chunhyang, puk puk et pansori entretien avec Patrick Maurus
En 1923, le premier long métrage de fiction coréen, produit par les colonisateurs japonais [1], s’appelle L’histoire de Chunhyang. En 1955, deux ans après la fin de la guerre de Corée, un film signe la renaissance du cinéma coréen : L’histoire de Chunhyang. Cinq ans plus tard, les studios de Séoul produisent le premier film en 35 mm couleurs de l’histoire de la Corée : L’histoire de Chunhyang. L’année suivante, premier film en cinémascope : L’histoire de Chunhyang. En mai 2000, le festival de Cannes présente pour la première fois un film coréen en sélection officielle. L’oeuvre est signée du maître du cinéma sud-coréen, Im Kwon Taek, et son titre est, on l’aura deviné, Chunhyang. Une telle insistance finit par intriguer. Il existe de fait près d’une vingtaine de longs métrages coréens fondés sur la même histoire racontant les amours contrariées de Chunhyang et Mongryong dans la Corée du XVIIIe siècle.
Un jeune homme, Mongryong, fils d’un gouverneur provincial, tombe amoureux de Chunhyang, la fille d’une courtisane. Les amants se jurent fidélité bien que la différence de classes interdise toute idée de mariage. Le père de Mongryong est nommé à Séoul et le fils suit ses parents afin de parfaire son éducation. Il promet à Chunhyang de revenir. Byun Hakdo, le nouveau gouverneur de la province, est un homme cruel. Ayant entendu parler de la beauté de Chunhyang, il la fait conduire au palais. La jeune fille se refuse à lui malgré les supplices qu’on lui inflige. De son côté, Mongryong, nommé conseiller royal, est chargé d’inspecter les provinces du royaume, mission qu’il accomplit déguisé en mendiant. Parvenu dans la province de son enfance, il est mis au courant par les paysans de la tyrannie exercée par le nouveau gouverneur et du sort réservé à celle qu’il aime. Au nom du roi, Mongryong met fin aux exactions de l’infâme gouverneur et sauve Chunhyang. À la différence des précédentes versions cinématographiques qui se contentaient d’utiliser la trame de Chunhyang comme scénario d’un film classique, Im Kwon Taek a tenu le pari de restituer l’étrange beauté du pansori. Monologue narratif chanté qui peut durer jusqu’à huit heures, "opéra" traditionnel à une seule voix, aux sonorités gutturales, où le récitant est accompagné d’un seul instrument, un tambour appelé puk puk, le pansori n’est pas exactement un genre facilement abordable, pas tellement plus pour les Coréens d’aujourd’hui que pour les spectateurs occidentaux. Les cinq premières minutes de projection à Cannes ont d’ailleurs provoqué un vent de panique dans la salle, tant chacun avait le sentiment d’avoir à faire à un OVNI. Mais si le film parvient finalement à tirer des larmes à l’assistance la plus rétive, c’est par le jeu extrêmement subtil qu’il instaure entre une représentation filmée de Chunhyang dans un théâtre coréen et les images de cette histoire ressuscitée par le plus virtuose des cinémas (on voit rarement des couleurs d’une telle beauté dans un film d’aujourd’hui). Grand oublié (avec Esther Kahn) du palmarès cannois, ni illustratif, ni décalé, le film d’Im Kwon Taek reste dans une troublante indécision entre le récit et les scènes qu’il raconte, comme dans ces séquences sublimes de distanciation brechtienne spontanée où un corps de jeune fille s’exprime par la voix d’un vieux chanteur de pansori.
Im Kwon Taek a 65 ans et 97 longs métrages à son actif depuis ses débuts en 1962 avec Adieu fleuve Tumen ! Pendant quinze ans, le cinéaste est un bon technicien qui s’intéresse peu à l’art cinématographique. Il faut attendre les années 70 (Les Mauvaises Herbes) pour découvrir en lui l’artiste majeur du cinéma coréen d’aujourd’hui. Lui-même reconnaît que, de ses cinquante premiers films, dont la moitié a disparu, la plupart ne constituait que des "essais".
À défaut de pouvoir juger sur pièce et de voir séance tenante ses 96 autres films, on a eu envie de s’intéresser de plus près au pansori et on a interrogé, à distance, Patrick Maurus, enseignant à Paris aux Langues O et, là-bas, à l’université de Séoul, un des rares spécialistes français de la littérature coréenne (il a publié notamment un recueil de traductions chez Actes-Sud, La Chanteuse de pansori, du nom de la nouvelle de Yi Ch’ôngjun, celle qui a inspiré le film du même nom d’Im Kwon Taek, assez magnifique lui aussi). J.P.R.
Chunhyang d’Im Kwon Taek doit sortir en France le 22 novembre 2000
Que signifie le mot pansori ?
L’étymologie et l’origine du mot sont très discutées. Le mot pansori lui-même signifierait "bruit (sori) de la scène (pan)". Par bruit, il faut entendre chant, par scène, tout autant la place (lieu où l’on joue, mais aussi place publique) que la situation. Techniquement, il est considéré comme étant composé de chant (sori), de narration (aniri) et de gesticulation (pallim). Concrètement, le chanteur alterne airs très rythmés et récitatifs (de l’aria à la parole), euxmêmes rythmés par des silences, des mimiques et des gestes de l’éventail et du mouchoir.
Le percussionniste, avec un simple tambour, utilisé avec main et baguette, scande les chants, de telle façon qu’on peut le considérer comme un commentateur.
Le mot opéra a plusieurs fois été utilisé, ce qui pose bien sûr le problème de manière trop européano-centriste. Mais l’idée d’une action musicale dramatique est bien réelle dans le pausori. À ceci près qu’elle ne comporte que deux protagonistes bien particuliers : le chanteur récitant et le percussionniste. Le texte chanté et récité raconte une histoire complète. Cette dernière étant connue de tous, le public attend à la fois ce qu’il connaît et une interprétation unique. Comme à l’opéra. C’est avant tout dans les variantes, les interprétations, les commentaires, autrement dit le rythme propre qu’il va imprimer à l’ensemble, que le chanteur se fait une réputation. Quand on pense au pansori, c’est d’abord en tant que pratique musicale. Pas vraiment comme domaine littéraire. D’ailleurs, une autre version étymologique interprète pansori comme voulant dire "représentation de tons musicaux variés".
Quelle est la place du pansori dans l’histoire de la Corée ?
J’ai bien peur de décevoir en rappelant deux faits incontournables. D’abord le peu d’intérêt de l’époque féodale, sino-centriste, pour les textes et la littérature en langue et alphabet coréens, désintérêt multiplié par dix quand il s’agissait de rendre compte de phénomènes populaires. L’alphabet coréen était qualifié par les aristocrates de "vulgaire" et "féminin". C’est tout dire ! Par ailleurs, le premier intérêt réel pour l’ethnologie est venu des Japonais colonisateurs, dans un but d’auto-justification (montrer au choix soit l’unité entre les deux peuple, soit l’infériorité des Coréens). Bref, il existe une volonté moderne de construction d’un passé coréen "authentique", et le pansori en fait partie. Notre savoir sur les origines du pansori, s’il veut éviter les reconstructions nationalistes, doit faire preuve d’une terrible modestie.
Deuxième point : le pansori est aujourd’hui un genre quasi éteint. Ce que je suis le premier à déplorer. On peut y avoir accès, et c’est tant mieux, via le cinéma, mais ceci amplifie cela. C’est une réduction du format pansori aux contraintes de la culture de masse. L’équivalent occidental approximatif seraient des ténors poussant la chansonnette (c’est-à-dire une série de brefs extraits d’opéras) avec le son de la télévision. Des gens qui donnent raison à Bourdieu, qui ne voient dans la culture populaire qu’une culture bourgeoise dégradée.
Cela répond un petit peu à la question : « que reste-t-il du pansori ? » Un jeune Coréen d’aujourd’hui n’en aura certainement jamais vu en version traditionnelle. Mais il importe d’avoir une vue historique et non passéiste. En commençant par dire qu’il n’y a jamais eu de forme stable, je dirai "par définition". C’est peut-être même là l’intérêt principal de cette forme artistique ; pas de stabilité de la forme, pas de stabilité de la représentation non plus. Hétérogénéité il y a, de toute façon, dans les styles de pansori. Le style de l’ouest (nord-ouest de la province du Chôlla), dans lequel se distinguait Song Hûngnok, en employant beaucoup de graves, avec des chants brefs, est différent du style de l’est (celui dont il est question dans La Chanteuse de Pansori et qui correspond en vérité plutôt au sud du Chôlla), illustré par Pak Yujôn. L’emploi de tons mineurs et de longues vocalises est typique du style du centre (province du Chungchông), sur lequel Kim Sôngok a laissé son empreinte. Tout cela ne couvrait en fait qu’un assez petit territoire, ce qui aide peut-être à comprendre la minceur du répertoire.
Où étaient interprétés les pansori ?
Toutes les peintures anciennes montrent le chanteur (plutôt un homme) avec son éventail, chantant debout devant son joueur de tambour et une table d’alcool. Taxez-moi de positiviste, mais la table d’alcool joue son rôle. On est en plein air, et une assistance choisie goûte à tout (musique, texte, alcool, femmes). Chanteur et percussionnistes occupent une seule et même natte. Le public commente ou scande, si l’on préfère, à sa façon, avec des « c’est bien ». D’une façon générale, le public coréen n’était pas silencieux, quel que fût le spectacle. Il faut sans doute considérer ensemble les conditions de la représentation et les particularités du pansori : le chanteur doit captiver son audience, renouveler sans cesse son intérêt. Quant on sait que le spectacle peut durer jusqu’à huit heures. On devine quels trésors de savoir-faire vocal sont exigés. L’existence de ces peintures datant du XVIIIe siècle pose d’ailleurs problème. On veut absolument, dans la grande vague ethno-nationaliste actuelle, en faire - le genre populaire par excellence. Les peintures montrent en fait des aristocrates. L’opposition public restreint / public large ne permet sans doute pas de penser le phénomène. Il faut sans doute remonter plus tôt, c’est-à-dire à des hypothèses plus incertaines encore. On croit savoir que les lieux publics, les marchés essentiellement, étaient parcourus de diverses sortes d’artistes, plus ou moins autonomes (d’une confession). On prête à ces kwangdae d’avoir représenté-joué-chanté des historiettes, soit du type de Chunhyang, soit les ancêtres de Chunhyang. En tout état de cause, il ne pouvait pas s’agir de représentations de huit heures. Places de marché ou nattes pour pique-nique d’aristocrates, il ne s’agissait jamais de scène surélevée comme au théâtre.
Sait-on à quand remonte la conception de Chunhyang ? Apparemment, il y a débat pour savoir s’il s’agit de la réunion de plusieurs récits qui préexistaient séparément ?
Sans chercher du tout à concilier les points de vue, et pour avoir travaillé sur l’établissement de textes anciens(comme pour L’Histoire de Hong Kiltong chez Gallimard), je préférerais déplacer la question. Après tout, "le premier Chunghyang ", "le Chunhyang originel" ne sont peut-être que des motifs idéologiques. Pourquoi ne pas y voir une multiplicités de sources, sur un ou plusieurs canevas (après tout, pour trouver une gentille fille de kisaeng, de courtisane, pourchassée par un méchant aristocrate, il ne fallait pas chercher loin), réunis en aval par le rameau le plus vif ?
De toute façon, un texte et un genre ne sont que l’histoire de ce texte et de ce genre. Quelles que soient les conditions réelles d’apparition des pansori, les formes actuelles sont des mosaïques, des textes très disparates. Encore une fois, cela en constitue tout l’intérêt. On fabrique, hélas, depuis la fin du XIXe siècle des textes homogènes qui assassinent le genre. C’est, on le devine, un de ces textes qui a été choisi pour traduire Chunghyang en français, et ça n’a pas grand intérêt.
Que reste-t-il de la tradition pansori de nos jours ?
Une des raisons de la quasi disparition du pansori aujourd’hui est l’émergence d’un spectacle parallèle, le changguk, au début du siècle. C’est un pansori dans une version opérette, pour être méchant, mais il n’y a pas de raison de l’être, et le lien avec ce qu’est aujourd’hui le musical est assez net. Il s’agit, autrement dit, du canevas du pansori, interprété en musique légère par une troupe. Et, avec lui, au début du siècle, toute la force de l’irruption du moderne :- salle de spectacle, électricité, orchestre. Le pansori n’y a pas résisté. Mais peut-être faut-il aussi évoquer l’étrangeté des voix. Le sémioticien Yi Oryông insiste beaucoup sur l’expulsion du souffle, expulsion très particulière et qui serait très économique, en ceci qu’elle fatiguerait peu le chanteur, qui pourrait donc "tenir" huit heures. Ce qui est impensable avec les formes musicales occidentales. Et pourtant, pour une oreille nouvelle, ces voix donnent d’abord l’impression d’être forcées, de demander un effort gigantesque. Même dépassé par tous les besame mucho de la planète, ce style dé voix n’a absolument pas disparu en Corée. La chanson populaire en fait grand usage.
Quel a été l’accueil fait en Corée au film d’Im Kwon Taek ?
J’en reviens aux effets de la représentation, qui, à mon avis, plaident en faveur de l’hétérogénéité des textes et des sources. Pour raviver l’intérêt des spectateurs, il leur faut de tout : de l’histoire, de l’Histoire, de la morale et du carrément égrillard. La version d’Im Kwon Taek a fait un début de scandale en raison de l’utilisation d’une actrice mineure pour des scènes érotiques. En l’occurrence, et sans me préoccuper de l’aspect légal des choses, il était là dans la logique double du pansori au cinéma. Un, de l’érotisme, deux, du réalisme.
Les textes sont très explicites. Cela dit, le scandale n’a pas suffi à en faire un succès. Le film est même un lourd échec commercial. Mais, pour connue qu’elle soit, L’histoire de Chunhyang fait toujours pleurer. J’en ai vu une version nord-coréenne, très figée, très théâtrale, très convenue même, et parfaitement émouvante. Chunhyang restait parfaitement maquillée dans les geôles de l’infâme magistrat, qu’elle dénonçait comme oppresseur du peuple. Et les Sud-Coréens qui m’accompagnaient disaient : « Qu’elle est belle ! »
Le retour d’un même thème — la triste destinée de Chunhyang — à différentes périodes de l’histoire coréenne a-t-il une signification politique ?
Si Chunhyang n’existe plus guère comme pansori, l’histoire est au contraire d’une très grande productivité. Il n’y a pas d’année sans qu’une version en soit donnée dans un festival de théâtre. Cela tient sans doute en partie à l’histoire elle-même. La fille de kisaeng qui résiste au magistrat corrompu au nom de l’amour, et qui en est récompensée par l’arrivée du bon magistrat, justement celui qu’elle aimait, voilà qui peut être lu de toutes les façons. Peuple martyrisé, femmes maltraitées, moralité foncière du peuple et des femmes, méchanceté des aristocrates ou, au contraire, fonctionnement fondamentalement sain de l’État. C’est aussi difficile à interpréter que l’arrivée de l’exempt à la fin de Tartuffe.
Notes
[1] La Corée a été occupée par le Japon de 1904 à 1945.