le téléphérique suspendu entretien avec Hong Sang Soo
Oh ! Soo Jung ! (c’est le nom de l’héroïne et un des gags cruels du film), ou La Vierge mise à nu par ses prétendants, selon son titre français librement adapté de Marcel Duchamp, est le troisième film de Hong Sang Soo, né en 1961 à Séoul, découvert, à Cannes déjà, avec ses deux premiers films, Le Jour où le porc est tombé dans le puits (1996) et Le Pouvoir de la province de Kangwon (1998). C’est en grande partie à cause de ces deux films que Les Cahiers du cinéma décidèrent l’an dernier d’organiser une rétrospective du cinéma coréen, se demandant à quoi pouvait ressembler un cinéma capable de produire de telles surprises. De fait, les films de Hong reprennent maintes intrigues de ces mélodrames sentimentaux qui sont là-bas la spécialité locale pour leur faire subir ensuite un sérieux programme de démantibulation. Intrigue amoureuse entre quatre personnages, histoire d’amour impossible entre une étudiante et son prof, appropriation difficile du corps d’une jeune fille vierge par son amoureux, les trois films tournent autour des mêmes figures du corps, du désir et de la guerre des sexes. Mais, en bon cinéaste moderne formé dans une Art School américaine, Hong n’a pas d’autre sujet au fond que le cinéma lui-même. La structure si particulière de ces trois films (peut-être un peu trop soulignée dans le dernier, malgré son aspect ludique) consiste à se fier à la mémoire de personnages différents qui ne se souviennent pas du tout des mêmes choses et paraissent même avoir une perception différente du réel (Hong considère lui-même ces trois longs métrages comme une trilogie fondée sur « le même principe de fragmentation du réel » et promet de trouver « une contrainte nouvelle » pour le prochain).
Dans La Vierge mise à nu par ses prétendants, on ne suit pas seulement le point de vue de personnages qui se connaissent, mais vivent de fait dans des univers séparés (c’était à peu près le schéma des deux premiers films) ; cette fois, ce sont les mêmes événements qu’on voit deux fois, par l’entremise de la mémoire du garçon et de celle de la fille, et tout devient inquiétant parce qu’étrangement décalé, qu’il s’agisse de scènes où ils sont présents tous deux ou de scènes mettant en scène l’un dans l’imagination de l’autre (« il a dû faire ça à ce moment-là »). Cette incertitude quant à notre capacité à voir la réalité, les gouffres qui s’ouvrent entre des êtres amoureux qui ne voient pas du tout la même chose de leur propre histoire d’amour, l’impossibilité d’accéder à davantage que des fragments de vérité pose évidemment la question du cinéma et de la vérité du cinéma. Hong s’offre en passant le luxe de mettre en scène la question de la réception des images, toujours plus ou moins fantaisiste et amnésique (dans la deuxième partie du film, le spectateur se lance spontanément dans une comparaison entre les images qu’il voit et celles qu’il a déjà vues, complètement perturbé, mais fasciné par cette critique en acte de ses certitudes). Ce qu’un film voit et ce qu’on voit d’un film, c’est à peu près les deux questions que pose Hong Sang Soo, cinéaste post-structuraliste et farceur. La topographie très urbaine et contemporaine que le film montre de la Corée dans un somptueux noir et blanc, un Séoul nocturne et hivernal, avec ses ruelles et ses improbables terrains vagues de banlieue, ses lacs gelés et un téléphérique qui s’arrête au-dessus des immeubles pour relancer le film à son point de départ, raconte aussi "l’air de rien" l’histoire mentale des personnages. Dans le film précédent de Hong Sang Soo, la province de Kangwon, présentée comme une sorte de Chamonix coréen où les habitants très déprimés et très stressés de Séoul vont faire la fête le week-end (beuveries, prostituées, ou randonnées dans la montagne, au choix), n’a l’air d’être rien d’autre que le cadre réaliste de deux histoires racontées à la manière de la Nouvelle Vague avant qu’on s’aperçoive qu’elle était aussi cet espace vide, cette page blanche, ce lieu utopique où le désir des personnages peut projeter ses fantasmagories. Ce traitement quasi allégorique, conceptuel, de l’espace serait insupportable s’il n’était d’une discrétion absolue. Mais le miracle est que ces dispositifs subtils qui organisent des jeux critiques sur le désir et la mémoire ne sont pas contradictoires chez Hong Sang Soo avec la tradition du mélodrame ou du burlesque. Ses films sont souvent bouleversants (surtout Le Pouvoir de la province de Kangwon, son chef-d’oeuvre à ce jour), et le dernier est bizarrement bouleversant et burlesque, entre l’émotion (et la brutalité) du sexe et les gags que produisent des corps plus ou moins rétifs (les rencontres amoureuses dans La Vierge mise à nu par ses prétendants ne cessent de rater, comme le moment où le garçon se précipite pour aller vomir au milieu du premier rendez-vous ou ces baisers si interminables qu’ils finissent par faire rire). Les films de Hong Sang Soo sont à la fois très simples et très compliqués. I.B.
Sortie prévue en France à l’automne 2000.
Le public de Cannes a beaucoup ri à la projection. Vous vous attendiez à ce qu’on prenne le film pour une comédie ?
Je ne pense jamais à la réaction du public. Ce qui m’intéresse, c’est de trouver une forme pour un matériau et d’aller jusqu’au bout de cette forme. Mais c’est bien si tout le monde rit pendant la projection. Le film ne sort que dans une semaine en Corée, mais aux avant-premières, les Coréens ont trouvé le film très drôle eux aussi. Moi, j’ai l’impression de trouver des sujets dans la vie de tous les jours, dans les histoires qui arrivent à mes amis autour de moi. Je vois des situations dans la vie et, je ne sais pas pourquoi, j’ai envie de les revoir une seconde fois, de les revoir grâce au cinéma. J’essaie donc de trouver une forme pour les revoir une seconde fois, à partir d’un point de vue différent, débarrassé du poids de sensations que je ressens la première fois, ma première impression ou mes premières pensées, mes préjugés face à cet incident ou à cette situation.
Je veux me débarrasser de ce sentiment oppressant d’être pris dans mes premières réactions face à quelque chose. La première impression peut être si forte - si on ne reproduit pas la scène une seconde fois, on en reste là. Je suppose que c’est pour ça que les gens écrivent leur journal intime, pour revoir les événements une seconde fois et mettre à distance leurs premières impressions.
La question se pose, parce qu’on sait que vous avez étudié le cinéma aux États-Unis, mais qu’on sent vos films très liés à une tradition du cinéma coréen...
Peut-être, mais j’ai beaucoup plus vu de vieux films occidentaux que de vieux films coréens. Je ne vais d’ailleurs plus beaucoup au cinéma depuis que je fais des films. Dans les films récents, je passe mon temps à repérer les références ou les emprunts à des films plus anciens, et du coup je préfère aller revoir les vieux films. En fait, je suis allé dans une école de cinéma aux États-Unis qui n’a rien à voir avec Hollywood, où ils font surtout des- films expérimentaux, le Chicago Art Institute -là-bas ; j’étais très loin du cinéma narratif. J’ai commencé par y faire des courts métrages, des choses très personnelles, très expérimentales, que je ne montre plus à personne (Rires). Je voulais simplement faire des expériences avec le cinéma. Mais quand je suis rentré en Corée, j’ai travaillé pour une petite compagnie de production pour gagner de l’ argent et j’ai commencé à enseigner l’écriture de scénario à la tac. En 1995, j’ai décidé de faire un premier long métrage à l’intérieur de l’industrie du film, car je pensais avoir justement besoin d’obstacles pour arriver à faire quelque chose. En entrant dans cette industrie fondée sur le cinéma narratif, je pensais trouver des limites imposées qui m’aideraient à faire quelque chose de bien. Si j’avais continué à faire des films expérimentaux que j’étais seul à comprendre, ç’aurait fini par être stérile. Je n’aurais pas voulu m’enfermer dans une subtilité très personnelle et inaccessible aux autres, et j’ai délibérément décidé de retourner au cinéma narratif. Le dernier film par exemple, c’est une histoire d’amour, avec même une sorte de happy end ! (Rires).
Il y a quatre ou cinq ans, c’était, beaucoup plus difficile que maintenant de faire un film. J’ai travaillé pour une compagnie de production pendant un an et demi avant de les convaincre de me laisser faire mon premier film.
Quand on voit votre dernier film, on se demande au milieu du film si le projectionniste ne s’est pas trompé de bobine et n’a pas recommencé à passer le début. On se dit : mais j’ai déjà vu cette scène, et en même temps, je ne me souviens plus très bien si c’était exactement ça... C’est très troublant, y compris sur la façon qu’on a de regarder un film.
Oui, c’est ça que je voulais. Ce trouble qu’on ressent quand on n’est plus vraiment sûr de ses propres souvenirs : est-ce que c’était comme ci ou comme ça ? Je voulais que les spectateurs fassent l’expérience du même trouble de la mémoire en regardant le film.
Vos trois films ont cette structure particulière qui suit le point de vue de personnages différents sur les mêmes événements. Mais il y a des étrangetés. Dans le dernier, alors qu’on croit suivre le point de vue du garçon dans la première partie du film, on voit aussi des scènes dont il est absent, qu’il ne peut pas avoir vues.
Ce n’est pas exactement son point de vue au moment de la scène. C’est plutôt comme si un de ses amis lui demandait de lui raconter cette histoire d’amour pour écrire un roman. Cet ami écrivain va se servir du matériau sélectionné par la mémoire de ce garçon, mais ce ne sera pas exactement son point de vue. Et la seconde partie est construite sur le matériau qu’aurait donné la fille à un ami qui voudrait écrire sur son expérience, mais ce n’est pas tout à fait son point de vue non plus. C’est le point de vue de quelqu’un qui la surplombe, la regarde, mais se fonde sur sa mémoire des événements.
Ce genre de structure est simplement une forme qui me permet de voir les choses de façons différentes. Si j’utilisais cette histoire de façon strictement linéaire, je courrais le risque de retomber dans ma première impression des choses ou des situations. C’est une garantie pour ne pas rester prisonnier de
mes premières impressions, de conserver une distance pour regarder les choses différemment. J’ai construit mes trois premiers films sur cette structure ; maintenant ces trois films forment une sorte de suite, et j’ai envie de passer à autre chose, de m’inventer de nouvelles formes d’obstacles pour pouvoir avancer.
Pour les repérages, j’ai aussi délibérément choisi des endroits que je connaissais, où j’étais déjà allé, au lieu de trouver des lieux nouveaux ou plus jolis. Parce que, lorsqu’on découvre un nouveau lieu, on éprouve des sensations nouvelles et on est comme un enfant submergé par des sensations nouvelles. Et les réactions des enfants sont souvent des stéréotypes. Je voulais tourner dans des endroits que je connaissais, me souvenir de mes impressions quand je les ai découverts et pouvoir ensuite jouer avec mes souvenirs, me mettre à distance de ces souvenirs.
Dans ce film, contrairement aux deux premiers où un tiers des dialogues étaient improvisé, tout était très écrit. C’est parce que je voulais travailler cette fois-ci avec des acteurs professionnels, alors que les deux premiers étaient interprétés par des non-professionnels. J’avais paradoxalement besoin de tout écrire pour éviter que les dialogues ne transportent des prétendus messages ou paroles définitives - je voulais des dialogues légers, transparents, sans aucune signification symbolique. Avec des acteurs professionnels, il y a le risque de les laisser improviser et de les voir tenter de délivrer un message sur leurs personnages ou sur le film - il fallait arriver à les contrôler.
Dans le dernier film d’Edward Yang...
J’ai entendu dire que c’était très bien...
Oui, oui, c’est magnifique (Rires). Dans son film, il y a un petit garçon qui photographie la nuque des gens parce qu’ils ne peuvent pas la voir eux-mêmes - il dit que les gens ne peuvent voir que la moitié de la vérité et qu’il veut leur en montrer l’autre moitié. Ce serait aussi votre définition du cinéma ?
Je ne crois pas que la vérité soit quelque chose qu’on puisse atteindre. La vérité est peut-être un sentiment que l’on ressent fugitivement quand on découvre quelque chose pour la première fois. Ça dure seulement un instant. La vérité est quelque chose de très flottant, on ne peut jamais lui donner de nom.
Post-scriptum
Propos traduits de l’anglais par Irène Bonnaud.