Vacarme 13 / processus

le cinéaste et le papillon

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Edward Yang aime les constructions parallèles, les résonances, les croisements improbables, fruits d’errances dans l’univers multiforme qu’est Taipei. Yi Yi offre au premier abord une construction simple puisqu’il y est question d’une seule famille et des trois générations qui la composent. Mais là s’arrête la linéarité, le film se construisant en strates qui se recouvrent sans jamais se correspondre. Ainsi lorsque NJ, le père de famille, évoque au Japon l’histoire de son premier amour, sa fille est en train de vivre sa première rencontre amoureuse à Taipei, refaisant les gestes que son père ravive. Chaque personnage est alors présent pour un peu plus que lui-même, servant de fantôme du passé ou peut-être aussi de vision de l’avenir à ses aînés ou ses cadets. Plutôt que de strates, parlons donc de trame, de tissage d’un monde, d’une cartographie intérieure que l’on explore en plusieurs points, en plusieurs âges. Les résonances dans Yi Yi ne s’arrêtent pas aux seuls personnages d’un film qui reprend des thèmes traités précédemment, mais dans des tonalités différentes, par Edward Yang. La tragédie adolescente de A Brighter Surnmer Day réapparaît mais alors qu’elle constituait le moment culminant du premier film, elle est ici suggérée et mise au second plan. La crise de la femme d’affaire moderne (ou celle du couple comme dans Taipei Story), à son paroxysme dans Confusion’ chez Confucius se retrouve ici avec la dépression de MingMing, mais est évacuée presque aussitôt quand celle-ci part en retraite. Dans Yi Yi comme dans That Day on the Beach (avec l’amie de Lin Chia-lin, pianiste vivant à Vienne), des Taiwanais immigrés rentrent dans l’île, intrusions dans l’univers de ceux que Taipei garde enfermés. Mais lorsqu’il rencontre son ancienne amie venue de Chicago, NJ parvient à s’échapper un temps pour aller bien plus loin que sur la plage où était mort le mari de Lin Chia-lin. C’est dans un espace étranger que le souvenir de son amour passé lui revient, et avec lui l’acceptation d’un état de fait qu’on ne peut plus modifier.

Les personnages de Edward Yang avaient cru jusqu’à présent qu’il leur était possible de changer leur monde et leur vie - ils avaient rêvé de révolution et de meurtre, ils s’étaient suicidés ou avaient plongé dans l’hystérie. Dans Yi Yi, le bouleversement n’est pas provoqué, il est simple fait de la nature : la grand-mère tombe dans le coma. Elle ne meurt pas, mais demeure durant tout le film dans une sorte de latence qui provoque chez ses enfants et petits-enfants une instabilité subie. Les adultes semblent soudain se retirer du monde et d’eux-mêmes, comme si seul le lien à la génération des anciens les arrimait encore à la réalité ; les enfants sont livrés à eux-mêmes. C’est dans cette latence que s’amorcent des transformations qui mènent les uns et les autres un peu plus loin en chemin. Tous sont touchés, à leur façon, par l’événement. Le petit Yang-Yang, seul de sa famille à refuser ce non-sens (parler à une personne dont on ne sait si elle entend), part à l’exploration du monde, de son regard curieux propre à l’enfant (et au cinéaste). Edward Yang aime les images. On se souvient du photographe amoureux de Terroriste qui avait affiché le portrait d’une délinquante surprise dans sa fuite. Yang-Yang aussi dispose d’un appareil photo mais pour lui les photos doivent permettre non pas de sublimer la réalité, mais d’en montrer la face ignorée ou imperceptible. Ses photos s’avèrent insignifiantes ou énigmatiques aux yeux d’adultes, qui, comme A-Di, ne voient guère l’intérêt de se connaître sous tous les angles. Mais ADi est aussi un de ceux qui réagissent le moins visiblement au coma de sa mère. Les trois personnages que le coma de la grand-mère atteint le plus sont NJ, sa femme et leur fille. Mais alors que Ming-Ming choisit la retraite spirituelle avec l’aide de moines (solution à laquelle Edward Yang ne semble pas trop croire), NJ et Ting-Ting se laissent glisser vers de nouveaux espaces ou d’anciens souvenirs. Délesté de toutes

ses fonctions sociales, NJ reprend possession de son passé pour finalement ne pas changer de vie. Simple spectatrice et messagère, Ting-Ting devient un temps actrice d’un amour qui lui prend moins qu’elle ne souhaitait donner. Lorsqu’ils reviennent, alourdis de cette expérience, les trois personnages semblent devenus capables d’accepter le monde dans lequel ils vivent. C’est la fin du coma.

Yi Yi, après les comédies satiriques comme Mahjong ou Confusion chez Confucius, est un film de la transformation apaisée. Les contradictions de ces personnages habités par leur passé, nostalgiques d’une sérénité que le monde moderne leur refuse (mais il y a aussi un capitaliste zen : le Japonais Ota), incapables de construire un couple, ne sont plus insurmontables. Le temps d’un entre-deux elles coexistent ou s’adoucissent pour des êtres qui, entre les reflets des vitres et les lumières nocturnes, entre humour et gravité, glissent, imperceptiblement, du même au presque pareil. C’est l’image du titre du film, en chinois, où le trait du chiffre un surmonté par lui-même devient le chiffre deux. C’est le papillon de papier retrouvé entre les doigts de Ting-Ting endormie. Celui-ci nous rappelle sans doute la chrysalide qu’il était. Pour les spectateurs chinois, il évoque probablement aussi ce très célèbre apologue du taoïste Zhuangzi : « Un jour, Zhuangzi rêvait qu’il était un papillon : il en était tout aise, d’être un papillon ; quelle liberté ! quelle fantaisie ! il en avait oublié qu’il était Zhuangzi. Soudain, il se réveille et se retrouve tout étonné dans la peau de Zhuangzi. Mais- il ne sait plus si c’est Zhuangzi qui a rêvé qu’il était papillon ou si c’est un papillon qui a rêvé qu’il était Zhuangzi. Mais entre Zhuangzi et le papillon, il doit bien y avoir une distinction : c’est là ce qu’on appelle la transformation des êtres. »