Vacarme 85 / Cahier

Un art du lien Entretien avec Mathilde Monnier

Un art du lien

À travers les multiples facettes d’un travail artistique à la créativité infaillible, Mathilde Monnier, qui dirige depuis 2014 le Centre national de la danse, est depuis longtemps une interlocutrice évidente pour Vacarme. Elle déplie ici pour nous différents aspects de son parcours et de son activité, toujours vivace et polymorphe. Fait leçon, notamment, son aptitude à se situer constamment au cœur des problématiques qui creusent et remodèlent l’univers chorégraphique, à ses foyers de renouvellement. On écoute, on lit, on bouge en dedans : respect.

Que pouvez-vous nous dire de votre parcours ?

L’époque a beaucoup changé, aujourd’hui la plupart des danseurs se construisent à travers des écoles ou des universités. C’est quelque chose qui n’existait pas quand j’ai commencé, les cadres de construction étaient plus hétérogènes… J’ai commencé à danser, comme beaucoup de danseurs de ma génération, dans des associations, des écoles privées, même s’il y avait déjà des conservatoires. Mon parcours est celui d’une autodidacte, d’une auto-construction et je suis rentrée très vite dans la profession : j’ai été engagée à 19 ans dans une compagnie à Lyon.

Mon parcours s’est inventé au gré des rencontres, de la détermination personnelle, des opportunités. Quand j’étais en terminale au Lycée Ampère Bourse à Lyon, j’ai découvert juste derrière mon lycée un cours de danse contemporaine, j’y allais le midi et le soir et c’est là que j’ai rencontré Didier Deschamps (aujourd’hui directeur du Théâtre de Chaillot), qui m’a suivie pendant des années et qui est devenu un ami. C’est une chance d’être tombée sur la bonne personne au bon moment et de m’en être saisie, dans cette ville de Lyon qui était la capitale de la danse contemporaine. Ce sont des circonstances croisées qui permettent la construction d’un parcours.

Photo Sébastien Dolidon

Comment se passe la formation des danseurs aujourd’hui ?

Il y a de moins en moins de danseurs autodidactes, presque tous les danseurs ont un master, ou alors ils viennent de l’étranger et ont suivi des cursus universitaires.

En trente ans, le paysage de la danse s’est complètement modifié. Aujourd’hui, les étudiants ont tous accès à un enseignement théorique et esthétique sur l’histoire de la danse, ils ont la chance de traverser différentes techniques… Ils acquièrent un bagage complet et deviennent danseurs plus tard, vers 25-26 ans au lieu de 18. Ça s’est décalé de presque sept-huit ans. À mon époque, à cet âge-là, on était déjà presque en fin de carrière ! Quand j’ai commencé de danser à 19 ans, je me disais : comme je suis vieille ! Parce qu’il y avait des danseurs qui commençaient à 16 ans… En revanche aujourd’hui, on danse couramment jusqu’à 42-45 ans en compagnie. On est en forme plus tard et c’est bien !

Comment êtes-vous passée de danseuse à chorégraphe ?

Ça s’est fait assez vite. J’ai été quatre ans danseuse professionnelle : deux ans dans une compagnie à Lyon, puis deux ans au Centre national de danse contemporaine (CNDC) d’Angers, alors dirigé par Viola Farber, une compagnie de très haut niveau. Puis, je suis partie à New York avec Jean-François Duroure ; nous avions obtenu une bourse pour travailler chez Merce Cunningham. Les cours avaient lieu uniquement le matin et comme on s’embêtait un peu, on s’est mis à travailler tous les deux dans notre cuisine sans se dire qu’un jour, on serait chorégraphes ! C’est comme ça qu’on a créé notre première pièce, Pudique Acide, qui a été montrée dans un loft. Ça a marché, Philippe Decouflé nous a invités à la présenter à Paris à l’avant-première de son spectacle. C’était lancé ! Les grands festivals nous ont invités : le Festival d’automne, le Festival d’Avignon, New York… À l’époque, on pouvait démarrer une carrière avec presque rien.

Dans quel paysage chorégraphique vous inscriviez-vous ?

Dans la nouvelle danse française des années 1980. Jack Lang venait d’arriver, il y avait de d’argent pour la danse, une écoute, des centres chorégraphiques qui se créaient, et surtout le lien avec les instituts français à l’étranger. Il y avait une place à prendre et on l’a prise. C’était une époque incroyable, il existait une liberté, une ouverture… On entrait tout de suite dans les circuits, on voyageait énormément. Presque tout le monde pouvait être chorégraphe. C’était la naissance d’une discipline qui s’institutionnalisait.

Mais Jean-François (Duroure) est tombé malade d’un cancer très grave, il avait 20 ans et travaillait aussi chez Pina Bausch. Il s’en est sorti d’une manière complètement improbable et on a tout de suite écrit ensemble une nouvelle pièce à partir de cette expérience très dure de l’horizon de la mort, qu’on a appelée Mort de rire. Peu après, on s’est séparés, et j’ai commencé ma première pièce : Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt ; j’ai choisi ce titre en référence au tableau de Magritte qui représente une femme nue au milieu de plusieurs surréalistes hommes.

Pour moi, c’était déjà emblématique de la position de la femme, de l’invisibilité de la femme et de son invisibilité comme chorégraphe, de la difficulté pour les femmes d’exister dans un milieu artistique, même si celui de la danse est sans doute le moins machiste. Je cherchais à dire quelque chose à travers ce titre : la femme est là, elle est présente, mais on ne la voit pas.

À l’époque, personne ne parlait de parité. Dans ce milieu masculin, homosexuel, où les femmes ont un statut assez accepté, il y avait pourtant une forme d’hégémonie des hommes aux postes de direction, dans les festivals et les grandes maisons.

Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt a beaucoup tourné. J’ai créé ensuite plusieurs pièces, dont Pour Antigone, qui a fait que j’ai été invitée à diriger le Centre chorégraphique national (CCN) de Montpellier.

Comment Pour Antigone a ouvert cette direction du CCN de Montpellier ?

Mon travail avec des danseurs africains a beaucoup intéressé le directeur de Montpellier Danse, Jean-Paul Montanari. C’était le début de la danse contemporaine en Afrique et j’avais participé à tout un mouvement autour d’artistes africains et du premier concours de danse en Angola, cette première édition est devenue par la suite un festival biennal important, « Danse l’Afrique danse ! » J’avais déjà un lien avec l’Afrique par mon père, qui faisait commerce de Waxs d’Europe vers la Côte d’Ivoire, et j’ai moi-même vécu sept ans au Maroc. La qualité de la danse dans les différents pays africains, la richesse des techniques et des styles, m’ont passionnée. J’ai donc monté Pour Antigone, pièce co-produite par le Quartz à Brest mais aussi Montpellier Danse, le Théâtre de la Ville à Paris et d’autres festivals, et juste après j’ai été nommée au CCN de Montpellier, où je suis restée vingt ans.

Ma première pièce étant déjà emblématique de la position de la femme, de l'invisibilité de la femme et de son invisibilité comme chorégraphe.

Pouvez-vous nous parler de la « construction » du CCN de Montpellier ?

C’était le début des centres chorégraphiques, et le premier CCN à être relié à un festival. Les années 90 constituent un moment charnière dans l’histoire de la danse. Dans le milieu de la danse, beaucoup d’amis sont morts, dont le grand chorégraphe Dominique Bagouet, qui était l’ancien directeur du CCN de Montpellier. Sa mort avait laissé un grand vide.

Je suis arrivée sans qu’il y ait de passation avec lui, dans une ville qui est à la fois la ville de la médecine, de la danse, et une ville socialiste avec pour maire Georges Frêche. Il est par la suite devenu président de région, c’était quelqu’un de très directif avec les artistes, très interventionniste et en même temps très proche.

Au départ, le CCN était un espace assez clos, dévolu à mon travail, avec des danseurs permanents. Rapidement, j’ai décidé de le partager, d’inviter d’autres chorégraphes et de ne plus avoir de troupes permanentes. Les danseurs pouvaient avoir le statut d’intermittents et devenir plus mobiles, travailler avec moi sur une création, puis avec quelqu’un d’autre.

Le système financier du CCN a été complètement repensé à partir de là, cela a permis d’inviter d’autres compagnies et d’ouvrir les premières résidences d’artistes. Nous étions précurseurs de ce qui aujourd’hui est devenu la norme. La première résidence a été une compagnie issue de la mouvance Dominique Bagouet, et nous l’avons fait sur nos fonds propres ; aujourd’hui, il existe des dispositifs financiers pour ces résidences dans chaque CCN.

Photo Sébastien Dolidon

Vous vous intéressez également à l’enseignement de la danse, en particulier de l’art chorégraphique.

Entre 1994 et 1996, nous avions créé, à quelques-uns, un petit groupe qui s’appelait le groupe « école » pour repenser la formation de la danse en France. Il y avait Boris Charmatz (chorégraphe), Isabelle Launay (Université Paris 8), Loïc Touzé (chorégraphe), Catherine Hasler (qui travaillait avec moi). Notre but était avant tout de réfléchir en dehors des réseaux institutionnels. Pour cela, nous nous réunissions régulièrement, on s’écrivait, on s’envoyait des notes. C’était un groupe informel, mobile. Nous avons mis deux ans pour rédiger un projet, une espèce d’utopie d’école, que l’on a remis au ministère. Suite à ça, Boris a créé Bocal, sorte d’école mobile, Loïc est allé aux Laboratoires d’Aubervilliers, Isabelle à Paris 8 et j’ai créé Exerce à Montpellier en partenariat avec l’université Paul Valéry. Au fond, nous nous sommes construits avec nos propres outils.

Au début j’aimais dire qu’Exerce était une école sauvage, une forme d’anti-école, d’école libre où l’on pouvait changer de programme un mois avant la rentrée. Exerce était surtout une école de la recherche et de la création, qui s’est structurée au fur et à mesure, où l’on invitait des artistes. L’ambition était d’engager les étudiants à n’être pas seulement des interprètes mais à être capables de faire quelque chose à partir de la danse dans la société, interroger ce que c’est qu’être un artiste. On a reçu des élèves ayant toutes sortes de profils : des danseurs bien sûr, mais aussi des diplômés de SciencesPo, de philo, des médecins, des architectes, des artistes visuels… C’était passionnant de participer à la naissance de cette formation. Plus de trois cents danseurs et chorégraphes sont passés par cette école. C’est aujourd’hui le seul master de chorégraphie en France (celui d’Angers est fermé depuis le départ d’Emmanuelle Huynh), même si d’autres vont certainement ouvrir.

Peut-être que cela ménage une ouverture, tout ne peut pas s’appréhender comme un savoir universitaire…

Oui bien sûr ! Moi, j’ai appris en regardant, sans méthodologie. Je ne sais pas si ça fait de meilleurs ou de moins bons chorégraphes, en tous cas, la génération des années 80, qui n’a pas eu de formation d’école (Decouflé, Gallotta, etc.) a appris en regardant et en faisant, et en essayant de mettre des mots à partir de la pratique… Elle y est arrivée comme ça.

En danse, le regard est central. Ce sont les meilleurs regardeurs qui sont les meilleurs danseurs. Le danseur qui est capable de comprendre le corps de l’autre, c’est comme la bonne oreille pour un musicien. Je donne des cours là-dessus. Il y a de jeunes danseurs qui apprennent en regardant la télévision, et ils deviennent très précis. J’avais rencontré un jeune danseur qui avait appris à danser en regardant Michael Jackson, c’était un danseur inouï, qui était au ballet de Nancy, et il m’a raconté un jour comment il avait appris la danse, c’était entièrement passé par le regard ! Après, il a fait de la technique bien sûr, mais c’est comme ça qu’il a commencé, il savait regarder.

C’est par le regard que passe le corps de l’autre dans le sien : je dois comprendre comment l’autre s’organise quand il fait ce mouvement, et même si je ne le comprends pas intellectuellement, je dois le comprendre physiquement. C’est tout autre chose que le miroir. On travaille peu avec le miroir. Le miroir renvoie une forme, et en dansant, le danseur a toujours la tête tirée vers le miroir, le miroir c’est le regard du Roi, de Louis XIV…

Comment en venez-vous à postuler pour le Centre national de la danse (CND) ? C’est la première fois que le ministère choisit de nommer un artiste plutôt qu’un administrateur à la tête de cette institution.

C’est effectivement la première fois. Depuis, les choses ont bougé, avec Emmanuel Demarcy-Mota au Théâtre de la Ville, Olivier Py au festival d’Avignon et d’autres encore. Je voyais le CND comme un lieu avec un potentiel incroyable encore en friche. Le sens de ce Centre national de la danse restait opaque pour beaucoup de gens. Ces grandes maisons sont pensées institutionnellement mais pas toujours de l’intérieur, même s’il y a eu beaucoup de choses de faites avant mon arrivée.

J’ai donc passé presque un an à écrire un projet que j’ai soumis au ministère.
Il comprenait plusieurs axes. L’axe de la création, qui vise à associer des artistes au Centre. L’axe pluridisciplinaire, avec des programmes thématiques transversaux (autour des images, de la pédagogie, de la musique, des musées ou des arts visuels). L’axe de la formation, que nous développons à travers de nombreuses initiatives, notamment Camping - qui a lieu chaque année au printemps - et qui permet de travailler le lien entre la sortie d’école et le milieu professionnel.

L’axe de l’international est aussi essentiel : la maison n’était pas très connue à l’étranger. Au fond, tout s’est modifié à partir de la formation que l’on a complètement réouverte. On reste toujours étudiant quand on est artiste, on apprend tout le temps, on doit constamment se former. Cette notion de renouvellement est centrale dans notre métier.

Enfin, j’ai proposé de valoriser les archives et le patrimoine. Chaque année, nous nous attachons à un fonds du CND que nous rendons public à travers une série de manifestations. Ces dernières années, nous avons travaillé autour des archives de Lucinda Childs et d’Alain Buffard. Aujourd’hui, les grandes bases du projet sont posées, et j’espère que l’on ne reviendra pas en arrière, même s’il reste encore beaucoup de choses à faire.

Concrètement, quelles ont été les épreuves de réalité à surmonter en se retrouvant à la tête d’un tel lieu ?

J’ai découvert la grande bureaucratie française telle qu’elle a été pensée dans tous ses établissements. Le CND n’est pas une exception, il ressemble à ce qu’est aujourd’hui l’institution de la culture en France : très perfectionnée, constamment évaluée, tenue de rendre des comptes, soumise à une certaine obligation de résultat, avec un fonctionnement interne sans cesse régulé par les procédures administratives et juridiques. Je n’y connaissais rien et c’est extrêmement complexe, extrêmement tendu. Il faut sans cesse s’adapter à de nouvelles procédures. En cinq ans, nous avons eu quatre ministres de la Culture (Aurélie Filippetti, Fleur Pellerin, Audrey Azoulay et Françoise Nyssen), donc autant de changements de cabinet et d’interlocuteurs.

Au CND, en quelque sorte, nous sommes le ministère, nous sommes un opérateur, nous mettons en œuvre la politique de l’État. Cette politique, nous la construisons avec eux dans un rapport de discussion. Il y a eu beaucoup d’évolution ces dernières années, l’éducation artistique et culturelle (EAC) est devenue une priorité. Elle est tantôt axée vers l’université, tantôt vers la petite enfance, tantôt vers des territoires spécifiques. Aujourd’hui, on intervient dans des territoires qui dépassent largement le 93, en milieu rural, en outre-mer… avec une obligation de résultat, ce qui exige de définir des priorités, de savoir ce qu’est un territoire éloigné et un public éloigné…

Photo Sébastien Dolidon

Comment faites-vous ?

Comme on peut ! On a créé un nouveau projet pour les enfants qui s’appelle Caravane Kids : on emmène le CND dans une valise que l’on déploie à l’intérieur de l’école, on expose nos archives, on projette des films, on fait de petites conférences, des petits spectacles, des bals… C’est une sorte d’occupation artistique pendant deux jours. On le fait également pour les adultes, avec des stages que j’anime, sur trois à cinq jours, comme en ce moment à Taipei. Lors de nos interventions, on cherche aussi à sensibiliser le public sur le métier, il y a beaucoup de professionnels qui ont besoin d’informations sur le métier de danseur, l’intermittence, les droits, la santé…
On demande de plus en plus de choses aux établissements et il va y avoir un moment où je ne sais pas comment on va faire ! Un déséquilibre est en train de se creuser autour de cette culture pour tous, qui est un bon objectif, mais qui ne s’adosse pas toujours aux dispositifs existants mis en place depuis longtemps. Je crois beaucoup aux implantations en régions. Il faudrait davantage s’appuyer sur des structures et des associations de proximité, qui connaissent le terrain et qui peuvent mener un travail sur le long terme. Dans ce domaine, le temps et la décentralisation sont des facteurs essentiels.

Que l'on danse seul ou à plusieurs, la danse est un art du lien. Mêler les corps, les gens, c'est un art très collectif ; il y a de la transmission, de l'humain.

Le CND s’est beaucoup ouvert sur l’extérieur, comment avez-vous remodelé le lieu ?

Nous avons eu envie de modifier le bâtiment pour l’ouvrir davantage sur la ville de Pantin. Au rez-de-chaussée, nous avons élargi l’accès au public, cassé des murs, fait des percées sur le canal. Nous avons ajouté un restaurant, une petite librairie, transformé la médiathèque avec une nouvelle entrée sur la rue, des espaces de co-working, internet en libre accès, la traduction du site en anglais… Ce sont des choses de base, mais elles ont énormément modifié l’usage du lieu.

Quand je suis arrivée, le CND était presque exclusivement réservé à la profession. Il accueille aujourd’hui un public beaucoup plus hétérogène. D’ailleurs, il ne s’agit pas de travailler pour un public en particulier : il y a des publics jeunes qui viennent aux fêtes que nous organisons (celle d’Act Up et d’autres), des lycéens qui viennent préparer leur bac, des étudiants, des doctorants en danse… Depuis deux ans, nous cherchons comment être plus présents dans le milieu universitaire qui souffre beaucoup aujourd’hui : leurs bâtiments ne sont pas accueillants, il n’y a pas de studio de répétition. Notre objectif est de développer le lien avec les masters et les doctorants, de contribuer à rendre visible la recherche. Toutes les semaines, les étudiants de Paris 8 en masters de littérature et de danse viennent dans nos locaux, ils fréquentent la bibliothèque et peuvent répéter dans un studio.

Nous travaillons aussi avec les élèves de l’École Duperré ou de la section danse des Beaux-Arts de Paris. Nous mettons en œuvre des moyens pour financer des ateliers avec des artistes invités qui inviteront à leur tour un chorégraphe de leur choix, nous proposons par exemple des workshops, des conférences, avec Olivier Cadiot, Olivia Rosenthal… Je suis très attachée au fait d’accueillir les élèves. Ce lieu est pour eux, sinon pour qui ?

Ces liens constants avec d’autres champs de création rejoignent votre pratique de chorégraphe.

Cette capacité d’accueil de la danse a toujours été essentielle pour moi. Historiquement, la danse a toujours accueilli des plasticiens, des écrivains, des scénographes… C’était déjà le cas avec Nijinski et Diaghilev, qui travaillaient avec des musiciens et plasticiens dont l’objet même de création était une espèce de révolution. En ce sens, Le Sacre du printemps est un moment incroyablement fort. En danse, on a toujours besoin des autres pour travailler, que ce soit la musique, le décor, l’espace… C’est la base même de notre métier. Que l’on danse seul ou à plusieurs, la danse est un art du lien. Mêler les corps, les gens, c’est un art très collectif ; il y a de la transmission, de l’humain.
L’importance de l’accueil d’autres disciplines m’est apparue très tôt avec une rencontre que j’ai faite au début de mon parcours avec des autistes. À l’époque, j’étais en psycho à la faculté de Lyon, je travaillais avec un groupe de théâtre qui intervenait auprès de patients autistes et j’ai aimé ça. Puis, j’ai été très frappée par la pièce de Bob Wilson Le regard du sourd et enfin, pour des raisons personnelles, la psychiatrie m’intéressait.

J’ai alors pris contact avec l’hôpital de la Colombière, la grande institution psychiatrique de Montpellier, et pendant quatre ans, j’ai participé au travail hebdomadaire d’un autre groupe de théâtre qui s’appelait les Murs d’Aurèle et qui réunissait des infirmiers, le personnel hospitalier et un groupe d’autistes. Avec Valérie Urréa, nous avons réalisé un film, Bruit blanc [1] dans lequel j’ai construit une chorégraphie avec une jeune femme autiste, Marie-France. Ce film témoigne de la démarche du processus d’approche et de ce travail qui a été l’occasion pour moi d’une recherche sur le mouvement et le langage du corps.
J’ai continué au fil des rencontres avec des musiciens, des plasticiens, des artistes comme Jean-Luc Nancy, Philippe Katerine, La Ribot… Et à chacune de ces collaborations, je tiens à ce que l’on co-signe les pièces que l’on crée ensemble (ce que beaucoup d’artistes ne font pas systématiquement), c’est important pour moi, car on est dans un partage du plateau.

Il y a une mode chez beaucoup de chorégraphes qui pousse à épuiser les danseurs. Il faut danser plus vite, plus technique. Cette exigence d'intensité dépasse ce que le corps peut donner.

Comment est-ce possible de diriger une si grosse institution et de continuer la chorégraphie ?

C’est très dur. J’ai mis ma carrière de côté les trois premières années.
La première année, j’avais encore plusieurs tournées en cours, mais les deux suivantes, je n’ai rien créé. L’an passé, j’ai fait une pièce, El baile… en Argentine !

Maintenant que la maison est beaucoup plus construite — même si ce n’est jamais fini — c’est une vraie question que je pose au ministère : qu’est-ce que c’est qu’être artiste à la tête d’une institution ? Il y a quelque chose qui n’est pas clair, pour moi, pour eux, pour l’institution.

Mais peut-être est-ce impossible de répondre… J’en ai fait le sujet de ma prochaine pièce, que je monte avec La Ribot et le metteur en scène Tiago Rodriguez, qui est lui aussi à la tête d’une institution, le Théâtre national de Lisbonne. La même question se pose pour lui.

Je me suis également interrogée sur le travail en équipe à la direction et je prône le binôme administrateur-artiste à la tête des établissements, c’est très intéressant et ça marche ! Ici, nous sommes trois, ce qui n’arrive jamais. Il y a Aymar Crosnier qui est directeur général adjoint et qui s’occupe de la production et de la création et de l’international, et Axelle Moleur, qui est aussi directrice générale adjointe et qui se consacre plutôt à l’administratif. Ce trio-là est fondateur : je ne suis pas toute seule à la tête de cette maison, c’était d’ailleurs ma condition pour rester. Le ministère a accepté, ils ont vu que je n’étais pas très bonne au niveau chiffres (rires)… mais j’ai fait des progrès ! Il me reste encore beaucoup à apprendre et à comprendre, au niveau personnel, institutionnel… On m’appelle artiste, mais c’est quoi être artiste dans une maison si l’on ne fait pas de créations ? C’est quoi être artiste finalement…

Justement, le site du CND le présente comme un « centre d’Art pour la Danse ». Que s’agirait-il alors de changer sur les conditions de la danse, sur les pratiques, sur les corps ?

Je trouve que l’on n’associe pas assez Danse et Art. On continue de considérer la danse comme une discipline et non comme un art. La discipline est attachée à une image désuète, alors que le rapport au corps a beaucoup évolué et que la danse est un art majeur…

L’architecture globale de la danse a énormément changé, la connaissance du corps s’est affinée, c’est pourtant un métier qui reste éprouvant. Un danseur gère en permanence la souffrance, la blessure, la fatigue, mais aussi les déplacements et la précarité de ses conditions de travail qui influent sur l’alimentation, le rythme de sommeil, le changement de plancher… Les subventions accordées à la danse restent bien plus faibles que celle accordées au théâtre, ce qui impacte les salaires, la production, les spectacles…
Aujourd’hui, les danseurs ont beaucoup de technicité, on leur demande d’être des spécialistes, des sportifs de haut niveau.

En ce moment, il y a une mode, un courant chez beaucoup de chorégraphes qui pousse à épuiser les danseurs. Il faut danser plus vite, plus technique, plus plus plus… La rapidité est dingue sur scène. Cette exigence d’intensité dépasse ce que le corps peut donner. Je ne sais pas jusqu’où on va aller et ça m’inquiète. Il y a des compagnies spécialistes de ça, notamment en Asie et dans le milieu anglo-saxon. Les danseurs sont à fond tout le temps. On avait déjà connu cette accélération du mouvement avec le chorégraphe William Forsythe, mais il y avait beaucoup de déliés, de musicalité. Maintenant, c’est la vitesse, la vitesse, la vitesse, et les danseurs ne tiennent pas longtemps, il y a un renouvellement constant. C’est une tendance qui va à l’encontre du mouvement, du respect du corps, qui va de pair avec la vitesse du monde, la consommation. Il faut continuellement donner de l’exceptionnel au spectateur.

Que diriez-vous de l’aspect politique de votre travail au CND ?

Dans notre accompagnement des artistes, on n’obéit pas à un calcul politique, on soutient d’abord le projet de chacun dans sa singularité et ça c’est un choix politique ! On ne suit pas un courant, une mode, on s’attache à chaque artiste. C’est un engagement. Je pense par exemple à l’artiste iranien Sorour Darabi qu’on a accompagné dès sa première pièce.

Qu’est-ce qui vous intéresse le plus dans la création aujourd’hui ?

Il y a différents courants, sur le documentaire, la fiction, l’imaginaire que j’aime beaucoup ; l’artiste brésilien Volmir Cordeiro en fait partie, c’est magnifique… Il n’est pas du tout dans la consommation du mouvement, il fait partie de cette génération de chorégraphes qui explorent d’autres affects, d’autres inventions, qui travaillent à refictionner une forme d’anthropologie de la danse et du corps.
Dans ce courant, il s’agit souvent de jeunes chorégraphes qui ne sortent pas des grandes compagnies internationales. Ils travaillent à d’autres endroits et interrogent leur rapport à l’histoire, la tradition.

Et puis, il y a un courant important qui aborde la question du genre. Beaucoup d’artistes travaillent cette problématique parce qu’elle les traverse intimement. On a accueilli notamment l’artiste iranien Sorour Darabi, qui avait commencé en tant que femme et qui signe aujourd’hui en tant qu’homme. Phia Ménard travaille aussi sur la métamorphose qu’elle déploie dans des univers qu’elle transforme, elle joue magnifiquement avec les éléments, l’eau, la glace…
Nous avons actuellement six artistes associés au CND : Volmir Cordeiro, La Ribot, Noé Soulié, Ana Rita Teodoro, Fanny de Chaillé, qui est à Lyon, et Stéphane Bouquet qui est écrivain et scénariste.

Et alors, aujourd’hui, « on ne voit pas la femme cachée dans la forêt » ?

Ah, elle n’est toujours pas sortie… Quand j’étais jeune, je m’habillais toujours de façon androgyne pour ne pas me faire agresser par les garçons - c’est une chose à laquelle j’ai repensé quand, en début d’année, j’ai écrit une tribune en réponse aux propos de Catherine Millet dans Libération [2]. Puis, je me suis construit un corps de danseuse ; j’étais protégée de cette façon. Un corps de danseuse, c’est un véritable labeur, qui fait osciller entre souffrance et jouissance, mais on a une telle endurance que l’on tient. Gérer à la fois la fatigue et la jouissance d’un corps que l’on maîtrise, dont on sent chaque partie, c’est le plaisir de danser - un plaisir compliqué. Ça crée un rapport très étrange au corps et à la sexualité. À certains moments, on pourrait presque dire que la sexualité, c’est la danse…

C’est le thème de travail de La Ribot, avec qui je prépare une nouvelle pièce. Ce rapport à la jouissance et à la souffrance, paradoxalement, on en parle très peu dans le milieu. Pendant vingt ans, j’ai été fatiguée… Aujourd’hui, je le suis moins, mais l’exigence reste. C’est comme une drogue.
Au fond, la question, c’est peut-être « quelle femme est cachée ? » C’est emblématique de ma carrière. Tous les matins, je me pose la question du costume du poste, de l’identité de ce que je suis dans cette maison, de ma légitimité. Est-ce bien moi qui suis directrice ? Suis-je artiste, ou pas ? Je me suis toujours déplacée à l’intérieur de cette question, parce que j’ai une forme de facilité à animer des établissements, à diriger des équipes, or habituellement, un artiste ne sait pas faire ça, si bien que parfois je ne sais plus ce que je suis… En même temps, je ne suis pas que directrice, d’ailleurs je ne corresponds pas aux items des CV de direction ! Je sais tout juste répondre à mes mails, d’où ce trouble qui me renvoie à mon incertitude de toujours.
Certains journalistes disent « vous collaborez avec plein de gens ! », ce qui est une façon de dire : vous ne savez pas qui vous êtes. Pour eux, c’est comme une perte de repères. Bien sûr, il y a des artistes qui travaillent toujours la même question, qui creusent… Mais, à ma manière, je creuse aussi !
Être artiste, c’est vaciller beaucoup, être tout le temps dans l’inconfort, se poser sans cesse la question de sa légitimité. À Montpellier, j’avais des moments très fragiles. Même si c’est difficile, le CND m’a donné un appui nouveau, et je pense qu’il peut à l’avenir ouvrir les portes de grandes institutions à d’autres.

Post-scriptum

Mathilde Monnier est photographiée par Sébastien Dolidon.

Notes