Vacarme 86 / Cahier

accueil des enfants migrants aux États-Unis, état des lieux entretien avec Ramona Benitez

Avec l’arrivée de Trump à la Maison Blanche, les attaques et la répression contre les migrants se sont accentuées. Les images des enfants séparés de leurs parents à la frontière mexicaine ont ému le monde entier. Or ces enfants ne représentent qu’une infime partie des mineurs migrants, la plupart traversant la frontière seuls, convoyés par les passeurs, pour rejoindre leurs parents. Quel accueil les États-Unis leur réservent-ils ? Entretien avec Ramona Benitez, pseudonyme d’un groupe de militants de Chicago qui œuvre à rendre visible les conditions de détention des mineurs isolés arrivant aux États-Unis, avec le projet de les en libérer.

Qui êtes-vous ? Comment vous êtes-vous impliquée dans cet engagement en faveur des migrants ?

Je fais partie d’un groupe qui opère sous le nom de Ramona Benitez [1]. Dans le climat répressif et sécuritaire actuel, il est difficile de parler en son nom propre. Quelques-uns d’entre nous travaillent dans le système d’accueil des migrants et font sortir des informations. Certains ont des papiers, comme moi, d’autres non. Nous militons ensemble contre les centres de détention et pour l’abolition des frontières depuis une dizaine d’années, avec une analyse anticoloniale sur les politiques migratoires.

Pouvez-vous nous décrire ce qui se passe pour les enfants migrants quand ils arrivent aux États-Unis ?

Lorsque les enfants âgés de moins de 18 ans qui entrent seuls et illégalement aux États-Unis sont arrêtés, ils sont classifiés « enfants étrangers non accompagnés » (Unaccompanied Alien Children, UAC). Dans un premier temps ils sont emmenés dans la prison la plus proche. Depuis 1997, la détention des mineurs isolés est administrée par l’accord Flores. L’État n’a pas le droit d’incarcérer des mineurs donc cet accord assouplit leurs conditions de détention. Ils sont retenus dans des bâtiments sans barreaux aux fenêtres et doivent être relâchés rapidement… Il y a une liste de règles appliquées différemment selon l’administration fédérale en charge. Il s’agit de fabriquer l’illusion que les enfants ne sont pas en détention mais qu’ils reçoivent une forme d’assistance sociale. On les enferme dans des « refuges » où ils bénéficient d’une éducation et de soins de santé, ils ne sont pas prisonniers mais participants.

« Il s’agit de fabriquer l’illusion que les enfants ne sont pas en détention mais qu’ils reçoivent une forme d’assistance sociale. »

L’actualité récente s’est focalisée sur ceux qu’on a appelé « les enfants séparés ». Dans le cadre de sa politique de tolérance zéro, l’administration Trump a franchi une étape dans la répression en incarcérant les parents sans leurs enfants, qui deviennent alors des mineurs isolés et grossissent les rangs des enfants non accompagnés arrêtés aux frontières, moins de 25 000 entre 2008 et 2013, ensuite entre 40 et 70 000 selon les années. Les médias se sont enflammés contre Trump si antiaméricain quand il sépare les enfants de leurs parents. Mais la focalisation sur ces 2 000 enfants séparés occulte la manière dont l’ensemble des mineurs isolés est traité. Les enfants non accompagnés (UAC) qui traversent la frontière sont aussi des enfants séparés. Ils n’ont pas d’autre option que de voyager seuls. C’est trop risqué pour les parents d’emmener toute la famille. Ils partent les premiers et essaient de mettre de l’argent de côté pour faire venir leurs enfants, ce qui leur coûte très cher.

Les mineurs isolés et les enfants séparés constituent-ils des catégories différentes qu’on traite de manière analogue ?

Ils sont mis dans le même système. Une fois arrêtés, ils sont tous transférés d’une prison frontalière vers des « refuges » disséminés dans le pays, dont les adresses sont secrètes, gérés par des ONG sous la tutelle du ministère de la santé et des services sociaux.

Les chiffres des mineurs isolés détenus aux États-Unis sont en hausse constante depuis 2013 : on en dénombrait 12 800 en août 2018. Comment expliquer cette explosion ?

Elle est à mettre en rapport avec la stratégie des passeurs qui, payés à des tarifs prohibitifs, font transiter les enfants par groupe de trente, quarante. Tous les âges sont représentés à partir de deux ou trois ans. Les passeurs leur font traverser la frontière à l’endroit où c’est le plus facile et dès qu’ils voient les policiers, ils s’enfuient, abandonnant les enfants. Les patrouilles les emmènent dans une prison à la frontière où ils sont classifiés mineurs isolés. On leur donne une notification d’expulsion (notice to appear, NTA) qui signifie qu’ils devront se battre auprès des tribunaux pour être autorisés à rester aux États-Unis. Ils sont également accusés de violation des lois sur l’immigration et écopent d’une amende, au même titre que les adultes, l’irrégularité du séjour étant un délit. Quelques jours plus tard, ils sont transférés sous la garde d’ONG qui dépendent du ministère de la santé et des services sociaux et placés dans les « refuges ». Au cours des quatre dernières années de l’administration Obama, 170 000 enfants ont été ainsi détenus de quelques mois à un peu plus d’un an et ce dans le plus grand secret. Aujourd’hui il existe plus d’une centaine de « refuges » (avec une capacité de détenir 11 000 enfants), dont 11 à Chicago, soit près de 2 500 enfants en ville et dans les environs.

Pourquoi y-a-t-il autant de « refuges » à Chicago ?

Il n’y a aucune raison de transporter jusqu’à Chicago des enfants à 90 % appréhendés dans le sud-ouest du pays mais les ONG peuvent postuler pour des subventions auprès du gouvernement fédéral partout dans le pays. Il y a vingt ans, quand ce nouveau marché s’est ouvert, des ONG puissantes ayant de multiples activités dans les secteurs de la santé, du social, du juridique, et soutenues par un réseau politique, ont candidaté. Elles étaient en bonne position pour être les interlocuteurs principaux de cette nouvelle économie. C’est un énorme marché en pleine expansion où chaque jour de nouveaux services se créent. Le budget fédéral pour la gestion des mineurs isolés en 2018 est de 1,4 milliard de dollars.

À Chicago, Heartland Alliance, une très puissante ONG aux États-Unis, avec un actif de 26 millions de dollars — dont une bonne partie en fonds publics — gère neuf centres d’accueil sur les onze dans la ville, les deux autres sont administrés par le diocèse catholique, en charge de nombreux autres « refuges » dans le reste du pays.

Les parents savent-ils où leurs enfants sont détenus ?

Nous avons la preuve que ces enfants voyagent avec des informations sur leur destination, le numéro de téléphone ou l’adresse de parents, d’oncles… Ils viennent voir quelqu’un. Ils ont tout mémorisé, les plus petits ont les numéros cousus dans leurs vêtements mais on ne les emmène pas chez papa et maman, on les envoie à Chicago, dans un des « refuges » de Heartland. Ils sont sous poursuite judiciaire et donc enfermés.

À leur arrivée, la nuit, en car depuis l’aéroport, ils sont interrogés et doivent raconter leur histoire à une personne en charge de « la réunification des familles » qui aura pour mission de vérifier leurs dires. Les enfants sont donc soupçonnés à priori de mentir.

Cette enquête prend des semaines et des mois. Le personnel du centre appelle le numéro donné par l’enfant sans délivrer aucune indication sur le lieu où il est détenu. Les parents ne peuvent pas lui parler et ne savent pas où il est. En théorie, ils pourraient demander à voir leurs enfants mais c’est presque impossible. Ils ont déjà du mal à pouvoir leur parler au téléphone. Les enfants ont droit à vingt minutes de conversation par semaine mais c’est à la discrétion du personnel, selon leurs disponibilités. Souvent le téléphone sonne dans le vide et c’est fichu pour la semaine ! Dans la plupart des prisons américaines, les détenus ont le droit de téléphoner mais ce n’est pas le cas pour les enfants.

Après que les parents ont été contactés, commence le siphonage des renseignements. Tous les adultes de la maison doivent prouver qui ils sont, répondre sur leurs relations sociales, leur travail, donner leurs empreintes digitales… Ils ont l’obligation de démontrer qu’ils sont en capacité de s’occuper de leur progéniture. Leur casier judiciaire doit être vierge. S’ils ont eu des problèmes avec la police, impossible de prétendre récupérer les enfants. Il y a des inspections surprises de la maison. Un peu comme si vous adoptiez vos propres enfants. Chacun est suspecté d’être un potentiel trafiquant. Tout ceci est soi-disant effectué dans l’intérêt de l’enfant, pour sa sécurité. Pour nous il s’agit d’un kidnapping institutionnel.

Les parents étant en situation illégale, donner ces informations ne les met-il pas en danger d’être expulsés ?

Il est clair que l’objectif du système n’est pas la réunification mais l’enquête sur les familles pour réunir un maximum de renseignements en gardant les mineurs dans des lieux secrets. Les employés du « refuge » reportent ces informations sur les bases de données fédérales auxquelles ont accès les patrouilles et les agents de l’ICE (le département de la Sécurité intérieure en charge du contrôle des frontières).

La mobilisation contre Trump a ravivé l’intérêt des médias et récemment des journalistes d’investigation ont écrit des histoires à sensation sur le fait que des informations extorquées à des familles se sont terminées en chasses, arrestations et expulsions. Sans aucun doute, il s’agit ainsi de situer et surveiller cette immense population dont la survie dépend de son invisibilité. La plupart des familles savent qu’une fois l’enfant revenu, elles devront disparaître et acheter d’autres faux papiers. Le problème ce sont les empreintes digitales : comment faire quand elles ont été répertoriées ?

Les parents font face à une série de choix impossibles. Quand ils traversent la frontière ils ne peuvent pas emmener leurs enfants car c’est trop dangereux, et quand ils veulent reprendre leurs enfants ils doivent donner des informations qui les mettent en danger ou trouver d’autres solutions. Beaucoup de familles usent de multiples échappatoires comme payer des gens pour se déclarer comme parents, ou demander à un cousin qui a des papiers de réclamer l’enfant… Et si cela ne fonctionne pas, les enfants restent en détention pendant des mois. Le traumatisme éprouvé par les mineurs détenus devient la faute des parents.

Comment l’enfant est-il rendu aux familles ?

Une fois les informations données et approuvées, l’agence fédérale clôt le dossier. Et l’ONG appelle les parents pour leur annoncer qu’ils doivent payer les tickets d’avion des enfants et d’un adulte accompagnateur. Ça peut leur coûter de 800 à 1 200 $, une somme énorme ! Ils le font, ils n’ont pas le choix. Quand l’enfant rentre chez lui, il est toujours poursuivi pour infraction à la loi sur l’immigration et il a une date de comparution. Il a besoin d’un avocat qui le défende. Encore de l’argent. Les familles ne parlent souvent ni anglais ni espagnol et ne comprennent pas ce dont il s’agit. Ils doivent payer quelqu’un pour les aider.

« Les enfants sont obligés de raconter des expériences pénibles, effrayantes, à un étranger qui renseigne les profils sur des fiches et ne fera rien pour soulager leurs douleurs. »

Depuis quelques années, suite à un cas dans l’Ohio où huit mineurs avaient été récupérés pour travailler dans une ferme, il y a des mobilisations politiques pour changer la législation censée protéger les enfants des divers trafics qui les menacent. Nous nous sommes rendus compte que les membres du congrès, démocrates et républicains, se préoccupaient surtout de la non présentation des enfants devant les juges. 50 % ne viennent pas à leur première audition. Les familles déménagent, essaient de se cacher… Alors les élus poussent à améliorer le système, en prétendant vouloir protéger les enfants alors qu’en réalité ils cherchent à renforcer le contrôle et la surveillance après qu’ils aient été relâchés. Ils veulent s’assurer que les mineurs viendront au procès ou qu’on pourra les retrouver. De notre point de vue, ces disparitions d’enfants sont une rébellion cachée. C’est une bonne nouvelle. Les médias pleurent sur les milliers d’enfants qui ont disparu, que le gouvernement ne trouve pas… Alors que la pire des menaces c’est le gouvernement lui-même, qui a légalisé le trafic et le kidnapping d’enfants.

Que sait-on de la prise en charge de ces enfants au sein des « refuges » ?

Nous avons commencé à travailler sur ce qu’on appelle le département de santé mentale dans les « refuges ». Il y a un seul thérapeute pour l’ensemble des « refuges » de Chicago. Il doit voir tous les enfants et rapporter s’ils ont été exposés à des violences et des abus, s’ils ont été kidnappés chez eux ou pendant le voyage. Il ne s’agit pas d’une thérapie avec un psychologue ou un psychanalyste qui va au fil des mois réussir à gagner leur confiance et les aider. Non, les enfants sont obligés de raconter des expériences pénibles, effrayantes, à un étranger qui renseigne les profils sur des fiches et ne fera rien pour soulager leurs douleurs. C’est une forme très perfectionnée de harcèlement psychique et de terreur. Ces enfants ont huit, neuf, dix ans ! Ils doivent raconter une fois, deux fois au cas où ils auraient menti, comment ils ont été violés, comment leurs frères ou sœurs ont été tués devant eux… Selon moi, c’est de loin ce qui leur arrive de plus violent, une torture mentale institutionnelle intolérable.

Après ce long et minutieux travail d’enquête pour comprendre le fonctionnement du système, quelle mobilisation avez-vous mise en place ?

Nous connaissions la situation des mineurs isolés migrants depuis longtemps sans avoir pu la contester publiquement. Le discours dominant propage l’idée que le traitement particulier fait aux enfants est une bonne chose et que toute critique empirerait leur situation. Notre premier objectif a été de démontrer combien c’est faux, d’essayer de changer les représentations. Il fallait également expliquer que les enfants séparés sont la partie visible de l’iceberg. Nous nous sommes rapprochés des réseaux abolitionnistes d’aide aux migrants en Floride, au Texas et à Detroit, devenus très actifs avec le scandale provoqué par Trump. En Floride par exemple plus de mille enfants sont incarcérés et les manifestants demandaient que quatre-vingt d’entre eux soient relâchés ! Nous avons tenu des meetings, des rencontres, sans pouvoir aller au-delà de cette focalisation sur les enfants séparés. Nous étions un peu isolés. Alors, à Chicago, nous avons décidé de ne pas manifester devant le « refuge » où étaient détenus les enfants séparés mais devant d’autres pour les rendre visibles. Nous nous battons pour l’abolition du système et la décriminalisation de tous les enfants. Et donc leur libération. Ce n’est pas très populaire non plus. Les gens disent que les centres de Chicago sont les meilleurs du pays, les enfants y sont éduqués, soignés… Que va-t-il arriver aux mineurs si les onze centres sont fermés ? Notre problème c’est de faire comprendre que nous voulons en terminer avec tous les centres du pays. Nous n’avons pas accès aux politiciens mais nous pouvons faire bouger les mentalités à une échelle locale, en mobilisant le voisinage des centres de détention. Nous devons renverser cette fausse image et ce récit mensonger sur les enfants détenus pour leur bien et leur protection. Au cours de nos réunions d’information, nous avons rencontrés des militants, pourtant aguerris sur les politiques migratoires, persuadés que les enfants dans les « refuges » avaient obtenu le statut de réfugiés, et ce à cause des discours sur la protection des enfants, sur l’aide qui leur est apportée…

Si les centres de détention sont tenus secrets comment avez-vous réussi à faire connaître leurs emplacements ?

Un prêtre salvadorien nous a aidés. C’est un ancien guérillero du Salvador devenu prêtre en arrivant aux États-Unis, quelqu’un de spécial mais d’efficace. Avec d’autres, il a tenu une conférence de presse l’été dernier en 2018, devant un des « refuges » pour révéler les adresses des autres lieux. Il y a eu ensuite une période intense de manifestations devant les « refuges ». Prises de paroles, banderoles… Nous sommes allés à la rencontre du voisinage pour expliquer ce qui se passait. Le prêtre a organisé une marche de deux jours de Little Village (le quartier mexicain de Chicago) jusqu’à un refuge situé à 50 km. C’était la période de recrutement pour Heartland. Ils s’adressaient aux étudiants qu’ils rencontraient à l’occasion des portes ouvertes de leur université. À chacune de ces interventions, nous étions là avec des tracts et des banderoles pour expliquer leurs réelles activités. Ce moment de militantisme intense nous a valu beaucoup de presse. Pendant un mois, chaque semaine il y avait un article sur Heartland et les enfants. Ce fut plutôt néfaste pour leur image, ils n’y étaient pas préparés. Ils ont commencé à appeler le prêtre en disant que nous nous trompions et qu’il fallait discuter. Ils veulent négocier avec nous. C’est la première fois qu’ils sont montrés du doigt alors ils nous disent qu’ils détestent Trump eux aussi, qu’ils sont de notre côté, que leur seule préoccupation c’est d’aider au mieux les enfants.

Vous allez négocier ?

C’est en discussion, le prêtre est favorable, d’autres non.

Quelle est votre prochaine étape ?

Nous voudrions mener plus de réunions d’information dans les quartiers où sont installés des « refuges » pour expliquer le fonctionnement réel d’ONG comme Heartland et montrer qu’elles ne sont pas intouchables. Elles ont leurs fragilités et, par nos actions, nous avons réussi à les inquiéter. Heartland lève des fonds en invitant les riches et puissants de Chicago à des évènements chics. La publicité qu’on leur a faite ne favorise pas les dons ! Nous avons mené des harcèlements téléphoniques dans les hôtels où ils tenaient leur convention pour faire savoir qu’ils accueillaient une ONG qui enferme des bébés en prison ! Les gens ne veulent pas être associés à ça. Les directeurs étaient très stressés.

Heartland est un très bon exemple d’une forme de capitalisme philanthropique. Les donateurs et les administrateurs de cette ONG font partie de cette élite économique qui prétend sauver les gens des problèmes sociaux qu’ils ont fabriqués. Ils créent la crise immobilière et proclament qu’ils vont la résoudre. Nous voulons les mettre en cause, ce qui est impossible pour les familles migrantes qui ne doivent pas apparaître. Et ce n’est pas à elles de le faire.

Notes