Vacarme 13 / processus

Asia is burning les plus beaux films de Cannes sortent en salles

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Ça tourne à l’habitude. À chaque grand festival de cinéma international, on scrute le programme des différentes sélections pour ne pas rater le film asiatique qui va faire parler les critiques et rafler le prix en chocolat, une palme, un nounours, un léopard, un lion, ou autre hochet apparenté. Les critiques apprennent la géographie (certains s’emmêlent un peu les pinceaux avec tous ces réalisateurs d’Extrême-Orient dont le prénom s’écrit après le nom de famille, sauf quand leur prénom est occidental, et sauf quand ils veulent nous faire plaisir, et en fin de compte, tout ce qu’on sait, c’est qu’on ne sait pas), Luc Besson découvre, tel Claudel recevant la révélation derrière son pilier de Notre-Dame, que « le cinéma américain est finalement assez conventionnel » et, pour un peu, on croirait que les deux capitales du cinéma mondial sont Taipei et Téhéran. Hélas, malgré les efforts des jurés du dernier festival de Cannes (trois films chinois et trois films iraniens au palmarès), et même si les sélectionneurs des festivals internationaux et les critiques font leur travail, cela ne suffira pas à briser l’occidentalo-centrisme du spectateur. On parle d’exception culturelle et de la nécessité de maintenir 30 % de part de marché de notre cinéma national face aux horribles majors américaines, mais personne ne s’offusque que le cinéma des pays non occidentaux ne représente chaque année qu’entre 1 et 3 % du marché de l’exploitation en salles (sans parler de la télévision où personne ne s’imagine que ça puisse seulement exister, du cinéma ni américain, ni européen).

De fait, il y a un vrai gouffre entre la géographie du cinéma dessinée par les festivals et ce qu’on va voir-effectivement en salles, c’est-à-dire pas grand-chose, pour cause de films non distribués, de préjugés tenaces (« ça va être long, ça va être lent », dit-on, sans voir que les films d’action américains, admirés pour leur montage débilo-frénétique, ne maintiennent les spectateurs en état de veille qu’à raison de leur niveau sonore au-delà du seuil de la torture), de traumatisme regrettable (combien de gens s’imaginent encore que tous les films chinois ressemblent à Adieu ma concubine ou aux fresques féministo-rurales de Zhang Yimou ?), et de racisme ingénu (« euh, moi, Les Fleurs de Shanghai, j’ai pas tout compris, parce que les Chinoises, elles se ressemblent toutes, et c’était vachement dur à suivre, tu vois »). Il est vrai que le cinéma asiatique s’en tire plutôt bien grâce à quelques locomotives japonaises, au contraire d’un cinéma sud-américain dont seuls de lointains et rares échos nous parviennent, d’un cinéma africain qui a sombré dans l’indifférence générale et d’un cinéma indien ignoré avec une ténacité imperturbable. Il est vrai aussi que ce sont parfois des producteurs français qui permettent à des films asiatiques de trouver un financement, que la critique digne de ce nom n’a pas l’air atteinte du patriotisme franchouillard que voudraient lui voir adopter certains, et que Gilles Jacob n’hésite pas à sélectionner huit films asiatiques, dont un film japonais de quatre heures, en compétition officielle à Cannes. Total respect. Ça n’empêche pas qu’un beau film de Fruit Chan (qui vient d’obtenir avec son nouveau film le Léopard d’argent à Locarno) fasse moins d’entrées qu’une reprise de vieux film américain aux studios Action (3876 entrées / France pour Made in Hong-Kong) et que s’agacer d’une "mode du cinéma asiatique" dans ces conditions soit un peu de la mauvaise foi.

Nous nous permettons donc d’insister. Et de revenir, au moment où beaucoup de ces films sortent en salles, au dernier festival de Cannes où, à l’exception d’Esther Kahn, le "grand film malade" d’Arnaud Desplechin et de quelques valeurs sûres (l’école Kiarostami en Iran ou Arturo Ripstein au Mexique), le plus beau, le plus bouleversant venait d’Extrême-Orient. De Corée (Chunghyang de Im Kwon Taek et La vierge mise à nu par ses prétendants de Hong Sang Soo). Du Japon (Eurêka de Ayoama Shinji et Gohatto de Oshima Nagisa). Et de Chine. Mais d’une Chine plutôt centrifuge et périphérique, qu’on retrouve à Hong Kong (In the Mood for Love de Wong Kar Wai), à Taiwan (Yi Yi de Edward Yang), à Hollywood (Tigre et dragon, la super-production américaine tournée en mandarin et en Chine continentale par le cinéaste taiwanais Ang Lee), ou dans un endroit aussi improbable que Eindhoven, Pays-Bas (Jacky, le beau premier film, sino-serbo-croato-néerlandais, de Fow Ping Hu et Brat Ljatifi). On n’hésite pas à espérer de tout cœur le succès du produit commercial haut de gamme qu’est Tigre et dragon, car si les studios californiens s’étaient rendu compte plus tôt qu’il est plus profitable de financer des -films d’art martiaux en Chine que d’importer à grands frais des stars locales pour leur faire tourner des films débiles à Hollywood, de grandes souffrances nous auraient été épargnées (Jet Lee en faire-valoir de Mel Gibson dans L’Arme fatale 4 ou la dissolution de John Woo dans la soupe du diable nommée Mission : Impossible 2). Il n’y a qu’à voir la différence entre les pitoyables combats truqués pour acteurs hémiplégiques que Yuen Woo Ping a dû chorégraphier pour Matrix et les séquences hallucinantes de combat de sabre aérien qu’il a conçues pour le film d’Ang Lee. Ce dernier a d’ailleurs résumé la situation lors de sa conférence de presse : « In, front of Jet Lee, Mel Gibson looks like a sick turtle. »

La projection au Marché du film de Suzhou River, le remake shanghaien de Vertigo qui a remporté cette année le Grand Prix du Festival de Rotterdam, offrait la seule présence visible à Cannes du jeune cinéma de Chine continentale et le film est encore une (plutôt belle) tentative pour renouer avec la veine qui fit l’âge d’or des studios de Shanghai dans les années 30 : un mélange urbain de glamour et de critique sociale, sorte de compromis entre une forte tendance documentaire et l’irrésistible influence de l’esthétique made in Hong Kong de Wong Kar Wai (après Xiao Wu, artisan pickpocket et So close to paradise, c’est le troisième film de là-bas que l’on voit sur le même sujet, les amours contrariées d’une starlette-prostituée et d’un gangster débutant pas trop dégourdi). Mais, pour que Shanghai, ville natale de Wong Kar Wai comme d’Edward Yang, redevienne le Hollywood asiatique, il faudrait que les autorités chinoises évoluent dans le sens de l’intelligence et ça, ça a plutôt l’air mal parti : au regard des manoeuvres d’intimidation à l’égard de Guizi Lai Le, le film pourtant peu subversif de Jiang Wen récompensé du Grand Prix du Jury ; de films sans cesse retardés pour cause de méandres bureaucratiques ; et des rumeurs de mise au pas du festival d’Hong Kong.

On a envie de crier que ce cinéma — Yi Yi, Eureka, Chunhyang, In the Mood for Love — est bouleversant ; qu’il nous tire des larmes de joie, des larmes de mélancolie. Que tout est histoire / question de désir : « Être poète / en temps / de détresse / c’est alors / chantant / être attentif / à la trace / dieux enfuis ».