Islamophollies

Il y a quelques semaines, justement pour Noël, nous avons reçu par courrier un texte. Celui-ci a attiré notre attention en raison de la posture critique inédite qu’il occupe sur ce sujet délicat qu’est « l’islam » aujourd’hui sous nos contrées, cet « islam » qui, par et au moyen des regards de tous, sème la zizanie avec constance, même à gauche, surtout à gauche, dirions-nous. À la différence d’un catalogue de convictions ou d’un essai philosophique ou historien, ce texte invente une forme qui fait explicitement le choix de la zizanie : pas pour créer du bordel gratuit, mais pour ressaisir la « zizanie » à fin d’intelligence. Islamophollies choisit de renvoyer ses lectrices et ses lecteurs à une posture réflexive qui les oblige à sortir de leur confort de pensée pour se demander, en la matière, quand, et à quel prix, il est question, à propos d’« islam », de préjugés, d’inquiétudes, de présupposés obscurantistes, de bonne foi ignorante, de bêtises ou de sottises, d’élucubrations bas de plafond ou de connerie… Bref, ce texte nous a semblé pertinent au-delà du hors-sens dont il joue, parce qu’au lieu de thématiser une des fractures ouvertes les plus remarquables de la gauche, ce dont l’« islam » est malheureusement devenu le nom dans ce bon vieux pays de France, il la distingue réflexivement par sa forme. Il la désigne surtout en tant que forme critique en soi : une forme critique qui organise à dessein la confusion pour émanciper le lecteur de ses propres croyances et convictions. Non pour le convertir mais pour le faire réfléchir, justement. Ainsi, avant de se confronter à l’expérience de lecture qu’il exige, peut-être est-il nécessaire de se remémorer Voltaire, qui n’avait rien compris, sans doute, au « tout » de la religion à la lumière des Lumières, quelle qu’elle soit, mais qui avait aussi établi ce principe simple, encore valable : « Il faut écrire comme on parle ». Voici pourquoi la gauche ne s’en sort pas avec l’islam. [Dominique Dupart]

Parce que Dieu nous emmerde. Parce que Allah, Jéhovah, Yahvé, Zarathoustra et Bouddha nous emmerdent. Parce que le christianisme, le judaïsme, l’islam, le taoïsme nous emmerdent. Parce que les cathos, les orthodoxes, les pentecôtistes, les témoins de Jéhovah, les évangélistes nous emmerdent – bien que nous aimions écouter du gospel, par sympathie envers la culture noire. Parce que Noël nous emmerde. Parce que le Dalaï-Lama nous emmerde. Parce que les gourous nous emmerdent. Parce que même le yoga nous emmerde, c’est dire.

Parce que la France n’a pas renoncé à être la fille aînée de l’Église pour devenir la benjamine de la Mosquée. Parce que la laïcité n’est pas une religion, c’est une philosophie. Parce que, comme Mouloudji, nous sommes athées, oui, grâce à Dieu ! Parce que nous avons la lumière et les Lumières, et que le reste du monde vit dans l’obscurité. Parce que nous avons une mission civilisatrice, bien que nous ayons abandonné le colonialisme répugnant. Parce que nous ne savons qu’une chose, c’est que nous savons tout (sur tout).

Parce que les Droits de l’Homme, ou plutôt les Droits humains, sont le droit fondamental des hommes et des femmes à vivre comme moi-même j’en ai envie.

Parce que nous sommes de gauche, et qu’ils sont musulmans.

Parce que tout croyant est, à nos yeux, fondamentalement suspect, au mieux, de crétinerie, au pire, de prosélytisme et d’intolérance. Parce qu’il est inadmissible que d’autres enfants disent aux miens à l’école : « Si tu ne crois pas en Dieu, on va te couper la main ». Parce qu’au loto 100‑% des gagnants ont tenté leur chance, et que 100 % des terroristes musulmans sont musulmans. Parce que, parmi les fondamentalistes, les musulmans sont médiatiquement plus porteurs que les chrétiens ou les bouddhistes. Parce que l’État islamique, le temple de Baal à Palmyre, les Bouddhas de Bamiyan et les décapitations sur YouTube.

Parce que l’islam, c’est radicalement l’autre, et l’Autre radical, radicalement.

Parce que, de tout temps, l’islam a été l’islam, et qu’il l’est encore, et le sera toujours, à tout jamais. Parce que l’islam n’a pas d’histoire, et que nous sommes donc sans prise sur lui.

Parce qu’il y a un seul islam, ou, au contraire, plusieurs islams, et que les musulmans eux-mêmes ne sont pas d’accord sur le singulier ou sur le pluriel.

Parce que, qui appelle à la tolérance n’est pas forcément lui-même un modèle de tolérance. Parce que nous sommes Charlie, et que tout discours religieux est un discours de censure. Parce que politique et religion sont confondus en islam, et qu’aucun pays musulman n’est une véritable démocratie. Parce que ce que j’écris ici serait impubliable dans un État musulman, ou que les conséquences en seraient dramatiques pour moi.

Parce que le Coran dit que, et ne dit pas que. Parce que la charia, mot détestable et honni. Parce que toute religion est rétrograde et liberticide, et l’islam plus que toutes encore. Parce que ­l’islam est misogyne, punit de mort l’adultère et l’apostasie, et réprouve l’homosexualité. Parce que le Coran autorise la polygamie et légalise l’esclavage. Parce qu’on n’en a rien à foutre, de ce que dit le Coran. Parce que l’islam n’est égalitaire qu’entre les hommes musulmans, et encore. Parce que les musulmans sont machistes et les musulmanes soumises, ou quand elles ne le sont pas, opprimées. Parce que « féminisme islamique » ou « islam laïque » sont des oxymores, et « aliénation religieuse » un pléonasme.

Parce que les musulmans ne savent pas que, mais croient encore que. Parce que l’islam doit se réformer de l’intérieur, ou de l’extérieur, ou qu’après tout on s’en fout qu’il se réforme ou non. Parce que la République doit, ou ne doit pas, contribuer à forger un « islam à la française ». Parce que si l’islam disparaissait, tout le monde serait quand même beaucoup plus peinard.

Parce que les libertés ne se prennent pas, mais s’octroient. Parce qu’il nous revient d’émanciper les opprimés, de libérer les femmes partout où elles se trouvent, d’enseigner à ceux qui ignorent même être aliénés quelle est la voie de leur libération et de démontrer à ceux qui croient en Dieu à quel point ils sont dans l’erreur.

Parce qu’on ne nous fera pas gober que ramadan ou la prière sont bons pour la santé.

Parce qu’il est inadmissible et révoltant qu’une femme renonce à une liberté aussi fondamentale que celle de montrer ses oreilles. Parce que le voile islamique est un signe ostentatoire et prosélyte, tandis qu’un T-shirt Nike ne l’est pas. Parce qu’on a bien le droit de s’habiller comme on veut, mais pas celui de cacher ses cheveux, en tout cas pas si c’est pour se dérober au désir d’autrui. Parce qu’il serait inadmissible de légiférer sur la longueur minimum des jupes, mais qu’il est bienvenu de le faire sur la portion de visage qu’on ne saurait cacher. Parce que le foulard des autonomes sert à filtrer les gaz lacrymogènes, alors que le foulard des musulmanes ne sert qu’à manifester leur aliénation.

Parce que la Liberté avance seulement tête nue ?

Parce que cachez ce voile que je ne saurais voir, et laissez-moi voir ce que vous cachez derrière. Parce que le voile n’est pas sexy, et qu’une femme doit l’être – pas pour les hommes, mais pour elle-même. Parce que le burkini est militant, tandis que la combinaison des surfeurs isole du vent. Parce qu’il vaut mieux qu’une femme musulmane reste chez elle plutôt que de venir promener son burkini sur les plages en incommodant nos regards républicains. Parce que c’est une migraine, toutes ces burkas sous nos persiennes. Parce que les filles qui portent le voile et ne peuvent pas accéder à l’école publique trouveront toujours une place dans le privé et verront ainsi assuré leur droit à l’éducation catholique.

Parce qu’en Iran, je suis obligée de porter le voile, et en Arabie saoudite aussi. Parce qu’au Yémen, quand je ne me voile pas, on vient me demander si je suis un homme ou une femme. Parce que des femmes luttent là-bas contre le foulard imposé, et que par respect pour leur cause, nous devons en conséquence lutter ici contre le foulard choisi.

Parce que pour une fois que la gauche est d’accord, on ne va pas se priver de célébrer nos raisons.

Parce que la barbe des hipsters leur donne un style, tandis que la barbe des barbus est aussi ridicule que leur djellaba (et pas ce qu’il faut sous nos climats). Parce qu’on conçoit très bien que des réunions féministes excluent les hommes, mais pas que des femmes aient envie d’aller nager dans des piscines non mixtes. Parce qu’une guichetière de La Poste peut bien avoir lu La Princesse de Clèves et même l’avoir appréciée, mais qu’elle ne saurait cacher ses cheveux sous un bout de tissu sans attenter gravement aux valeurs de la République. Parce qu’après tout, si des musulmanes voient leur avenir en tant que prof des écoles, de gym ou ancienne élève de l’ENA, elles peuvent bien comprendre qu’il leur faut enlever leur voile.

Parce que nous mangeons bio et avons même quelques amis végans, mais que manger casher ou hallal est absurde et démarquant. Parce que nous comprenons qu’on renonce à toute viande pour sauver l’environnement, mais que renoncer aux cochonnailles ou aux steaks saignants par désir de sauver son âme est ridicule. Parce qu’il est plus humain d’assommer les animaux d’abattoir par décharge électrique que de les égorger en les tournant vers La Mekke. Parce qu’il est pénible que ces questions soient débattues en conseil d’école à propos de la cantine scolaire. Parce que le menu végétarien à la cantine… bon, d’accord, va pour le menu végétarien. Mais parce que : où trouver un bon steak quand on n’a que des boucheries hallal dans son quartier ?

Parce qu’il peut être prudent ou nécessaire de manger sans gluten ou sans lactose, mais qu’il est totalement incompréhensible de s’abstenir d’alcool. Parce que qui ne trinque pas est immédiatement suspect, ou d’être un.e ancien.ne alcoolique, ou d’être musulman.e pratiquant.e, ce qui est bien pire. Parce que la convivialité à la française implique de boire un verre de vin, ou une bière non dépourvue d’alcool, et qu’aux pique-niques de l’école on n’aime pas se sentir gênés et avoir à réfléchir à qui proposer la bouteille et vers qui diriger le jus de fruit. Parce que peut-il être des nôtres, celui qui ne boit pas son verre comme les autres ?

Parce que : comment voulez-vous sociabiliser avec des gens qui ne prennent pas l’apéro ?

Parce que même quand on habite dans un quartier dit populaire, nos amis sont des gens comme nous. Parce que comme le dit un voisin sympathique : « la coexistence, c’est déjà pas mal, on n’est pas obligés, en plus, de viser la mixité ». Parce que si on invite un ami musulman de nos enfants à dormir la maison et que la famille dit non, on ne peut s’empêcher de penser que c’est pour des raisons religieuses. Parce que le premier moteur de l’action, pour tout musulman pratiquant, c’est bien sûr le religieux, puis le religieux, et encore le religieux.

Because I hope that Muslims love their children too.

Parce que quand on parle d’islam, c’est comme quand on parle de la gauche : on sait très bien ce qu’on veut dire, mais on ne sait plus de quoi on parle.