revenu garanti pour tous avec ou sans emploi, trois arguments

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Les luttes des chômeurs et précaires de l’hiver 1997-1998 ont placé au cœur du débat public la revendication d’un revenu garanti. L’augmentation massive (1500 FF) des minimasociaux, l’ouverture d’un droit au revenu pour les jeunes, l’exigence de l’attribution d’aides financières d’urgence (la "prime de Noël" des chômeurs marseillais), ont été les formes prises par cette revendication. Résultats du conflit, 600 000 aides d’urgence versées, l’ASS (Allocation de Solidarité Spécifique), l’AI (Allocation d’Insertion) et le RMI indexés sur l’inflation, et... une loi sur l’exclusion qui ouvre de nouvelles modalités d’articulation entre salaire de l’emploi précaire et minima sociaux.

Les limites d’une action qui n’a que très partiellement atteint ses objectifs sont évidentes. Se borner à ce constat serait gommer la portée générale de ce moment singulier. Premier élément, l’émergence publique d’une action collective des précaires et chômeurs a infligé un démenti cinglant aux clercs de l’idéologie dominante, sociologues, journalistes, experts, analystes patentés du social et autres membres des appareils syndicaux. Non, les soit-disant "exclus", désaffiliés, chômeurs, précaires ne sont pas dénués de capacité politique. La démonstration est faite : ceux qui refusent toute initiative à un précariat décrit comme anomique sont des mystificateurs. Bourdieu, décidé à coller à ce phénomène que sa boîte à outils conceptuels interdisait pourtant d’imaginer (les mouvements sociaux échappent obstinément à la théorie de la reproduction) parlera de "miracle’’. Ce classique retard de la théorie, officielle ou prétendument critique, sur la pratique sociale vient crûment éclairer le gap qui sépare les productions académiques, institutionnelles et médiatiques, du savoir social de ceux d’en bas. L’expérience collective de la précarisation en cours depuis une vingtaine d’années constitue le soubassement de productions subjectives.

La revendication centrale d’un revenu garanti a été le second élément de portée générale de ce conflit. Cette exigence a été déclinée de façons extrêmement diverses, voire contradictoires, par ses défenseurs, protagonistes plus ou moins cohérents d’un mouvement composite. Ces contradictions n’ont compté pour rien dans la difficulté à imposer un rapport de forces plus développé... La question du montant (on a entendu parler de la moitié du SMIC revalorisé, du seuil de pauvreté européen, de 80 % du SMIC, ou d’un SMIC mensuel...) ne semble pas plus tranchée que celle d’une éventuelle contrepartie (emplois socialement utiles ? ? ?) et derrière ce pot aux roses pourrait bien se dissimuler le problème de la centralité du travail salarié. Chercher ce qui a pu empêcher ce mouvement de s’élargir davantage chez les premiers concernés suppose de revenir sur la manière dont la légitimité politique de cette revendication du revenu a pu être récusée ou proclamée au sein même du mouvement, quitte à négliger d’autres aspects cruciaux du déroulement du conflit (médiatisation, représentation, formes de contre-pouvoir, alliances, etc.). Souvent opposés à la revendication du revenu, les militants d’extrême-gauche admettent ce thème comme expression inévitable d’une tendance trade-unioniste et infra-politique, d’un mécanisme purement défensif et économique, à l’oeuvre chez les chômeurs comme parmi les autres couches salariées. Ils sont encore persuadés que le sens politique de l’action collective doit lui être amené de l’extérieur et s’accordent avec des militants syndicaux, eux aussi saisis par la nostalgie du plein emploi, pour manifester leurs réticences face à la revendication d’un revenu garanti. Ces travaillistes se trouvent de ce fait bien en peine de rétorquer quoi que ce soit à des dirigeants politiques qui, comme Jospin en janvier 1998, affirment refuser l’assistance et vouloir « une société fondée sur le travail ». À l’opposé, d’autres participants au mouvement dénoncent le mot d’ordre du revenu garanti en raison de son caractère revendicatif. Jugée réformiste, l’expression de revendications ne saurait être que le vecteur d’une intégration aliénée que la critique "radicale" doit détruire. Ce courant, arrimé à sa grille de lecture (les organisations sont des rackets dont les victimes peuvent être éclairées et retrouver leur spontanéité) a pu constituer partiellement une garantie contre l’instrumentalisation politique. Il a parfois proposé des formes de détournement qui, lorsqu’elles s’attaquaient à l’idéologie du travail (« Nous voulons des boulots de merde payés des miettes. »), rencontraient la sympathie du mouvement. C’est depuis l’automne 1995 et l’adoption de cette revendication par AC ! qu’après une longue éclipse (succédant à l’instauration du RMI en octobre 1988), l’exigence centrale d’un revenu garanti pour tous, délié de l’emploi, qui soit individuel, sans discrimination d’âge ou de nationalité, d’un montant au moins égal au SMIC mensuel, a fait son retour. Ce mot d’ordre porté essentiellement par AC ! lors de multiples campagnes (Unedic, actions revenu, fonds social ASSEDIC, AFR, allocation exceptionnelle, etc.) a progressivement contribué à ouvrir à l’auto-organisation des chômeurs et des précaires un espace politique, dans AC ! et au-delà. Le salaire social, ce processus de socialisation qui sépare progressivement le salaire de la mesure des contributions productives individuelles dans le cadre de l’emploi, permet l’adoption d’un point de vue propre à ceux dont l’expérience est structurée par l’emploi intermittent et aléatoire, la disponibilité et une dépendance forte à des formes particulièrement misérables de salaire social (les minima sociaux).C’est à partir de ce point de vue qu’en 1997-1998 une part significative des premiers concernés ont pu rompre avec l’atomisation, exercer une action collective.

COMBATTRE LA MISÈRE

La lutte contre la pauvreté a d’em-blée été l’argument repris par le plus grand nombre d’acteurs du mouvement, toutes "tendances" confondues. Constat : il est intolérable que, dans la quatrième puissance économique, des millions de personnes soient astreintes à tenter de survivre dans la pauvreté en raison d’un organisation sociale profondément inégalitaire. Cette inégalité barbare, les morts de misère et les souffrances sans fin qu’elle engendre, n’a rien d’une donnée natu-relle et intangible. Nombre d’actions (autoréductions, transports gratuits, réquisitions de logements, interventions contre les coupures EDF et Télécom et pour l’accès aux soins), en ont témoigné : vivre, se loger, se déplacer, se cultiver, se distraire, sont autant de besoins soumis au contingentement des aumônes que concèdent les services sociaux et les organismes caritatifs, autant de besoins qui justifient l’existence d’une action collective visant à les satisfaire. Assistance aléatoire et charité sont non seulement insupportables, mais aussi parfaitement inefficaces pour faire reculer la misère. L’instauration d’un revenu garanti représente donc avant tout cette exigence de pouvoir tout simplement vivre. Mais il s’agit de le faire sans subir l’infantilisation permanente d’un contrôle social. Fini de voir distribuer quelques sucettes par des administrations qui font tout pour mieux avoir à l’oeil leurs "clients" (témoins : les effarants tickets-service distribués par le CAS qui permettent d’acheter de la nourriture, mais pas d’alcool !).

LUTTER CONTRE LA PRÉCARITÉ

Refuser la pauvreté ne suffit pas, il faudrait savoir s’attaquer aux formes concrètes au travers des-quelles se déploie son organisation. Aujourd’hui, la précarité de l’emploi est devenue une norme qui pèse, directement ou non, sur l’ensemble du salariat. Qu’il s’agisse des sans-abri, dont un sur cinq est actuellement employé en France, ou des entrants sur le marché du travail (les jeunes), l’emploi garanti, le CDI, est devenu l’exception dans le mouvement de création d’emplois. La règle actuelle, c’est l’embauche en CDD (87 % des embauches, d’une durée moyenne de deux mois) ou en CDI précarisé (temps très partiel, horaires variables, bas salaires). L’actuelle croissance exponentielle de l’intérim qui vient assombrir le tableau idyllique de la "baisse du chômage", si chère au gouvernement, est la preuve éclatante de la centralité productive du précariat. Cette précarité amène les mil-lions de chômeurs qui la subissent à passer de courtes périodes d’emploi (avec cotisation aux Assedics), en périodes de chômage ou en périodes de formation (rémunérée ou non), sans jamais se constituer de droits à l’assurance-chômage. Faute de garanties sociales suffisantes, ils constituent de fait un gigantesque vivier de main-d’oeuvre disponible où puisent à volonté les employeurs. Une force de travail pas toujours en mesure de refuser de passer par les CES, stages gratuits, emplois sous-payés ou inintéressants, sans rapport avec sa qualification ou ses désirs.

Ce chantage à la précarité (largement mis en œuvre et favorisé par les institutions qui n’hésitent pas à radier de l’ANPE ou du RMI les chômeurs qui ne témoignent pas d’une "recherche d’emploi" suffisamment "active") fait tendre à la baisse l’ensemble des salaires, comme en témoigne le dispositif "emploi jeunes" de Martine Aubry, qui présente comme une avancée le fait d’embaucher des jeunes à Bac + 2 ou Bac + 3 pour un SMIC mensuel.

Comment ne pas voir en effet dans la multiplication des emplois précaires, organisée par les employeurs et l’État (qui en fait aussi largement usage dans la fonction publique), une atteinte aux statuts et aux garanties de l’ensemble des salariés ?

Seul un revenu au moins égal au SMIC peut permettre de résister à cette gestion organisée de la misère. Si la disponibili-té sur le marché du travail est constituti-ve de la qualification des précaires, celle-ci ne doit pas rester sans contre-partie. Revendiquer que les précaires soient payés, voilà le préalable à la construction et à la généralisation d’une fierté collective qui puisse s’opposer à la culpabilisation / néantisation que produisent les rapports sociaux dominants. Revendiquer un revenu, c’est commencer à proposer une perspective d’émancipation du salariat. Ce n’est pas un hasard si les gouvernements successifs se montrent absolument rétifs à l’extension du RMI aux jeunes de moins de 25 ans. L’interdiction de RMI qui les frappe sert à maintenir cette population dans une situation d’infériorité. À l’image, pour ainsi dire, des sans-papiers, dont les droits sont déniés pour les mêmes raisons. Ces jeunes constituent une main-d’oeuvre extrêmement disponible et flexible. Cette discrimination flagrante qu’est l’interdiction du revenu aux jeunes participe d’une "éducation à la précarité" dont les premiers moments ont lieu dans le système scolaire lui-même. L’organisation de trajectoires de soumission débute en effet, comme nous 1e rappellent régulièrement les mouvements lycéens, dès le passage par le système scolaire (sélection, concurrence, hiérarchie, pénurie, stages...). Il faut, pendant une période de plus en plus longue (grosso modo de 20 à 35 ans), démontrer sa résistance aux chocs, sa polyvalence et son employabilité avant de prétendre accéder à un emploi et donc à un revenu stables. Les réfractaires qui n’auront pas passé les tests avec succès seront laissés à leur sort... La file est longue, des chômeurs qui attendent leur tour, cet emploi qu’on s’acharne à nous faire espérer. Un revenu égal au SMIC, contrairement à l’idée reçue qui voudrait que les salariés fassent les frais des prestations allouées aux chômeurs, c’est non seulement la possibilité de refuser les emplois précaires, sous-payés ou dégradants, mais aussi le moyen d’endiguer la tendance à la baisse des salaires engendrée par ce chantage à la misère. Il s’agit donc bien là d’une lutte sur le salaire qui peut être menée, ou au moins comprise, par l’ensemble des salariés, qu’ils soient en poste, au chômage ou en formation. Des sondages indiquaient un large soutien de la population aux exigences et aux formes d’action por-tées par le mouvement l’hiver dernier. Après 25 ans de précarisation, le dicton « Quand les minima stagnent et que les allocations baissent, les salaires suivent... » semble pouvoir, dès que les conditions de construction de "l’opinion publique" sont transformées par l’apparition d’un mouvement resté jusque-là souterrain, résumer une analyse largement répandue dans la population.

OUVRIR À UN AUTRE DÉVELOPPEMENT

On l’a vu à propos de la précarité de l’emploi, la lancinante question de la contrepartie au revenu garanti est posée à l’envers. Si les travailleurs précaires revendiquent un revenu, c’est en tant que contrepartie à une contribution productive qui n’est pas reconnue. Mais, de toutes façons, soumettre le revenu à contrepartie (emplois socialement utiles, travail associatif...) revient à le considérer comme une aumône qui rendrait ses "bénéficiaires" redevables envers ceux qui l’octroient, ou encore à aménager une forme humanisée de workfare. Dans ce dernier cas, le problème persiste : quelles instances décident de l’utilité sociale ? Il serait particulièrement retors de prétendre s’associer, quitte à élargir leur champ de vision, à l’ensemble de ceux pour qui l’ "insertion sociale" consiste à trouver un emploi, quel qu’il soit. Il s’agit plutôt de ne pas concevoir le revenu garanti comme une aumône, comme de l’argent "pour ne rien faire" qui soumettrait à l’obligation de "faire quelque chose" ceux qui le reçoivent (entendez : travailler), mais bien comme un droit. Refuser l’imposition d’une contrepartie au revenu implique de fait de défendre le revenu comme contrepartie. Les formes d’auto-organisation, de coopération, l’entraide ou la débrouille qui permettent de mieux vivre le quotidien, les échanges de connaissances, l’inventivité développés pour échapper à la misère et à l’ennui qui accompagnent le plus souvent la condition de salarié (en poste ou au chômage), ces activités et cette inventivité non rémunérées produisent de la richesse sociale, quand bien même celle-ci n’a pas de valeur marchande. Alain Touraine, éminent sociologue trans-gouvernemental, ne s’y est pas trompé l’hiver dernier en affirmant à qui voulait l’entendre que les mouvements sociaux sont nécessaires à l’activité de gouvernement. C’est dans le vivier de ces pratiques, de cette inventivité, que puisent sans cesse ceux qui exploitent le travail jusqu’à réduire souvent à la misère ceux qui l’effectuent. Encore une fois, quoi qu’en dise l’idéologie dominante, les précaires ne sont pas des "exclus" ; des inutiles ou des assistés. Lorsqu’ils disent :« Nous voulons une part de la richesse sociale que nous produisons, nous voulons arracher les moyens de développer des activités infiniment plus enrichissantes que ce à quoi on nous contraint. », les précaires sapent le misérabilisme ambiant. Le revenu garanti comme extension du salaire social est un investissement productif, son instauration devient une condition nécessaire au développement de la richesse socialement produite. Ce pari collectif peut actualiser une bifurcation qui ouvre sur un autre type de développement. La remise en cause du rôle central de l’emploi comme moment de la création de richesse et mode de socialisation engage une critique du travail salarié. Échapper collectivement au contrôle et à la contrainte qui règlent nos vies, c’est tout simplement commencer à libérer les facultés d’inventer et d’agir de chacun, à ouvrir un espace de liberté et d’affirmation.