Vacarme 14 / arsenal

les temps irréels

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Le 30 septembre dernier, à Prague, plusieurs milliers de manifestants venus de divers pays d’Europe parvenaient à bloquer le sommet annuel du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, malgré la brutalité de la police tchèque et dans l’indifférence de la presse. On peut évidemment trouver à redire au mouvement de résistance à la mondialisation libérale : la généralité de son objet ; la manière dont il détourne les énergies militantes dont manquent cruellement, en ce moment, les mouvements locaux qui nous sont chers ; son allure de restauration du primat de l’économique après épuisement des "fronts secondaires". Mais on peut aussi, à rebours, s’en servir comme d’un joyeux antidote à l’aigreur politique qui nous guette. Vanité des luttes ? Prague ressuscite l’enthousiasme et l’optimisme des victoires collectives. Impossibilité d’intervenir hors de nos frontières ? Prague apporte la preuve d’une politique internationale non seulement par le bas, mais dans la rue. "Virtualisation" de la politique ? À Prague, Internet servait d’abord à coordonner des corps, à suivre leurs mouvements, à rapporter leurs blessures. C’est ce qui nous a plu dans ce texte, éditorial du numéro d’octobre de Carta : cette générosité lucide, à la fois fanfaronne et précise, sans laquelle nous rentrerions nous coucher. Mensuel italien des "chantiers sociaux", Carta est publiée par une coopérative à laquelle adhérent 150 associations et organisations non gouvernementales, de l’Arci Gay & Lesbica à des associations pour un développement équitable. Carta est aussi un site web mis à jour quotidiennement avec des textes d’analyse et des informations sur l’innovation sociale et les pratiques solidaires.

Ici à la rédaction de Carta, comme chez nos amis de Radio Sherwood, nous avons vécu quatre jours frénétiques. Et pourtant, en ce qui nous concerne, nous faisons un journal qui sort une fois par mois. En fait nous nous sommes retrouvés (et nous avons choisi) d’inventer une agence de presse : un travail qui requiert un investissement de chaque minute. La manifestation de Prague s’est conclue il y a à peine quelques heures. Nous sommes fatigués, mais aussi très contents. Parce que nous avons découvert que nous vivons un temps irréel. Mieux, à notre modeste niveau, nous avons contribué à révéler cette irréalité.

Le temps irréel est, avant tout, celui des pouvoirs. Si le président de la Banque mondiale, Wolfenshon, dans une interview aux principaux quotidiens occidentaux, admet que « nous n’avons pas compris la capacité de mobilisation des organisations non-gouvernementales », c’est-à-dire de la société civile, ce qui signifie que les puissants les plus puissants n’ont rien compris du monde qu’ils gouvernent sans légitimité aucune. Et si le gouvernement de Prague, celui de la « Révolution de velours », pour arrêter une manifestation de vingt mille personnes doit déplacer six blindés de guerre de fabrication soviétique sur ce même pont où, en 1968, étaient alignés les chars soviétiques, cela signifie alors que l’on a perdu tout sens des proportions. Et que, comme l’a dit Ramon Mantovani de Rifondazione comunista,la « souveraineté limitée » n’a pas pris fin avec l’effondrement de l’URSS. Si le gouvernement tchèque s’est aussi doté d’une « liste noire » où, avec la collaboration des services de renseignement de nombreux pays, et en particulier des USA, sont listés les « chefs de bandes » des protestations depuis Seattle, cela signifie une fois de plus que l’on a peur d’exercer la démocratie (la contestation, la contrecontestation) qui devrait, dans cet Occident libre, être naturelle. Et puis : si le FMI et la BM disent qu’ils ne peuvent pas effacer la dette des pays pauvres gouvernés par des dictatures, après avoir créé ces dictatures, cela signifie que l’on est dramatiquement à court d’arguments. Et, enfin, s’il arrive qu’à la radio du Sole 24 Ore [1], le journal du libéralisme le plus libéral, un jeune avec « une mentalité capitaliste », comme il se définit lui-même, déclare que ces protestations ont finalement raison, cela signifie que les barrières de l’idéologie sont en train de tomber. Le temps des puissants se révèle toujours plus irréel.

Le temps irréel est, cependant, aussi celui des diverses gauches en Europe, tantôt « au gouvernement » ou « dans l’opposition ». Ce qu’elles ont sous les yeux et qu’elles ne perçoivent même pas, c’est la possibilité concrète d’une Europe de la participation, de la démocratie sociale, de l’auto-gouvernement. Nous, depuis Rome, nous avons eu de Prague des témoignages et des récits, nous ne l’avons pas vécu directement. Mais c’était comme si. Parce que les paroles survoltées, joyeuses, décidées de nos « correspondants de rue » rendaient parfaitement l’idée d’un peuple (cette chose qui se constitue par elle-même) incroyablement diversifié et extraordinairement uni. Une anecdote parlante : à un des coins du fameux pont, un groupe de militants syndicalistes turcs (habitués à une des dictatures mise en place par le FMI justement) qui faisaient face, seuls, à un mur de policiers a été rejoint par un autre groupe de militants grecs. La haine rituelle entre Grecs et Turcs vole en éclats avec une telle facilité. Il suffit de se sentir dans le même camp. Et il en fut ainsi pour les anarchistes polonais et les antifascistes allemands, les militants biélorusses et tchèques. Des gens qui (comme l’explique bien Luis Hernández Navarro dans le quotidien mexicain La Jornada) qui ne sont pas en train de construire une organisation politique, mais de tisser une véritable toile de relations, de connaissances réciproques, d’expérience commune, contre un ennemi commun et au nom d’une idée commune, bien que non codifiée, d’une société ouverte, accueillante, enracinée dans la nature et l’histoire. Une voie qui n’est ni linéaire, ni dépourvue d’embûches, mais que nous sommes en train de parcourir à haute vitesse. Les termes comme « Europe », et peut-être aussi ceux de manifestation, de trains qui transpercent les frontières, de contre-sommet, sont en train de conquérir du sens, de se remplir de ce travail microscopique qui recompose du social dans les angles morts de nos villes ou dans les campagnes transformées en usines. Que l’on soit, chez nous, sommés de nous passionner pour savoir si Amato « choisit » Rutelli [2], ou l’inverse, n’est qu’un signe d’idiotie et de provincialisme. Les Italiens citoyens du monde, avec les yeux ouverts, étaient à Prague.

Le temps irréel, finalement, c’est aussi le temps « réel » de la communication globale, omnisciente et omniprésente. Nous, Radio Sherwood, les camarades français de l’Hacktivist News Service (samizdat.net), en unissant nos faibles forces, avons démonté l’omnipotente machine des médias avec une facilité véritablement déconcertante. Et il suffit de bien peu de choses : un serveur Internet, sur celui-ci une page commune, et que Enzo, Marco, Elena, Wilma, Nicola, Pulika, Sergio, Paolo, Francesco, Antonio, Jaroslava et tant d’autres nous téléphonent pour nous raconter ce qui se passe, de façon à ce que l’un d’entre nous soit réveillé à l’aube par le récit du blocus du Global Action Express, et de tout ce qui s’en est suivi, jusqu’aux anecdotes de la journée de protestation ; il a suffi que de nombreux camarades se transforment en « correspondants de terrain » et que beaucoup d’entre nous se transforment en oreilles pour écouter, en doigts pour taper ; il a suffi de ce travail commun fondé sur une confiance, pour que l’ANSA [3], les dépêches de la RAI, les sites de la grande presse et de CNN soient en retard, très en retard même, pour « donner l’information ». Qu’ils soient même parfois obligés de venir la chercher chez nous, y compris parce que nous avons rendu compte des événements de façon honnête, sans rien cacher, sans faire de propagande. Et ainsi, tant nous que Sherwood avons été assaillis de sollicitations, de gens qui nous cherchaient pour savoir ce qui se passait, les sites Web des grands médias se sont remplis de liens vers nous. Une leçon, à l’heure où la presse historique de la gauche, comme L’Unita [4], agonise. La communication anti-libérale, sociale, vivante, elle, est toujours plus en meilleure forme. Surtout lorsque, comme dans ce cas, elle sait coopérer. Nous n’en sommes qu’à un début, sur cela aussi, mais les têtes d’affiche de ce film sont enthousiasmantes. Pour une fois on peut le dire.

Traduit de l’italien par Aris Papathéodorou

Sherwood Tribune http://www.sherwood.it

Samizdat.net http://www.samizdat.net/infos/hns

Post-scriptum

Pierluigi Sullo est directeur de la rédaction de la revue Carta

Notes

[1Quotidien de la Confindustria, le patronat italien — NdT.

[2Allusion à la querelle actuelle de leadership dans le centre-gauche italien — NdT.

[3Équivalent de l’Agence France Presse (AFP) — NdT.

[4Quotidien historique du mouvement ouvrier italien, fondé par Antonio Gramsci, devenu longtemps l’organe central du Parti communiste puis, ces dernières années, le quotidien « officieux » du parti des Démocrates de gauche (ex-PCI) — NdT.