tracteur / Traktor
par Heiner Müller
Les scènes de Tracteur ont été écrites entre 1955 et 1961 (les commentaires en italiques datent de 1974). Elles se déroulent dans l’immédiate après-guerre en Allemagne orientale et racontent les champs encore remplis des mines de la Wehrmacht, les tractoristes qui se font tuer ou perdent une jambe ou un bras pour avoir passé la charrue sur une mine. Traduction Jean-Pierre Morel.
LABOURAGE DE MINES
Tractoriste Le monde un champ en friche. Moi pour seul laboureur.
L’éternel tractoriste, combien dure l’éternel.
De l’ivraie pousse dessus et des mines poussent dessous
La mauvaise herbe pousse plus vite que mon sillon
Sur mon dos et sur mes épaules
Dans mes yeux et dans mes dents
Et une mine après l’autre me fait voler en morceaux
Quand le soc de ma charrue l’éventre moi.
Le lopin de terre est en verre, les morts fixement
De leurs orbites vides me regardent d’en bas.
Au travers aux morts de la dernière guerre
Ils ont l’air intacts les morts des autres guerres
En longues processions ils se poussent en avant
Lavés par les eaux souterraines. Pourquoi moi,
Le champ en friche est sans fin sous la charrue
Sans fin à la bordure du champ est la haie
Des estomacs vides, anxieux de leur pitance.
Le collègue mort pousse sur mon cou
Laboureur de mines que le champ en friche laboure
Les poseurs de mines sont à cheval sur lui
Et l’un sortant de l’autre charogne sur charogne
Les morts se reproduisent jusqu’au ciel
Et le tracteur sous moi devient plus petit
Et sous mon fardeau je deviens plus petit
L’ivraie prend le tracteur dans ses pinces
Change en ferraille l’acier mâché par ses dents vertes
Des rires sortent de la panse pourrie des morts
Chacun son étage de cadavres dans son barda
Puis le lopin de terre me tire sous la charrue
Et nous ne faisons plus qu’un
Une motte de charogne et de ferraille
Qui tourne dans le vide sans être nulle part.
Le sentiment de l’échec, la conscience de la défaite sont fondamentaux à la relecture des anciens textes. Tentation d’imputer l’échec à l’étoffe, au matériau (un vocabulaire cannibale - « We are such stuff as dreams are made of. »), à l’histoire du héros amputé : elle peut arriver à tout le monde, elle ne veut rien dire ; à l’un il suffit d’un empoisonnement du sang, l’autre a plus de chance : il a besoin d’une guerre. Échappatoire : l’Europe est une ruine, dans les ruines on ne compte pas les morts. La vérité est concrète, je respire des pierres. Des gens qui font leur travail pour pou-voir acheter leur pain n’ont pas de temps à perdre à de telles considérations. Mais qu’ai-je à faire de la faim. Impossibilité du rattrapage de l’événement par l’évocation ; impossibilité de l’union de l’écriture et de la lecture ; expulsion du lecteur hors du texte. Des marionnettes bourrées de mots au lieu de sciure. Chair de cœur Grandit le besoin d’une langue que personne ne peut lire. Personne : qui est-ce. Une langue sans mots. Ou bien la disparition du monde dans les mots. À la place, la contrainte de voir à longueur de vie, le bombardement des images (arbre maison femme), les paupières éclatées. Le face-à face du grincement de dents, des incendies et du chant. L’éboulement de la littérature dans le dos.
L’extinction du monde dans les images.