Vacarme 14 / Vacarme 14

Allez-vous en les affreux
Allez-vous en les affreux
Les affreux à la langue pendante
Les affreux à la langue pendante
Les affreux aux yeux protubérants
Les affreux aux yeux protubérants.

Rituel kwakiutl.

Le lecteur des Hauts de Hurlevent peut bien se perdre dans les généalogies, ou se voir contraint de revenir quelques pages en arrière pour ressaisir le nom d’un personnage fugace ; mais il connaît Heathcliff, et il connaît Nelly. Devant le premier, il tremble : devant les puissances amorales de l’amour et de la vengeance qui montent en lui depuis la terre, depuis le monde ; devant sa manière d’être brisé par sa passion incestueuse pour sa presque-sœur Catherine, et de briser l’ordre d’une famille qui le réprouve. Avec Nelly, c’est un autre frisson : le lecteur la hait comme son ombre. Conscient que sans elle, messagère des amants qui mange les messages, narratrice après-coup de leur drame, l’histoire n’adviendrait pas, il ne peut pourtant se résoudre à voir en Nelly une émissaire du destin — la bonne servante n’a pas cette hauteur et les désastres qu’elle engendre, d’advenir à travers elle, sont sans grandeur. Ils laissent battante, du coup, l’hypothèse d’une autre histoire ; ils laissent le lecteur inconsolé.

Nelly a un nom, Ellen Dean ; Heathcliff, lui, n’a même pas de prénom. Pour lui, le sobriquet est à la fois stigmate et arme : il vient d’ailleurs et dès son arrivée, recueilli par le père, il parle en bohémien « un baragouin que personne ne peut comprendre ». Il ne sera jamais de la famille ; mais désigné d’un mot, il n’existera que d’un bloc, exposé tout entier aux forces qui hurlent en lui, qui sontlui, sans distance. Au contraire, pour elle, le diminutif est à la fois indice d’une tendre familiarité (elle est d’ici) et mesure d’un écart ; écart par lequel elle trouve à se retrancher, toujours, derrière son envahissante bienveillance. Ce retranchement, d’ailleurs, forme en elle comme une seconde nature : il y a Nelly qui, le drame clos, raconte au voyageur la triste histoire de la famille, et Nelly qui s’agite au cours de l’intrigue ; la première omet ce qu’a fait la seconde et déplore seulement, comme autant d’accidents, les résultats de ses propres menées. Ainsi semble-t-elle toujours suivre, le mouchoir à la main mais la morale sévère, les tragédies qu’elle habite pourtant, qu’elle précède et provoque.

Nelly est un curieux mélange de paralysie et d’initiative. L’impuissance est son lot, au moins lorsqu’elle raconte. Il était écrit qu’entre Heathcliff et Catherine, le drame surviendrait : « Il me semblait que Dieu avait abandonné la brebis égarée à ses coupables errements, et une bête diabolique grondait entre elle et le troupeau, attendant son moment pour bondir et l’engloutir ». Nelly, à ce moment, regarde. Mais dans le même temps, elle ne cesse d’agir, et déploie une rare spontanéité dans le mensonge, le faux-pas, la trahison ou le retard. « Êtes-vous seule, Nelly ? - Oui, mademoiselle ». Elle ne l’est pas. Heathcliff est avec elle et entendra, caché, Catherine murmurer qu’en s’unissant à lui, elle se dégraderait. Il sortira sans entendre la suite, ni l’amour de Catherine : Nelly, à ce moment, ne le retiendra pas. Plus tard, Catherine mourra de consomption, Heathcliff sera dans le jardin, attendant parce que Nelly lui a dit qu’elle allait mieux, elle se repose, revenez demain, je vous donnerai des nouvelles. Car Nelly veut bien faire : cela ne saurait être mis en question, et elle-même d’ailleurs n’en parle jamais.

On dira que l’enfer est pavé, etc. On s’étonnera qu’Emily Brontë, au seuil du XIXe siècle, ait donné au destin le visage et les gestes d’une servante de comédie, et créé cet hybride de Dorine et d’Érinye, dont les joueuses manigances deviennent l’instrument du plus dur châtiment. Reste l’essentiel : en ces mêmes années où Hegel consacrait pour deux siècles le travail du négatif, chantant ses pouvoirs de médiation dans la verticalité de l’histoire, entre les pères et les fils, Emily Brontë traçait un tout autre tableau. Tableau où la liaison des frères et des sœurs (autre espace, autre inceste) se voit comme minée et conduite au pire par une sorte detravail du positif ; où les gestes qui sauvent tuent ; où les angles se cassent en éclats tranchants d’avoir été trop arrondis, et sans leur accord, et n’importe comment. Tableau où règne en maître, non plus la médiation, la crise salutaire et accoucheuse de la raison, mais le mouvement inverse : celui, terriblement doux, attentif, jouant au proche et mortifère, de la remédiation généralisée.

— Vraiment, je ne vois pas. Un romantisme adolescent en lieu et place d’éditorial ? Et quel rapport avec ce que vous nommez si complaisamment « votre actualité », les centres de rétention, le PaCS, les psys, l’usage de drogues, le PARE ? Quel rapport enfin avec Denis Kessler ou Ségolène Royal ?

— Vous devez voir un peu, tout de même.