Syrie 1
Proche-orient : le national ou la barbarie
Ma prison est le lieu...
et derrière moi un temps qui a honte
du mensonge de la géographie... [1]
La scène se passe à l’Élysée, le 16 juillet 1998, et illustre bien le cynisme avec lequel on traite le fait national au Proche-Orient. Jacques Chirac, après un long entretien en tête-à-tête avec Hafez al-Assad, proclame l’« amitié retrouvée » entre la France et la Syrie. Et de sceller cette amitié en offrant à son hôte syrien « une terre cuite vieille de sept à huit siècles et provenant de la région de l’Euphrate ».
S’imagine-t-on le président allemand offrant à son homologue français accueilli à Berlin un fragment de terre, fût-elle cuite, des années 1940 et provenant de la région du Rhône ? Le protocole des nations souveraines qualifierait pareil cadeau de casus belli. Certes, le communiqué de l’Élysée ne juge pas bienséant de préciser le nom de « la région de l’Euphrate » d’où provient cette mystérieuse « terre cuite ». Mais il ne fait guère de doute qu’elle provient justement de cet ancien protectorat français portant le nom de Syrie (1920-1945). D’autant qu’elle date de « sept à huit siècles », c’est-à-dire de la période où la France commence à étendre sa juridiction à certaines communautés chrétiennes du Proche-Orient à la faveur de traités qui prendront le nom de capitulations [2].
Une question d’Orient qui lancine...
La terre cuite ressemble à un message codé à l’adresse des Anglo-américains dans le droit fil de cette compétition impérialiste pour le partage de l’empire ottoman, pudiquement appelée « la question d’Orient ». Un message qui rappelle cet autre cadeau de bienvenue offert au premier représentant de la Syrie accueilli à Paris : une arme provenant de la région de Damas. Cela se passe le 16 janvier 1919. L’anglophile prince de la maison hachémite, Faysal Ben Hussein, vient alors devant la conférence de la paix pour défendre le droit à l’indépendance d’une nation « arabe syrienne » formée de feu les provinces ottomanes du Proche-Orient. Mais la France entend bien signifier à son hôte sa volonté de prendre possession d’une partie de ce même territoire qu’elle estime devant lui échoir en vertu des accords Sykes-Picot secrètement signés avec les Britanniques en 1916. Elle ne va d’ailleurs pas tarder à envoyer son armée pour démanteler cette Syrie arabe qu’elle tient pour un stratagème britannique visant à ruiner sa « préséance historique » dans la région. Et de promouvoir plutôt une kyrielle d’autonomies cantonales dans le cadre d’une structure fédérale dite syrienne, en même temps que d’instituer une entité libanaise séparée.
La Grande-Bretagne qui espère intégrer tout le Proche-Orient dans un grand royaume arabe sous sa protection s’y résigne alors. Mais, en 1945, profitant d’un rapport de forces plus favorable, W. Churchill revient à la charge et déclare ladite préséance française incompatible avec le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, obligeant le général de Gaulle à rompre l’« indestructible amitié » [3] » franco-syrienne. La perfide Albion réussit ainsi à déposséder la France de ses « bases en Orient », tout en gagnant la sympathie des Syriens qui accèdent aussitôt à l’indépendance. Et de Gaulle ne peut plus rien faire sinon dénoncer un « abus de force », révélant à l’opinion les dessous de l’affaire : 1) Il est « très difficile de réaliser une entité géographique et politique qui s’appelle la Syrie » hors du giron de la métropole qui l’a conçue à des fins propres, et aucunement pour devenir un État-nation viable ; 2) sous couvert d’indépendance, les fourbes « Anglo-saxons » cherchent à substituer leur protectorat de fait au protectorat français de jure.
Les Anglo-américains, en concurrence avec les Soviétiques, viendront en effet rafler la mise en exerçant leur hégémonie sur les entités proche-orientales de pacotille issues des indépendances. La France, elle, est priée de demeurer sur la touche. Tout juste peut-elle dénoncer les abus de force commis cette fois par Israël à l’encontre de ses voisins. C’est le temps de la verve, de la vertu et de la « politique arabe ». Mais aujourd’hui, avec l’effacement de l’URSS et l’enlisement des Anglo-américains, le temps est venu de revenir dans le jeu. Jacques Chirac peut donc jouer des coudes au cours d’un spectaculaire voyage à Damas et à Jérusalem, en octobre 1996 : « France is back ! » et la terre cuite est son titre de créance.
... et une politique de notables qui s’acclimate
En endossant pareil titre de créance au mépris de la souveraineté syrienne, Assad s’inscrit quant à lui dans le droit fil de la « politique des notables » [4] étudiée par les historiens au temps des empires ottoman et français. Ces notables aspirent traditionnellement à servir la lointaine métropole, Istanbul puis Paris, en relayant son autorité auprès de la population de leur province. En contrepartie, ils attendent de la métropole qu’elle préserve les attributs de leur domination locale et autres privilèges afférents. D’où l’enthousiasme avec lequel ils accueillent une autonomie octroyée par de Gaulle en 1942, qui ne diffère guère pourtant de celle aujourd’hui promise par Nétanyahou à Arafat. Quant à l’indépendance octroyée par les charitables Britanniques en 1945, ils peuvent d’autant moins l’envisager qu’elle va les laisser seuls à la tête d’une entité inédite aux ressorts territoriaux précaires (la population réclame alors une nation arabe ou une Grande Syrie, et Amman dispute à Damas la qualité même de capitale syrienne). Déroutés, les vieux notables se trouvent in extremis une nouvelle métropole dans l’Égypte de Nasser qui va présider à la destinée de la « province syrienne » dans le cadre d’une République arabe unie (1958-61).
Hafez al-Assad est un militaire sorti des rangs d’une plèbe montagnarde traditionnellement persécutée par le pouvoir central [5]. Son engagement en politique débute par une conjuration visant la « sécession » avec l’Égypte, et se confond avec une dénonciation de l’« impuissance » des vieux notables. De fait, le « mouvement de rectification » à la faveur duquel il s’empare du pouvoir en 1970 va réussir là où ces derniers ont échoué : insérer la Syrie dans la configuration géopolitique issue des indépendances en la soumettant à l’ordre des nouvelles métropoles américaine et soviétique. Cette soumission ne ressemble pas pour autant à celle de feu Hussein de la petite Jordanie qui devait émarger au budget de la CIA et s’allier avec Israël contre ses voisins arabes pour préserver son trône. Non, la soumission à la syrienne respectait mieux les formes dans la mesure où Assad savait profiter de la compétition américano-soviétique pour s’aménager une certaine marge de manœuvre régionale, notamment au Liban, tout en brandissant le drapeau de l’anti-impérialisme devant son opinion... Machiavélique.
Mais il semble plus difficile à présent de mettre les formes si l’on en juge par la couleuvre de la terre cuite avalée à l’Élysée, et par le mouvement des bâtiments de guerre français mouillant depuis lors au large de la Syrie. C’est que l’hégémonie américaine tend à s’exercer sans contrepoids soviétique, rétrécissant du même coup la marge de manœuvre d’un régime syrien pris en tenaille entre une Turquie atlantiste au Nord et un lsraël hostile au Sud. En outre, la succession du vieux général putschiste Assad s’annonce difficile : le clan dirigeant est traversé par des dissensions graves, et les États-Unis maintiennent la Syrie sur la liste noire des États parrainant le terrorisme. Autant de raisons qui poussent le régime de Damas à rechercher une protection française qui lui permette de perdurer et de préserver sa stature régionale. Dût-il pour cela accepter quelques entorses à sa souveraineté, et réviser son histoire nationale afin que la France coloniale d’hier ne fasse pas de l’ombre à la France « alliée stratégique » d’aujourd’hui [6].
Le national n’a pas eu lieu
Que la souveraineté syrienne puisse impunément faire l’objet de pareilles tractations en dit long sur l’idée nationale du même nom. Or c’est justement à Paris que se développe l’idée d’une nation syrienne, tout au long du siècle dernier, et en même temps que la... question d’Orient. L’empire ottoman apparaît à l’époque comme un « homme malade » aux yeux de l’Europe qui en convoite la succession, et il s’agit pour la France de bien délimiter la partie sur laquelle elle entend jeter son dévolu. Mais cette partie semble d’autant plus difficile à différencier du reste de l’Asie arabophone qu’elle n’est encore connue que sous de vagues dénominations telles « Levant » ou « Terre sainte ». Quelques érudits-antiquaires viennent de dépoussiérer le nom de Syrie qui désigne une contrée jadis située entre l’Anatolie, la Mésopotamie, la Méditerranée et le Sinaï. Pourquoi ne pas l’utiliser ? Il sonne comme un écho de la civilisation gréco-romaine et figure dans la Bible. N’est-ce pas mieux que le nom de « Châm »
(i.e. pays de la gauche — par rapport à l’Arabie) utilisé par les indigènes, et qui désigne un ensemble inextricablement ville-région-religion dont la capitale est Damas ?
Par une alchimie de la traduction dont l’impérialisme français a le secret, le nom de Syrie va ainsi désigner cette même contrée que Paris se donne pour mission de ramener à la civilisation. Il n’en faut pas davantage pour qu’une certaine élite ottomane, sentant le vent tourner, envoie ses enfants faire des études dans la capitale française. Là, ces jeunes Ottomans se découvrent Syriens et œuvrent à leur tour à la « renaissance » de la nation du même nom, organisant pour cela sociétés secrètes et autres congrès sous la bienveillante protection du parti colonial. Plus tard, ces mêmes nationalistes syriens découvriront qui Irakiens, qui Libanais, qui Jordaniens, qui Palestiniens et qui Israéliens. Et de relayer chacun de son côté l’autorité d’une métropole coloniale auprès d’une population qui ne parvient guère à s’approprier les ressorts territoriaux ou symboliques de l’identité nationale qu’on vient lui assigner.
Nulle part au Proche-Orient cette nouvelle identité ne va être réellement saisie par une nation qui la pétrisse de géographie ou d’aspirations propres. Au point qu’elle apparaît partout comme une catégorie artificielle opposée à une « vraie nation ». Cela permet à des tyrans d’en jouer au gré de leurs intérêts domestiques. À Damas, Assad continue ainsi à promettre la « renaissance » (i.e. Baath) d’une nation plus vraie. Mais il n’en précise plus les contours. Tout juste précise-t-il que l’armée syrienne « est présente » au Liban, car ce pays forme avec la Syrie « un seul peuple dans deux États », et laisse-t-il entendre que la Palestine et la Jordanie forment « le Sud de la Syrie ». À Bagdad, on promet au peuple une vraie nation après la « libération » du Kuwait, et à Amman, après la libération de la Mecque d’où les Séoudites évincèrent les aïeuls hachémites. Pendant ce temps, les peuples arabes s’indignent d’une même voix frustrée de Rabat à Sanaa à chaque fois que Tel Aviv annexe une terre arabe ou qu’un missile américain s’abat sur Bagdad. Seuls les intégristes religieux savent alors les réconforter. Et de leur promettre une autre « vraie nation » au lieu de celle que les tyrans domestiques se révèlent incapables de réaliser.
Au lieu de la barbarie
Des peuples pris en otage par des tyrans grégaires jouant des aspirations nationales frustrées pour prospérer, tel est aujourd’hui le lot du Proche-Orient. Nous le savons au moins depuis la parution dans la revue Esprit, en novembre 1983, d’un article sur « l’État de barbarie » en Syrie. La soldatesque syrienne vient de massacrer plus de vingt mille personnes dans la ville de Hama sous prétexte de préserver la nation du péril islamiste. Et l’auteur de cet article, le sociologue Michel Seurat, entend s’inscrire en faux contre les médias occidentaux qui, tout en regrettant cette violence, l’ont considérée comme un mal nécessaire pour écarter le spectre du khomeynisme.
En mai 1985, M. Seurat est lui-même pris en otage puis assassiné au Liban, à l’ombre de la même soldatesque syrienne. Et son analyse de « l’État de barbarie » n’a pas plus d’écho que la terrifiante chronique des atteintes aux droits de l’homme tenue par Amnesty. Pas à Paris en tout cas où Assad est fêté comme un bon hussard de la Nation : Jacques Chirac flatte ses talents de manœuvrier en lui offrant un jeu d’échecs (en plus de la terre cuite) ; Jean Tiberi exalte son « pragmatisme » après l’avoir laissé discourir sur les... « principes de la mémorable révolution française » dans les salons de la mairie de Paris ; l’AFP ne veut avoir d’yeux que pour l’« intelligence » de cet « interlocuteur incontournable » ; et l’Université de Paris VIII cautionne une thèse de complaisance soutenue par le ministre de la Défense et alter ego d’Assad, le général Moustapha Tlass.
Sans doute croit-on ainsi faire œuvre de Realpolitik. Mais les Anglo-américains sont passés maîtres dans ce jeu. Aujourd’hui, ils se réclament d’une diplomatie « à composante éthique » (sic !) et se contentent de suspecter le régime syrien de violer les Droits de l’homme ou de parrainer le terrorisme. Demain, à la mort du vieil Assad, Paris va sans doute dépêcher encore plus de bâtiments de guerre mouiller au large de sa chasse gardée syrienne, tout en soutenant l’un des prétendants à la succession d’Assad contre ses rivaux. « Shocking ! », rétorqueront les honnêtes téléspectateurs du monde que Londres et Washington auront justement ameutés pour constater la connivence entre Paris et l’abject régime de Damas. Autant dire que la pax anglo-américaine y trouvera un beau prétexte pour s’étendre, sans contrepoids aucun, sur tout le Proche-Orient... en attendant qu’un chef de la Maison blanche décide de l’incendier pour expier une fellation malencontreuse.
Drôle de Realpolitik que de contrarier le destin national de ses voisins du même palier méditerranéen jusqu’à y engendrer la barbarie !
Drôle de Realpolitik que d’amener le gendarme-voleur américain sur cette autre rive de sa mémoire d’où Zeus enleva jadis Eurôpè !
Notes
[1] Vers écrits par le poète Faraj Bayrakdar dans une geôle syrienne où il croupit depuis treize ans pour un délit d’opinion jamais jugé. Cf. son Ni vivant, ni mort, Paris, Al Dante, 1998.
[2] William I. Shorrock, French imperialism in the Middle East. The failure of policy in Syria and Lebanon 1900-1914, The University of Wisconsin Press, 1976.
[3] Les citations suivantes sont toutes extraites des écrits et discours du général de Gaulle.
[4] A. Hourani, The Emergence of the modern Middle East, Berkeley, 1981.
[5] Son portrait in P. Seale, Assad. The struggle for the Middle East, London, 1986.
[6] Voir « Damas révise son passé », in Courrier International, 1-7, octobre 1998 (n° 413).