Fritz & Otto
par Pierre Alferi
Dans la filière du parlant il n’y a plus que deux admissibles à notre concours de mise en scène. Ils viennent de Vienne. Nos critères étaient surhumains. Le candidat devait exceller : 1. dans le placement de la caméra - habileté des mouvements en figures imposées, innovations en figures libres -, 2. dans la dramaturgie - refonte de scénarios, direction d’acteurs, maîtrise du plan, découpage -, 3. dans les arts plastiques du plateau - cadrage, usage des décors et de la lumière - avec une épreuve de féerie d’après Méliès, 4. dans les ruses de production - négociation avec un studio, utilisation optimale de budgets extrêmes, avec une épreuve d’autofinancement. Il devait encore posséder (sur dossier) : 5. un catalogue de réussites inégalées dans le plus large spectre de genres et de formats - de la fresque historique au drame intime, ou du film noir au western, du film à stars à la série B-, 6. une sérieuse conscience artistique de son travail, attestée par plusieurs affrontements avec la censure, 7. une réputation d’autocrate, voire de mégalomane, 8. une délicatesse, une capacité d’être affecté par ce qu’il filme, attestées par les larmes des spectateurs. Enfin, il devait manifester sur ses tournages : 9. son attention à ce que toute mise en scène suppose de politique, et 10. son intérêt - avec l’épreuve documentaire d’après Lumière - pour la réalité et pour la vraisemblance.
Qui donc, à part Messieurs Lang et Preminger, peut satisfaire à ces dix réquisits ? Or il s’agit seulement d’une reprise maximaliste des préjugés de la vieille cinéphilie, ceux de ce "cinéma d’auteur" qui fut la projection européenne, dans le septième, d’un idéal de maîtrise périmé depuis Goethe dans les six premiers arts. Nos candidats malheureux à ce jeu de massacre [1] n’avaient qu’à pas se présenter en donnant sur le tard quelques interviews prétentieuses. Reste à départager les finalistes, exercice vain dont le seul enjeu serait de serrer d’un peu près, dans ce qui les sépare, le "paradoxe du metteur en scène".
Lang et Preminger ne partagent pas que ces dix dons à grandeur astrale égale, en constellation rarissime, et l’accent. L’un et l’autre ont su dégager l’essence de la mise en scène de cinéma, c’est à savoir une mise en branle jusqu’à l’explosion du théâtre, sans tricherie sur ses données spatiales - le plus souvent : une
boîte à cinq faces où quelques corps sont disposés. L’un et l’autre, ce faisant, ont résolument tenu les spectateurs à cette distance que créait leur propre position de director par rapport au récit, aux situations, aux personnages, à la psychologie - à la psychanalyse [2] - déjouant subtilement les pièges de l’identification, du pathos, du prêche et du choc : Lang par la multiplication insensible des points de vue dans les affrontements, Preminger par une sorte de glacis général, curieux alliage de transparence dans le détail et d’opacité de l’ensemble. L’un et l’autre se sont rendus imperceptibles, ont effacé leurs traces sous des mouvements d’appareil doux et des enchaînements de plans fluides - rêvant d’ "un film d’une seule séquence". Le visage de Dana Andrews a figuré cette distance et cet effacement. Ce sont deux ironistes, deux manipulateurs jouisseurs, mais qui voient plus loin (contrairement au cancre Hitchcock) que le bout de leur jouissance. L’un et l’autre, enfin, sont inquiets des procédures de vérité et de légitimation collective, d’où une thématique commune, institutionnelle et procédurale [3].
Mais l’ironie de Lang, foncièrement romantique, laisse la vérité en suspens, surtout lorsqu’elle se politise (toute lecture de M en ce sens s’enferre dans des contradictions). Il croit au mal, et la violence qu’il dégustait reste jusqu’au dernier de ses films : reste insoluble, reste de mort, reste où le maestro reconnaît son seul maître. Jamais il n’envisage que des conflits puissent se résoudre et une vérité se faire jour sans en passer par le déchaînement d’une force folle. S’il montre, lui aussi, la subtilisation du vrai (c’est l’éthique de la perspective qui préside aux subtils déboîtements - ni subjectifs, ni neutres - de sa caméra), il a la cruauté de voir dans les hasards décisifs le surgissement d’un faux fatum, d’un masque du destin qu’une illusion d’optique plaque sur la contingence, et dans l’accomplissement duquel - montré avec un sadisme certain - les croquemitaines du romanfeuilleton ont leur place.
L’ironie de Preminger se fait plus gentille avec l’âge (après sa première période dominée par le film noir), civilisée, dandy, s’accommodant d’un agnosticisme tolérant (The Cardinal), d’un démocratisme raisonnablement optimiste et d’une hantise de la caricature, dédaignant la violence, le mal au profit des formes précaires et tâtonnantes de leur dépassement (exercice d’une justice prudente dans les films de procès, désintoxication dans The Man with The Golden Arm, refondation dans Exodus, négociation dans The Cardinal). Il milite contre le destin, en cinéaste de l’imprévisible. Il n’y a chez lui aucun démon, seulement une gradation des maux, soit entre les personnages - comme ceux de Bunny Lake is Missing -, soit entre les facettes d’un seul - comme les héroïnes de Laura, Whirlpool, Angel Face, Fallen Angel (mais aussi le héros de ce dernier film), etc. Des interlocuteurs de bonne foi exposent devant lui leur vision des choses, chacune est légitime, et l’issue du conflit dépendra de micro-péripéties, accidents, grains de sable dans la balance.
Dans l’un et l’autre cas, l’avènement d’une vérité passera, dans les dernières minutes du film, par le basculement d’une ou plusieurs existences sur la crête d’une onde où entrent en résonance une série de causes indépendantes et d’infimes décisions, et l’ironie naît de ce tour irréversible pris par le cours des choses alors que l’événement et la vérité qu’il produit restent foncièrement libres. Dans l’un et l’autre, la "déprise" apparente du metteur en scène, face à la vérité qui met aux prises les personnages en se dérobant jusqu’au dénouement, semble peu compatible avec sa fonction même de démiurge manipulateur. Le cinéma de Lang résout cette contradiction avec une pointe de cynisme : la vérité relevant de la violence et de la mort, sa grimace persistant comme une tare de naissance, elle est non-vérité ultime, et le metteur en scène s’en fait le messager malin, l’artifex amoral - le diable peut être lui.
Le cas de l’ottocrate Preminger est plus complexe encore. Son art est aussi sobre, mais plus affiché que celui de Lang, lequel demeure crispé [4]. Ce n’est pas un hasard si, immigré comme lui aux États-Unis, Preminger innova davantage, dans les limites des conventions hollywoodiennes, sur tous les plans ; s’il introduisit le jazz, avec Elmer Bernstein et Duke Ellington, et le traitement abstrait des aplats colorés (Bonjour Tristesse), inventa des actrices majeures en rassemblant de film en film les membres d’un corps désiré [5], obtint les plus beaux génériques (de Saul Bass), la plus belle photo (de Leon Shamroy), les plus troublantes voix off (Laura, Bonjour Tristesse), les plus somptueuses reconstitutions (Forever Amber), les numéros musicaux les plus excitants (Carinen Jones) et le plus choral des récits (Exodus). Ce n’est pas un hasard, parce que le souci de la réalité, d’une part - dans le respect des données de l’espace, même et surtout en studio, la franchise dans l’abord de sujets tabous tels la drogue, l’inceste, le racisme ou la religion - et d’autre part le souci de la vérité - dans la suspension sceptique maintenue - aiguillonnent une volonté d’art plus solaire que chez son compatriote Fritz.
De ce traitement royal, le paradoxe du metteur en scène sort aiguisé. Comment donner consistance à des personnages libres de tout destin, à une vérité où la moire l’emporte sur les Moires, sans tomber dans le naturalisme, et même par son contraire : une rethéatralisation résolument artificieuse quoique non maniériste, une mise en scène de maître, d’autant plus rouée qu’elle se veut invisible - l’ombre d’une main divine sur un plateau où Dieu n’aurait plus ses entrées ? La réponse tient en peu de mots. Au-delà du propos de chaque film, la volonté d’art de Preminger produit une abstraction qui ressemble à un équilibre mais n’est qu’une énigme, liberté sans équivalence, équation sans solution, comme dans les grands romans de Henry James, avec qui il partage aussi une excentrique curiosité pour l’innocence et la bonté. L’événement esthétique de ses films est peut-être là, dans un art dont l’impartialité reconduit au mystère de l’événement lui-même, où la contingence précipite et devient vérité. Ce fut à cet égard le dernier cinéma d’auteur capable, en restant digne d’Hollywood, de rester digne à Hollywood.
Or, là est peut-être son échec. Le génie, ici bienveillant et abscons, de la mise en scène, ultime avatar de l’Artiste occidental, n’égale pas la puissance de son double et malin génie. La maîtrise qu’il postule, quand elle résiste à la tentation de l’ironie, se retrouve nue face à l’inconnue des équations causales, qui la laisse à sa gratuité. Et l’ "autorité" fait alors l’aveu discret de son arbitraire. Dans un certain caprice, par exemple dans l’acharnement de Lang à faire payer aux personnages le prix de leur liberté, elle faisait davantage autorité, ou illusion. Si Preminger l’emporte en élégance, Lang l’emporte aux poings.
Notes
[1] Messieurs Capra (pour poujadisme), Huston (pour j’m’enfoutisme), Hitchkock (pour marionnettisme), Hawks (pour roublardise). Minnelli (pour esthétisme), Rossellini (pour scoutisme), Sirk (pour snobisme), Manckiewicz (pour bavardage), Welles (pour fumisterie), etc.
[2] Le cinéma - son contemporain - dote les fantasmes d’une objectivité qui l’a séduite, mais l’a déçue. Il fut moins nouveau dans ses contenus que dans son geste, ensemble une déréalisation et un effet de réel sans précédent, imprimant l’au-delà de la réalité sensible sur son image étalonnée. Il est d’abord le plus métaphysique des arts.
[3] De M à Beyond a Reasonable Doubt, via You only Live Once, Fury, Hangmen also Die, pour Lang ; de The Court Martial of Billy Mitchell au Cardinal, via Anatomy of a Murder, Saint Joan, Advise and Consent, pour Preminger (juriste de formation, fils de juriste).
[4] Jusque dans le kitsch extra-dry de son Siegfried ou de son dyptique hindou-germain.
[5] Gene Tierney et Jean Seberg, mais aussi Dorothy Dandridge, Marylin Monroe, Linda Darnell, Jean Simmons, qu’il tourmenta par peur de Lafemme comme Hitchkock, mais auxquelles il trouva, plus que les mensurations d’un rêve, une déroutante et magnifique puérilité : actrices majeures, oui, pour personnages campant sur leur minorité.