quotidien de Rio. Les policiers de la ville et de l’État fédéré, notamment les policiers militaires, sont tués en grand nombre et tuent en plus grand nombre encore : entre janvier et mai 2018, 47 policiers militaires ont été tués (la plupart quand ils n’étaient pas en service) et pour chacun d’entre eux la police a tué 35 personnes en moyenne. Sans compter les victimes des accrochages entre les différents commandos, les disparus etc., ce sont près de 200 morts au cours des 4 premiers mois de 2018. Or, tous ces morts ne sont pas du tout le fruit de la « guerre » aux « narcos », mais de l’économie politique mafieuse qui régit les territoires de la métropole. Pour ces réseaux mafieux, Marielle représentait une double menace : d’une part, en raison de ses dénonciations des agissements mafieux de polices et de milices et, d’autre part, parce qu’elle offrait un horizon d’auto-organisation et d’auto-représentation des pauvres. Deux épisodes récents dans les enquêtes sur le meurtre de Marielle ont mis cela à jour de façon claire. Presque deux mois après le meurtre, alors que les investigations policières semblaient patiner, la presse a publié des fuites indiquant que le police était sur le point de s’intéresser aux milices de la zone ouest de Rio, que l’enquête impliquait des policiers, des anciens policiers et un conseiller municipal qui aurait été membre de la même milice. Si le général responsable de la sécurité à Rio s’est immédiatement plaint de ces fuites, le ministre de l’Intérieur, et le président Temer lui-même, confirmaient que le dénouement était proche et que tout indiquait que tueurs et mandants étaient membres des milices. Or, de quoi s’agit-il ? de quel type de conflits Marielle s’était-elle occupée ? Premièrement, elle avait donné main forte à un groupe de femmes qui s’opposaient aux projets de verticalisation immobilière que la milice essayait d’imposer dans deux grandes favelas de la zone ouest, Rio das Pedras et Gardenia Azul. Ensuite, Marielle se faisait l’écho des habitants d’une autre favela de la même zone, mondialement connue depuis le film qui porte son nom : la Cidade de Deus. Dans ces lieux, le problème n’est pas tant que la police puisse peu à peu prendre la forme d’une milice, mais plutôt que la police est une milice. Le quotidien O Globo (12 mai 2018) l’explique comme suit : une commission d’habitant·e·s dénonce plus de 500 cas « d’abus » pratiqués par la Police Militaire. Il s’agit de vols : les policiers entrent dans les résidences et les pillent en s’appropriant smartphones, chaînes audio, appareils de télé, argent, comme dans le cas d’une employée domestique à qui les flics ont volé les épargnes d’une vie de travail (un peu moins de 10 000 euros). La délégation de cinquante personnes qui avaient osé rompre la loi du silence a dû renoncer devant les intimidations des policiers, qui les ont empêchées de visiter le ministère public. Les policiers contrôlent aussi les smartphones des habitants, les obligeant à leur livrer leur mot de passe pour ensuite effacer les éventuelles photos des dégâts et des vols, et cela non sans tabasser l’éventuel porteur de ces preuves visuelles du pillage.

Voilà donc quelques-unes des lignes de modulation du conflit lié à l’explicitation politique de la gouvernementalité mafieuse de Rio. L’intervention fédérale, confiée à l’armée, constitue bien, dans cette perspective, une tentative pour limiter la montée en puissance de bandes organisées qui essaient de transformer la capture de la richesse des flux métropolitains sur un terrain immédiatement politique.

Pour avoir une idée plus précise de la très grande complexité de la situation, il est encore utile de citer des opérations menées dans le cadre de l’intervention fédérale. Le 7 avril, dans la périphérie ouest de Rio, la Police civile a envahi une fête organisée par l’une des plus importantes milices (la Liga da Justiça). Le bilan a été de 4 miliciens tués, 13 fusils mitrailleurs saisis et 159 personnes arrêtées, accusées d’être membres de la milice — dont 139 seront libérées 20 jours plus tard. Le 25 avril une deuxième opération a été réalisée contre la même milice, avec l’arrestation d’une vingtaine de milicianos.

Marielle était justement contre l’intervention fédérale, pour toutes sortes de bonnes raisons : parce qu’elle était menée par un gouvernement (celui de Temer) lui-même cause de la crise de Rio ; parce qu’elle amplifiait le processus de militarisation de la ville ; parce qu’elle était une tentative désespérée du gouvernement fédéral de dévier l’attention des investigations qui l’accablent.

Mais être contre l’intervention et contre le gouvernement Temer n’implique pas d’oublier que Temer est aussi responsable de la tragédie de Rio (et du Brésil) que Dilma et Lula, et que l’intervention a une dynamique et une légitimation propres, dictées non seulement par la profondeur et le caractère dramatique de la crise que la ville et l’État de Rio traversent, mais par un vide politico-institutionnel de plus en plus grand. De même que le gouvernement Temer peut prendre des mesures avancées (par exemple le pardon judiciaire décrété pour le jour des Mères, parmi les plus avancés jamais adoptés, avec la reconnaissance des femmes transsexuelles, indigènes etc.) [2], de même l’intervention, qui n’est pas nécessairement limitée aux objectifs définis par le gouvernement fédéral, ne peut pas non plus être réduite à une militarisation aveugle.

Toute analyse binaire de cette situation ne constitue pas seulement une réduction fausse de la complexité des dynamiques et des enjeux, mais conduit aussi au risque ultérieur d’un affaiblissement des capacités de réponse démocratique. C’est bien ce que nous avons pu constater dans la campagne de mobilisation qui a suivi l’assassinat : si au départ les manifestations débordaient puissamment le cadre du parti de Marielle (le PSOL), le mouvement s’est vite affaibli quand le PSOL, et même la famille de Marielle, ont laissé la « gauche » utiliser son meurtre pour alimenter des récits mystifiés sur l’arrestation de Lula. Sur le versant opposé, la chaîne de télévision Globo (qui appuie l’intervention sans appuyer Temer) béatifie Marielle, tandis qu’en même temps un virage éditorial fortement démocratique et politiquement correct montrait que les secteurs libéraux du pouvoir avaient eux aussi besoin des mouvements dont Marielle continue à être l’expression.

Post-scriptum

Giuseppe Cocco est professeur de théorie politique à l’université fédérale de Rio de Janeiro. Il est membre du réseau Universidade Nômade Brasil et de la revue Multitudes. Il a publié, avec Antonio Negri, GlobAL (Éditions Amsterdam, 2007).

Notes

[1Chico Mendes, leader syndicaliste brésilien qui luttait pour les droits des seringueiros (ouvriers qui extraient le latex dans les plantations d’hévéa) et pour la sauvegarde de la forêt amazonienne, assassiné sur l’ordre d’un propriétaire terrien. Dorothy Mae Stang, religieuse américaine qui défendait les paysans pauvres et illettrés et luttait contre la dévastation de l’Amazonie, assassinée par deux tueurs à gages dans l’État du Pará, sur l’ordre d’une mafia de grands propriétaires terriens, d’exploitants forestiers et de politiques.