« une sorte de fordisme appliqué au logement » entretien avec Roger-Henri Guerrand

Abandonnant aux marges des villes les laissés-pour-compte de l’exode rural, la France a longtemps oublié toute ambition politique en matière de logement social. Il faut attendre le milieu des années 1950 pour qu’une politique de grande ampleur soit imaginée, dont le fruit est l’hachélémite aiguë des années 1950 à 1970. Deux facteurs jouent un rôle important en la matière : d’abord le fordisme appliqué à la construction de logements neufs, le chemin de grue diminuant fortement les coûts de construction ; d’autre part l’idéologie du « Mouvement moderne » et de la charte d’Athènes privilégiant les cellules-appartements en hauteur plutôt que les cités-jardins ouvrières. Résultat : le triomphe des grands ensembles, des tours et des barres, celles-là mêmes qui sont dénoncées aujourd’hui comme responsables des maux de la banlieue. Les années 1980 voient quelques démolitions symboliques. Mais impossible de faire table rase ; aussi sont souvent proposées des réhabilitations et, plus concrètement, des politiques destinées à améliorer les conditions de vie des habitants.

Roger-Henri Guerrand est l’auteur d’ouvrages de référence en historiographie du logement social. On doit à cet enseignant de l’école d’architecture de Paris-Belleville, vulgarisateur passionné, Le logement populaire en France : sources documentaires et bibliographie (1800-1960) [1], ouvrage-clef sur l’idéologie et les politiques sociales qui ont présidé au développement du logement social en France et Une Europe en construction - Deux siècles d’habitat social en Europe [2].

Roger-Henri Guerrand : Mon arrière-grand-père était conseiller municipal et général du Havre, et surtout ami de Jules Siegfried [3], instigateur de la première loi française — votée en 1894 — qui s’intéresse vraiment au logement social en permettant le financement — notamment public — d’habitations bon marché (HBM). Ce fut le sujet de ma thèse publiée en 1966 : Les Origines du logement social en France [4]. Pierre angulaire de toute l’histoire du logement social, la loi Siegfried est curieusement votée par un gouvernement conservateur. Ses promoteurs s’inquiètent alors du « péril rouge » depuis l’avènement du parti socialiste marxiste français de Jules Guesde et Paul Lafargue et le développement d’un mouvement anarchiste qui, en 1894, fait exploser des bombes à Paris. Cette première en matière de logement social est évidemment un os jeté au prolétariat : la loi aboutit à la construction de quelques milliers de logements en une dizaine d’années ! Pas plus... Avant de rejoindre l’immense cimetière des textes législatifs français.

Au début du XXe siècle, pour la plupart des familles ouvrières, la règle générale est d’habiter un taudis qui ne satisfait en rien au minimum en matière de confort et d’hygiène. Et cela dure jusqu’à la Seconde Guerre mondiale ! Il faut attendre l’après-guerre, voire 1955, pour que les gouvernements songent à loger correctement les familles ouvrières.

J’ai d’abord travaillé sur le XIXe siècle : comment en est-on venu à l’idée de logement social ? Quelle maturation intellectuelle fut nécessaire dans l’opinion publique, les cercles du pouvoir et de l’industrie ? Le résultat concret n’interviendra qu’après la Seconde Guerre mondiale.

Comment naît la politique des grands ensembles après la guerre ?

R.-H. G : Sous l’occupation, des spécialistes du logement se préoccupent de savoir comment reconstruire le pays. Ils sont conscients que ce qui a été fait avant-guerre est nettement insuffisant. Pour preuve : en 1939, il y a 900 000 personnes en logement social public, à peine autant en logement social privé — pour environ quatorze millions de logements sociaux aujourd’hui ! Une bonne partie de la population associe logement et taudis. Il convient donc d’établir des plans de relogement dans le cadre d’un effort considérable, jamais tenté jusqu’alors. La vraie naissance du logement social a lieu sous Vichy qui fait preuve d’un certain volontarisme en la matière (à rapprocher de ce qui se passe dans les autres dictatures européennes). Ces plans d’urbanisme et de reconstruction parviennent à Londres grâce à la Résistance où elles reçoivent l’approbation de de Gaulle. La paix revenue, la politique de reconstruction est lancée sous l’égide d’Eugène Claudius-Petit, un personnage ici essentiel. C’est un disciple de Le Corbusier ; il adhère à sa conception d’une « ville en hauteur » et rejette avec lui les projets pavillonnaires et les cités-jardins. Claudius-Petit offre à Le Corbusier l’occasion d’illustrer ses théories avec l’unité d’habitation du Rezé à Nantes et surtout la « Maison du fada »... pardon, la Cité radieuse, à Marseille.

1945/1955... Malgré un discours politique insistant sur le volontarisme politique, rien ou presque n’est fait.

R.-H. G : Impossible. La France est embourbée dans une guerre coloniale en Indochine, qui pompe la quasi-totalité de l’aide Marshall ; l’Allemagne de l’Ouest reconstruit grâce à elle ses villes, autrement plus ravagées qu’en France.

Mais il y a eu le baby boom : la question du logement est des plus urgentes. La mort d’un enfant dans un bidonville au cours de l’hiver 1954, suivie du médiatique appel de l’abbé Pierre, fait indéniablement bouger les choses. Dès 1955, le plan Courant prévoit la — construction de 250 000 logements par an. Dérisoire en rapport avec les besoins du pays... Mais considérable en regard de ce qui a été fait jusqu’alors. À ce moment triomphe l’idéologie architecturale de la barre, de la tour et des grands ensembles. R.-H. G : À partir de 1955, la France s’engage dans une politique de construction de logements tous azimuts — qui culminera à 500 000 logements neufs.

C’est un logement sous forme de barres et de tours, parce que le chemin de grue est la chose la plus facile à réaliser et devient le nouvel ordre des choses. Cette forme architecturale simplifiée est l’héritage du « Mouvement moderne ». L’expression elliptiquedésigne en réalité l’idéologie de Le Corbusier et de ses disciples, partisans de l’orthogonalité, de la ligne droite, qui permet avant tout l’industrialisation de la construction. Une sorte de fordisme appliqué au logement : des cellules infiniment répétées résolvent d’un seul coup tous les problèmes posés par le logement de masse.

On imagine pourtant difficilement l’enthousiasme des premiers occupants de ces grands ensembles. La plupart arrive droit des bidonvilles ou des taudis. Des familles de huit ou dix personnes qui vivaient jusqu’alors dans une ou deux pièces se retrouvent tout d’un coup dans un cinq pièces avec eau chaude et W.C. à l’intérieur de l’appartement. Et de la lumière... Et du soleil ! J’ai connu ces premiers habitants... Incrédules, ils regardaient couler l’eau chaude du robinet...

À quel moment cette perception de l’architecture de masse se modifie-t-elle ?

R.-H. G : Avec l’élévation du niveau de vie, la famille ouvrière se transforme profondément. Certaines ont les moyens de partir « en pavillon » — piège lancé par la bourgeoisie, dont le désir de juguler la classe ouvrière a rencontré le désir conscient et inconscient des ouvriers d’avoir « leur terre à soi ». Dans un immeuble, il était plus facile d’organiser des réunions syndicales. En favorisant très tôt le mouvement pavillonnaire, en essaimant les ouvriers, la bourgeoisie avait l’impression d’atténuer le danger. Un leader du patronat ne disait-il pas ;« L’ouvrier devient prisonnier du pavillon, parce qu’il y a toujours quelque chose à faire dans un pavillon. Le bricolage vous prend tout votre temps, alors il n’y a plus rien pour le syndicat, ni pour le politique d’ailleurs. » ? Pour la bourgeoisie, l’objectif est atteint. La loi syndicale de 1884 est bien née de l’idée chez ses concepteurs que les ouvriers ne s’occupent pas des affaires du pays et se concentrent sur leurs problèmes avec le patronat. En architecture, le premier refus des barres se concrétise dans la ligne courbe incarnée entre autres par Émile Aillaud. L’architecture effectue alors un virage du côté du pittoresque. On commence alors à parler de réhabilitation, car il n’est pas concevable de tout démolir. Quelques barres sont minées symboliquement. Pour les autres, il s’agit de leur offrir une nouvelle peau qui passe d’abord par la transformation des lignes droites. Aujourd’hui, les architectes travaillent contre Loos et Le Corbusier, tous deux théoriciens du « Mouvement moderne ». En 1908, Loos ne titrait-il pas un article — réédité plus tard par Le Corbusier — « Ornement et crime » ? Lui et ses disciples proclament que leur architecture est saine, puisqu’elle s’inspire de l’architecture cistercienne du XIIe siècle. Imaginent-ils alors une famille ordinaire qui n’a pas fait voeu de pauvreté ou de chasteté ? Car lorsqu’on n’a pas fait voeu de se rapprocher de Dieu chaque jour... un peu de confort, ce n’est pas mal, non ? Si l’économie se rétablit, le mouvement pavillonnaire reprendra de plus belle. Cela correspond tout à fait à cet état d’esprit français, à la fois individualiste et familialiste. La famille fait un retour en force en ce moment !

D’autres facteurs interviennent-ils dans la désaffection pour l’architecture de masse ?

R.-H. G : En 1945, si l’on avait suivi le désir des sinistrés, on en serait encore à l’ère de la reconstruction. Avec les Trente Glorieuses, l’accession à la propriété est rendue progressivement possible pour les classes moyenne, puis ouvrière. Parallèlement, un autre élément déterminant intervient : une forte demande de la part des Français d’accéder à l’habitat pavillonnaire. Même l’union nationale des HLM pousse les sociétés de gérance dans ce sens. Et ça va marcher. De plus en plus de Français deviennent propriétaires. Or une vraie propriété est un pavillon, et non un appartement. Le mouvement pavillonnaire est fondamental pour comprendre le manque d’intérêt pour les grands ensembles. Certaines nations européennes n’aiment pas la propriété privée, comme l’Allemagne. Si la propriété est un modèle en France, cela tient à l’héritage paysan. Cette population qui a « de la terre aux pieds », dès qu’elle a mis un peu d’argent de côté, souhaite se faire construire son petit pavillon. Fort heureusement quelque part, aucune politique réaliste ne pouvait rêver de transformer la France entière en terre d’élection du pavillon. Le mouvement se dessinait quand on a commencé à créer les villes nouvelles autour de Paris. Vous imaginez... des zones pavillonnaires jusqu’à la côte normande ! À terme, on parvenait à une conurbation proche de la mégalopole nord-américaine.

Pourtant, intimement, c’est ce que souhaitait une grande partie des Français en 1945.

Au départ, la population des ensembles est socialement hétérogène. Aujourd’hui une forme d’homogénéité tend à s’imposer, mais c’est celle du chômage...

R.-H. G : Quand les grands ensembles sont peuplés pour la première fois, on tente d’y installer toutes les classes sociales. Certains théoriciens vont même jusqu’à se dire :« On a trouvé la solution, l’utopie fouriériste est réalisée. », parce qu’un médecin, un ouvrier et un avocat cohabitent. Évidemment, à un moment, le médecin et l’avocat sont partis s’installer ailleurs, probablement dans une maison individuelle. Et peu à peu, les ensembles HLM ont concentré de fortes proportions de chômeurs. Là a commencé la catastrophe. Le malaise essentiel des cités est celui de l’emploi.

Concernant la réhabilitation de cités, que doit-on privilégier d’abord ?

R.-H. G : La situation est loin d’être aussi catastrophique que certains voudraient le croire... ou le faire croire. Pendant longtemps l’argent a été mal employé. En matière d’architecture, il y a quelques réhabilitations réussies, mais le plus urgent est ailleurs. Les sociétés anonymes de gestion HLM ont compris certains des efforts à faire. Par exemple, il y a la formation des gardiens d’immeuble. Une famille dont les parents sont au chômage, les enfants en situation d’échec scolaire, connaît des problèmes tels que la profession de gardien a beaucoup changé. Ils sont devenus de véritables assistants sociaux. Une autre question primordiale est celle de la participation des locataires à la gestion des HLM. Les organisations de locataires existent dans tous les ensembles, mais le taux d’absentéisme aux réunions est redoutable. Cela est bien souvent dû à la barrière de la langue. C’est pourquoi je réclame depuis des années que soient formées des assistantes sociales de même origine que les habitants des cités.

Notes

[1Éditions Quintette, Paris, 1987

[2Éditions La Découverte, Paris, 1992

[3Jules Siegfried (1837-1922), d’origine lorraine et de confession protestante, s’installe au Havre où ses usines prospèrent. Conscient des difficiles conditions d’existence des ouvriers qu’il emploie, il fait bâtir une des premières cités ouvrières havraises. Proche de Jules Ferry, élu maire et député du Havre, Jules Siegfried est ministre du Commerce et de l’Industrie en 1892. Il est à l’origine de la présentation des premiers logements sociaux pour l’exposition universelle de 1889.

[4Éditions Ouvrières, Paris, 1966