Existenzgeld für alle !

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L’année 1998 aura été marquée en Allemagne par les "journées d’action mensuelles" des chômeurs et des précaires, les "journées Jagoda", du nom du président de l’ANPE locale (la Bundesanstalt für Arbeit de Nuremberg) qui a la lourde tâche d’annoncer chaque mois les nou-veaux chiffres du chômage. « Les journées d’action mensuelles ont montré qu’à l’encontre de toutes les idées reçues fondées sur des enquêtes pseudo-scientifiques, les chômeurs sont tout à fait capables de s’organiser et d’accomplir des actes de résistance. Plus de 50 000 chômeurs, sur plus de 200 villes, sont descendus dans la rue pendant des mois. » C’était un peu la renaissance du mouvement des précaires outre-Rhin, due à la couverture médiatique des événements français de l’hiver 1997-1998 et aux conséquences sociales de l’unification allemande.

Dès 1982 avait eu lieu à Francfort le premier congrès fédéral des associations de chômeurs. Mais comme la mobilisation des chômeurs par les syndicats était à cette période à peu près nulle et que les collectifs indépendants portant la revendication centrale du "revenu d’existence" étaient incapables d’organiser des mobilisations au niveau fédéral du fait de leur dispersion (malgré de nombreuses pratiques locales d’ "auto-réduction" : réappropriations de richesses dans les supermarchés, actions pour les transports gratuits, fraude systématique sur les compteurs de gaz ou d’électricité, squats), le mouvement restait diffus, certes, mais surtout peu visible. En tout cas, le mot d’ordre était clair : « sans emploi, mais pas sans défense » (avec comme symbole un rhinocéros tout rouge et furieux).

Toujours dans les années 1980 se sont multipliés les collectifs de jobbers, selon une conception offensive et un choix délibéré de la précarité : remise en cause du modèle de l’emploi salarié par le choix d’une alternance entre périodes de chômage et périodes d’emploi (être un "chômeur par rotation"), d’emplois intermittents ou à temps partiel, etc. Ces jobbers avaient repris comme insigne le petit chat noir hérissé des wobblies américains - ce qui explique qu’on retrouve ce signe dans les manifs en Allemagne, devenu le symbole du refus du "travail forcé". En 1988, le second congrès fédéral des associations de chômeurs et de précaires à Düsseldorf a permis pour la première fois un embryon de mobilisation nationale contre les mesures aggravées de contrôle sur les ressources des allocataires.

Pourtant, à la fin des années 1980, tous ces groupes ont eu tendance à se dissoudre ou à s’affaiblir fortement. Peu à peu, de nombreux chômeurs se sont retrouvés "pris en charge" par les luxueux centres de conseil des syndicats ou des associations chrétiennes. C’est néanmoins au début des années 1990 que les revendications des associations de chômeurs et précaires rescapées ont été formulées dans les célèbres "13 thèses contre la fausse modestie et le silence des exclus et pour un revenu d’existence". Leur conception du revenu d’existence est supposée rompre avec la politique sociale traditionnelle : « Par la somme revendiquée pour cette allocation universelle d’existence (part de la richesse sociale, et non plus minimum de survie), par la disjonction opérée entre emploi salarié et revenu, par la critique de l’idéologie du travail, par la critique de la division du travail, en particulier sa division sexuée. » Comme l’écrit le groupe Fels, qui édite la revue Arranca ! à Berlin : « L’allocation d’existence peut être une revendication anti-capitaliste et une réponse à la destruction du welfare state. Elle peut l’être, elle ne l’est pas forcément. C’est une revendication ambivalente dans une société contradictoire. Comme les termes "globalisation" ou "post-fordisme", la revendication d’une "allocation d’existence" peut aussi bien faire partie du vocabulaire d’un programme de modernisation du capitalisme. Elle est au centre du champ de bataille. »

Il s’agit, toujours selon Fels, « d’attaquer la modernisation capitaliste de l’intérieur - partant du postulat qu’il n’y a pas d’extériorité aux mouvements vers de nouvelles formes de régulation. L’allocation d’existence forme une ligne de front mouvante où d’autres revendications politiques peuvent se rejoindre : destruction des jobs sous-rémunérés (celui / celle qui a un revenu garanti de 1 500 DM + loyer et charges peut refuser d’aller astiquer les parquets), plus d’obligation à chercher un emploi, la possibilité d’une vraie réduc-tion du temps de travail dans l’emploi, plus de terrorisme de la "professionnalité", plus de fétichisme du rendement, plus de division du travail entre un côté de l’existence ("usine / firme / free lancing") et l’autre ("activités sociales et privées"), plus d’exclusion des immigrés ou des femmes devant accomplir le travail domestique ou un emploi "de complément aux ressources du ménage", fin d’une longue tradition de charité et de lois pour les pauvres du capitalisme dont la figure actuelle est incarnée dans des minima sociaux et une aide sociale liés à des dispositifs disciplinaires et de contrôle. Cette liste de transformations associées à l’allocation d’existence n’est pas utopique : elle trace des lignes de conflits politiques suivant le principe qu’il n’y a pas de révolution, mais un devenir-révolution-naire, une intensification et une diversification du politique dans une multitude d’espaces. »

En juin 1993, lors d’un colloque organisé par la revue Konkret, Karl-Heinz Roth provoquait un flot inattendu de réactions avec ses thèses sur le "retour de la prolétarité", une prolétarité d’autant plus refoulée selon lui par les "intellectuels de gauche" qu’ils sont de plus en plus directement touchés par des phases de précarité et de paupérisation. Examinant tout d’abord des exemples de nouvelle organisation du travail en Italie (le lavoro autonomo, les PME et la sous-traitance), au Mexique (les maquiladoras à la frontière des États-Unis, où 70 % des employés sont des femmes et les salaires stagnent à environ 16 % du salaire moyen américain), et en France (les camionneurs et les concepteurs de software comme nouveaux "travailleurs indépendants"), il retraçait l’évolution du marché du travail en Allemagne : longtemps en retard dans l’application du modèle reagano-thatchérien de dérégulation, l’Allemagne avait enfin trouvé le champ d’expérimentation idéal pour le néo-libéralisme dans les "régions annexées" de la R.D.A.. Le chômage de masse et la précarité de l’emploi généralisée en Allemagne orientale montrait selon lui l’émergence à vitesse éclair d’une nouvelle main d’oeuvre hautement qualifiée et surexploitée.

Ces dernières années, beaucoup d’associations se sont surtout repliées sur des activités de conseil juridique, les syndicats quant à eux multipliant les compromis salariaux défensifs sous prétexte d’éviter des licenciements massifs. Si le mouvement syndical au niveau confé-déral a cherché à mobiliser les chômeurs en 1998, c’était essentiellement pour soutenir la campagne électorale sociale-démocrate et son candidat Gerhard Schröder, auto-proclamé "Tony Blair allemand", défenseur du "nouveau centre" (« Nous ne ferons pas une autre politique que Kohl, nous la ferons mieux. »), et par exemple, chaud partisan du dispositif juridique de la "double peine" (comme il l’a dit lors d’une conférence de presse restée fameuse, à propos des étrangers ayant commis un délit : « Dehors, et vite ! ») ou de la brillante variante germanique de l’impôt négatif à la Milton Friedman, le "salaire-combi" (bas salaire + aide sociale basse = pas grand-chose ; le tertiaire rend libre !).

Quant aux associations de chômeurs indépendantes, elles s’agitent de nouveau avec les moyens habituels (actions "transports", happenings divers, tentatives d’occupation), qu’elles soient aussi anciennes qu’eux (le centre des chômeurs de Francfort, ou ALSO à Oldenburg) ou plus récentes (les "chômeurs heureux" à Berlin qui ont regardé passer les Marches européennes contre le chômage et les exclusions du fond de leurs chaises-longues, non sans essuyer les critiques des autres associations : « Entre économie de marché et sociale-démocratie new look, les slogans "chômeurs heureux", "le travail, c’est de la merde", "on veut picoler", "on veut avoir droit à l’échec", etc. sont admis à la cour. Ils s’intègrent très bien à la société du spectacle et des loisirs. ») La tendance de l’an dernier allait plutôt dans le sens de collaborations ponctuelles avec les forces syndicales, même si cela n’allait pas sans tensions, ni scènes burlesques (le rassemblement des chômeurs à Nuremberg en avril 1998 se tenait ainsi sous une banderole signée « Autonomie organisée / refusons les travaux forcés du salariat » et 1 000 ballons fournis par le DGB portant le slogan : « Nous voulons du travail »). Il faut bien dire qu’il y a aussi souvent incommunicabilité totale entre les associations de chômeurs et de précaires et les groupes "antifascistes" qui sont d’une rare efficacité pour empêcher des manifestations néo-nazies et pousser à bout les forces de l’ordre (comme lors du "traditionnel" Premier mai révolutionnaire à Kreuzberg), mais ne s’intéressent que très peu aux mécanismes du marché du travail ou aux dispositifs des minima sociaux. Les revendications sont en tout cas proches de celles du mouvement des chômeurs et des précaires en France : revenu garanti, à 1 500 DM + loyer et charges (qui fera "de fait" office de "salaire minimum"), annulation des mesures de contrôle social instaurées en janvier 1998 sous le nom de SBG III (pointage, preuves de recherche d’emploi, stages de training obligatoires), refus du "travail forcé" (emplois municipaux à la rémunération ridicule offerts aux allocataires sous peine de radiation, envoi de chômeurs à la campagne pour faire les récoltes à la place des saisonniers immigrés, - ce qui a eu des conséquences fort néfastes sur les récoltes d’asperges...), arrêt de la dégressivité annuelle de 3 % de "l’assistance chômage" décidée en 1996 (une forme d’allocation intermédiaire entre l’assurance chômage et les minima sociaux), cumul possible des minimaet de toutes les formes d’allocations familiales et d’aides à l’enfant, suppression des nouvelles lois (1993 et 1996) sur le droit d’asile et sur les dispositifs des minima sociaux pour les demandeurs d’asile (qui n’ont désormais pratiquement plus droit qu’à des "tickets-services").

On peut espérer que les contradictions un peu voyantes de la sociale-démocratie allemande contribueront à la longue à faire émerger de nouvelles luttes de précaires. Les récents débats agités autour de la réforme des "emplois à 630 marks" et autour du thème célèbre des "travailleurs indépendants fictifs" exhibent, en tout cas, en Allemagne aussi (même en Allemagne !), la centralité productive du précariat.