Vacarme 14 / chroniques

une image de cinéma

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— 1850-1950 : culture de l’image photographique, dont le cinéma fut la merveille mitrailleuse. Mais, depuis cinquante ans déjà, nous sommes, nous les très riches, entrés dans la culture du flux visuel, avec télé d’abord, puis @valanches d’informations. Les flux, ça se gère. L’image, fût-elle mobile, ça vous arrête, vous force à la fixer tant qu’elle paraît. C’est une chose qui arrive, une déflagration rétinienne, dont l’éclat surnage un moment entre l’œil et les cases, au-delà de la persistance physique, comme les Ombres d’Arthur Robison (1923).

— Vous parlez de ce petit choc, de cette petite aura ?

— Ça reste une grâce. S’il y a vingt-quatre photogrammes dans une seconde de cinéma, il n’y a pas vingt-quatre images prises en ce sens. Certains films n’en comportent aucune. Il y en a environ autant que de rêves par nuit.

— « Prises en ce sens » ?

— Appelons image l’événement que produit une vue cadrée. Événement pour la pensée, qu’elle arrête (fascination), puis relance (fantaisie). Une peinture, par exemple, ne devient une image que reproduite, sur cortex ou carte postale. L’image, mentale par vocation, est du genre volatile et auto-affective. Le cinéma naissant, relayé par celui qu’on appelle « expérimental », aima filmer des scènes à l’intérieur des crânes.

— Vous voulez dire que ce qui fait image pour moi ne le fait pas pour mon voisin ?

— Vous pourriez vérifier en prenant des instantanés, comme Cartier-Bresson. Mais les images de cinéma, elles, se forment à la surface incorporelle des photogrammes. Elle peuvent durer un quart de seconde ou dix minutes, un plan ou une séquence entière. « Images-mouvement » en cela d’abord qu’elles vous échappent aussi lestement qu’elles vous ont capturé(e).

— Mieux vaudrait en décrire que de généraliser.

— Décrire comment ? Parler angles et cadres, travelling, montage ? Ou plutôt atmosphère, trouble, corps ? Ou jeu, ou temps ? Il faut tout cela, mais aussi en parler d’ailleurs. Montrer comment l’image de cinéma frappe avant tout, et aussi fort, la rétine et le fond de l’âme — le Gemüt des mystiques allemands.

— Soyez concret.

— Marlène se remettant du rouge, mirée dans l’une des baïonnettes du peloton qui va l’exécuter (Agent X27, de Sternberg) : pas besoin d’ironie. Le tribunal souterrain de M(Lang) : pas besoin d’un morceau de bravoure. Le visage longtemps cadré en plongée verticale de Gary Cooper sur la paillasse de sa cellule dans Peter Ibbetson (Hathaway) : pas besoin de pathos. Debra Paget tenant sa maison qui est une cabane dans The River’s Edge (Dwan) : pas besoin de racolage. Le vrai vent dans les tuniques des épopées filmées indiennes : pas besoin de vérisme.

— À cette vitesse, on dirait des slogans.

— C’est le drame de l’image, sa mauvaise et antique fréquentation de la publicité. L’image n’est jamais le slogan. La ralentir pour s’en convaincre. Elle écope à la place de la thèse qui la monte. Elle écopa pour la fides propaganda, des guerres de religion aux guerres totales. Elle écope aujourd’hui le flux d’informations, froissée à juste titre, éclaboussée par le dégoût qu’inspire sa digestion capitaliste.

— Elle ne l’a pas un peu cherché ?

— L’image de cinéma n’est pas plus innocente qu’une autre. Or quelque chose en elle la sauve, une grâce suffisante, qui est le souvenir. Sa beauté fréquente la mémoire, même quand elle futurise. Je ne parle pas du souvenir de l’image, d’ailleurs jamais très fiable, et qui prendra place de plein pied parmi les souvenirs tout court. Je parle du souvenir qu’elle provoqua : le souvenir d’une chose dont on n’avait pas l’expérience et qu’on a reconnue, sans aucun doute. Souvenir n’est peut-être pas le mot ?

— Une banale projection.

— Mais qui a le privilège unique de survivre en passant. Si bien que toute image mobile, pour rester dans la tête où elle incarne un souvenir, se cadre, se monte, change d’angle — devient image de cinéma.

— Bel avenir.

Note

(1) Ou visionner les trois films de Martin Arnold (Pièce touchée, Passage à l’acte, Alone) — captivantes explorations d’images hollywoodiennes, relectures sans commentaires — éditées en France sous le titre Cinemnesis, avec un texte d’Akira Mizuza Lippit. (Re : voir, 14, passage de l’Industrie, Paris 75010, e-mail : info@re-voir.com. On peut aussi les louer chez Vidéosphère, 105, boulevard Saint-Michel, Paris Ve.)