Vacarme 08 / processus

Lectures de l’image « Aby Warburg et l’image en mouvement » de P. A. Michaud

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Aby Warburg, iconologue allemand, est mal connu en France. Son travail, dont Philippe-Alain Michaud vient de livrer une belle analyse, éclaire pourtant une tension fondamentale de l’art contemporain : Warburg penche-t-il du côté de l’image-mouvement (axe Bergson-Deleuze) ou de l’image immobile (axe Freud-Benjamin) ?

Alors même que nous ne disposons que d’une toute petite partie de son œuvre en français, il est bien que paraisse un livre critique consacré à Aby Warburg, le grand historien de l’art hambourgeois, précurseur de cette discipline nouvelle, l’iconographie ou l’iconologie, fondée par Erwin Panofsky, lequel avouait dans la préface à la traduction française d’Essais d’iconologie que ce dernier terme avait créé plus de confusion qu’il n’avait apporté de clartés. À la fin des années 1960 était paru en 10/18 un volume sur Adorno dont ceux qui l’avaient mis en œuvre escomptaient des traductions prochaines du philosophe allemand ; et, en effet, elles n’avaient pas tardé à venir. Espérons qu’il en ira de même pour Aby Warburg. Pour le moment nous disposons des Essais florentins parus en 1990 sur l’initiative d’une philosophe, Evelyne Pinto, aux éditions Klincsieck dans la collection L’esprit et les formes (traduction de Sybille Muller). La préfacière dit avoir eu l’idée de cet ouvrage en lisant un livre de Jacques Attali sur la banque Warburg (on peut regretter qu’elle n’ait pas fait la connaissance d’Aby Warburg sous de meilleurs auspices) et reconnaît pour principal mérite à Aby Warburg d’avoir été un précurseur de l’attitude post-moderne à l’égard du passé — un compliment bien ambigu quand on sait que celle-ci, dans sa version vulgaire du moins, mêle la désinvolture hautaine, le clin d’œil loustic et la hâte touristique. Il faut dire que les Allemands n’étaient jusqu’à présent guère mieux lotis que les lecteurs français, et c’est seulement maintenant que l’Akademie Verlag entame une édition des œuvres complètes de Warburg qui promet d’être aussi passionnante qu’inabordable par son prix.

Dire que le livre de Philippe-Alain Michaud est un livre sur Warburg n’est peut-être pas tout à fait exact. Georges Didi-Huberman, l’auteur de la préface, suggère qu’il s’agit davantage d’un livre avec Warburg. Michaud, qui a longuement étudié la Querelle des images à Byzance et assure aujourd’hui la programmation des films au Louvre, n’oublie dans son étude ni les fondements de l’image occidentale, ni les développements les plus récents de celle-ci. La thèse de Michaud est que l’image selon Warburg, loin d’être figée, close, fermée sur elle-même, a pour vocation de capter l’origine des choses, le mouvement de leur origine et de leur déploiement dans le temps sans cesser d’entrer en collision avec d’autres images, brisant ainsi sans cesse ses limites pour déborder sur son hors-champ. Dans « On planned american visit » (1927), alors qu’il envisageait un second séjour en Amérique (ajourné sur le conseil de Binswanger, son médecin à Kreuzlingen où il était interné), succédant à celui qui, en 1895-96, l’avait mené en Arizona et au Nouveau-Mexique et au cours duquel il avait étudié les rituels des Indiens hopis, Warburg ne disait—il pas que « sa mission [était] de fonctionner comme un sismographe sur la ligne de partage entre les cultures », soit comme un capteur d’énergies ? Didi-Huberman parle du deleuzisme de Michaud et on reconnaît aisément, il est vrai, dans le propos de Michaud, les images-mouvements de Deleuze, qui ne connaissent aucun cadre, puisque les lignes de fuite le font sans cesse exploser pour disperser leur énergie d’une façon qui interdit toute focalisation, tout retour au foyer. Cette conception nie en dernier ressort l’existence même de l’image et il serait intéressant à cet égard de voir comment tout un axe philosophique qui passe par l’Angleterre et la France (Spencer -Bergson - Bachelard - Deleuze) élimine de la pensée l’image au nom du mouvement, alors que la pensée allemande tient dans l’ensemble à conserver une pensée de l’image (Freud - Benjamin). Si le rejet de l’image est une position qui a sa grandeur, on peut tout de même se demander si elle est vraiment celle de Warburg. Du reste, si elle ne l’était pas, Michaud n’en serait que plus deleuzien, puisqu’on sait que Deleuze faisait « des enfants dans le dos » aux auteurs qu’il étudiait.

Aussi poétique que soit l’image vibratile proposée par les papillons auxquels Warburg s’adressait quand il était hospitalisé, et aussi stimulants que soient les rapprochements entre l’œuvre de Aby Warburg et les chronophotographies de Marey ou la danse de Loïe Fuller, il paraît difficile de se convaincre que l’image de Warburg soit une « image en mouvement ». Ou plutôt il faudrait dire qu’il n’y a jamais d’images immobiles, que toute image est parcourue par des tensions, est sujette au vacillement de son sens, qu’elle remue et nous remue. Ainsi en va-t-il des Pathosformeln qui, selon une explication de Salvatore Settis citée par Michaud, « désignent [...] le répertoire des figures capables de rendre compte de l’apparence d’un corps en proie à ses propres modifications. » On ne saurait mieux dire que le mouvement ne peut être dissocié d’une permanence.

Cette permanence du sens courant sous les époques, sous les styles, inexprimée ou cryptée, franchissant les frontières, régulièrement identifiée par les illuminés qui professent que les mythes du passé n’ont pas fini de nous délivrer leur enseignement ou que les œuvres anciennes s’adressent à nous dans une langue aussi limpide que la langue adamique, Warburg y a probablement été aussi sensible qu’aux ruptures, à l’arrachement continu du présent expédié dans un passé inaccessible. Et cette attention extrême portée tout autant à la plus infime variation historique qu’à la continuité théologique la plus inflexible, il est, avec Walter Benjamin, l’un de ceux qui l’a soutenue au plus haut point. Jusqu’à l’idée d’une œuvre qui serait purement faite de citations les rapproche (Mnemosyne pour Warburg et le projet d’un tel livre évoqué dans le travail sur les passages pour Benjamin) ou celle d’une résurrection du passé dans le présent sous forme d’une image (et contrairement à ce que dit Michaud, « reproduction » et connaissance y sont intimement liées et non dissociées). Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Benjamin a essayé à plusieurs reprises de rencontrer Warburg — au demeurant sans y parvenir. (Wolfgang Kemp a consacré la deuxième partie d’une étude fort instructive sur Walter Benjamin et la Kunstwissenschaft aux rapports Benjamin-Warburg (in Frankfurter Schule und Kunstgeschichte, Dietrich Reimer Verlag 1992).

Si l’idée d’une image en mouvement est contestable, celle de bibliothèque en mouvement l’est beaucoup moins. Philippe-Alain Michaud consacre de très belles pages à cette légendaire bibliothèque (contre son droit d’aînesse, Warburg aurait échangé la possibilité d’acheter tous les livres qu’il voudrait sa vie durant), dont les différents volumes n’entretenaient pas des rapports préétablis, mais formaient les noyaux de constellations qui pouvaient prendre des allures très différentes selon les livres entraînés dans leur mouvement gravitationnel. Il faut aussi lui savoir gré d’avoir placé en annexes d’extraordinaires textes de Warburg, notamment sur son voyage chez les Indiens. Quant au Rituel du serpent, journal de son séjour en Amérique, il semble qu’il devrait paraître prochainement. Enfin on ne se lasse pas de regarder les photographies que Michaud a réunies pour ce volume. Retenons celle qui, reproduite sur la quatrième de couverture, montre Warburg habillé d’un négligé yankee aux côtés d’un jeune Indien hopi à demi nu en costume traditionnel et celle qui le représente portant un masque katcina. À moins qu’on ne préfère l’émouvante et mélancolique photographie prise à Rome quelques mois avant sa mort, sous laquelle on peut lire : « Sous le vol noir du griffon, entre préhension et compréhension, nous rêvons le concept de conscience. »