Vacarme 09 / actualité

Kosovo : photographies d’Alain Keler, 1998, 1999 entretien avec Alain Keler

Alain Keler est photographe. En 1997, il est le second Français à se voir décerner, à New York, le prix Eugene Smith, prix très prestigieux de la photographie humaniste. Il prépare aujourd’hui un livre sur les minorités dans l’ex-bloc communiste,Vents d’Est, dont la publication aux éditions Marval est prévue pour le printemps 2000.

Alain Keler : Je travaille sur les minorités dans l’ex-bloc communiste depuis 1993. L’idée était de multiplier les voyages dans des endroits où personne ne se rendait et dont personne ne parlait, jusqu’à ce qu’il s’y produise une actualité chaude, comme en Tchétchénie, au Kosovo, dans le Haut-Karabagh. C’était aussi un retour sur mes origines, puisque mes grands-parents étaient juifs polonais. IIs ont été déportés. À l’époque, les juifs d’Europe constituaient la plus grande minorité d’Europe de l’Est. J’ai travaillé à trois reprises en Albanie. La première fois sur la minorité catholique du nord, ensuite sur la minorité grecque. La dernière fois, je me suis rendu aux points de passage avec le Kosovo. J’ai aussi travaillé sur les minorités hongroises de Slovaquie et de Roumanie ; sur les Tchétchènes de Russie ; les Arméniens du Haut-Karabagh ; les Kalmuks de Russie, seuls bouddhistes d’Europe ; les Tziganes. J’ai déjà effectué une douzaine de voyages dans l’est de l’Europe. J’en oublie peut-être. Je vais travailler aussi sur les Russes des pays baltes, les Tziganes de République tchèque dont la situation est dramatique, les Allemands de Silésie, un problème important...

Kosovo, 1998

Je me suis rendu au Kosovo au tout début du nettoyage ethnique. Ces photos sont celles d’un massacre commis par les forces spéciales de l’armée serbe à Precaz, au début du mois de mars de l’ an dernier. Une cinquantaine de personnes furent tuées. J’avais réussi à passer la frontière en compagnie d’autres journalistes. Nous sommes arrivés après les combats et avons photographié les morts. On voit surtout des vieillards et des enfants, ce qui n’empêchait pas les Serbes de nous parler de dangereux terroristes.

Les femmes de Pristina

Il y a les manifestations de femmes à Pristina, des manifestations interdites. Elles réussissaient quand même à se rassembler à plusieurs milliers devant le centre culturel américain. Je suppose que la présence de journalistes et de photographes dissuadait les Serbes - si tant est qu’on puisse dissuader les Serbes - d’utiliser la manière forte pour stopper les manifestations. Ces femmes sont très courageuses. Elles prenaient des risques, espérant que la police aurait plus de scrupules à frapper des femmes devant la presse internationale. Car il y avait eu auparavant une manifestation avec des hommes qui avait été sévèrement réprimée par la police. Les femmes ont toujours pris une part active dans les luttes pour les droits des minorités. Partout où je suis allé, elles sont présentes et courageuses. Je les ai vues stopper des convois de l’armée russe qui se rendaient à Grosny en Tchétchénie au mois de décembre 1994 après l’invasion russe. Les femmes ont toujours pris une part très active dans les protestations et les manifestations au Kosovo.

Nettoyage ethnique

Ces premières photos datent vraiment du début du nettoyage ethnique. Les premiers villages avaient été pris d’assaut, il y avait eu des morts. Ce qui - avait commencé, c’était la fuite des gens, la fuite à l’intérieur du Kosovo. Les gens quittaient leurs villages, ils allaient se réfugier ailleurs, dans leur famille, chez des amis, dans d’autres villages. L’entraide était déjà forte entre Kosovars.

Au fur et à mesure, pendant un an, il y a eu des exodes intérieurs de plus en plus massifs, résultat d’un nettoyage ethnique systématique. Je ne sais pas, mais je pense que les viols ont commencé après l’intervention de l’OTAN quand les Serbes sont devenus furieux. Je n’ai pas de témoignages de ce qui s’est passé avant. Il faut demander aux ONG. Les viols de grande ampleur ont commencé sans doute plus tard. Quand ils ont commencé ce qui pour eux était leur solution finale : se débarrasser des Kosovars.

Ce sont les Serbes qui ont enterré à la hâte les 49 morts de Precaz. Ils n’ont pas eu le temps de finir le travail. Ils souhaitaient que les familles viennent reconnaître leurs morts. Elles ont refusé en l’absence de médecins étrangers, qui viennent constater les tortures. Personne n’est venu réclamer les cadavres. Les Serbes les ont enterrés à la va-vite à la tombée de la nuit. La photo a été prise le lendemain matin. Il y a encore les pelles qui sont à côté des cercueils. Pour moi, c’est une photo symbolique de la situation qui règne dès 1998. Quand les Kosovars réfugiés dans les bois ou les villages voisins sont revenus, ils ont déterré les morts et les ont enterrés suivant le rite musulman, la tête tournée vers la Mecque. Cette photo aussi a été prise dans le village de Precaz. Une fois que l’enterrement a été terminé, la population a rendu un dernier hommage à la famille Jashari, en se rassemblant devant leur maison qui avait été complètement détruite par les forces spéciales de la police serbe.

Les yeux ouverts

Dans une grange, on avait trouvé 49 morts. À notre grande surprise, on a pu les photographier. Comme ce petit enfant de quatre ans qui a fait partie des suppliciés. Chose étonnante, ces morts ont beaucoup voyagé, ils avaient été transportés jusqu’à la morgue de l’hôpital de Pristina, où ils avaient été "numérotés" avant qu’on les ramène à Srbica, la ville à côté de Precaz, où ils ont été installés dans ce hangar. Personne ne leur a fermé les yeux. Cet enfant a les yeux ouverts, alors qu’il est mort depuis trois ou quatre jours. Cette autre photographie, ce sont des gens affolés qui sont partis de chez eux dès qu’ils ont su que la route était ouverte. Sans rien. Juste les enfants. Il s’agissait vraiment d’un nettoyage ethnique.

Cette autre photo, ce sont les femmes de Precaz. Elles avaient trouvé refuge dans un hameau voisin. Elles sont terrifiées. Regardez cette femme, on dirait que ses cheveux sont devenus blancs en une nuit. Voilà pour 1998.

1999, les camps de réfugiés

Ces deux photos, ce sont des réfugiés qui arrivent en Albanie. Il fait très froid, un temps épouvantable. Parce que nous nous trouvons dans les montagnes. C’est à la frontière. Les gens se protègent avec des plastiques qu’on leur a donnés à la frontière ou qu’ils avaient avec eux. Nous sommes en avril.

Maintenant, nous sommes dans un camp de réfugiés à Kukës en Albanie. Il n’arrête pas de pleuvoir, les Kosovars ont les pieds trempés. Cette vieille femme attend depuis plusieurs jours sur le bord de la route. Elle attend sa famille. C’était fréquent parce que de nombreuses familles ont été séparées. Ces femmes étaient seules ou accompagnées de vieillards ou d’enfants. Certaines n’avaient pas trouvé de place dans les camps. C’était le bordel le plus complet. Avec Médecins du Monde et d’autres, il nous est arrivé de forcer l’entrée d’un camp. Cela est arrivé dans un camp italien avant Kukës, il n’y avait plus de place. Nous avons fait rentrer une famille de force dans une tente qui venait d’être dressée. Il faisait froid la nuit.

Il y avait encore tous ces gens qui étaient sur le bord de la route et qui avaient installé des camps improvisés. Autour de Kukës, il y avait de nombreux camps improvisés. Les Kosovars arrivaient avec leurs tracteurs, leurs affaires et s’installaient où ils pouvaient. Après ils attendaient. Dans les camps, pour manger, il y a des distributions de vivres. Tous n’ont pas fait le même voyage. Il y a ceux qui ont marché à pied depuis des villages de la frontière et il y a ceux qui viennent de plus loin.

On est arrivés après une tempête absolument épouvantable. Toutes les tentes étaient inondées. Il y avait de la boue par terre, il y avait tous les éléments qui se liguaient contre tout le monde, surtout contre les Kosovars.

Enterrer les morts

Dans la petite Fiat, il y a un petit vieux avec sa femme. Elle est morte. Le petit vieux ne sait pas quoi en faire. Nous l’avons accompagné à l’hôpital. Elle était là, installée sur le siège arrière, depuis plusieurs jours. À l’hôpital, ils ne voulaient pas prendre le corps. La veille, en arrêtant des ambulances, pour un autre convoi, d’autres femmes qui étaient seules avec leurs enfants, nous avions rencontré un médecin albanais qui parlait français. À l’hôpital, nous l’avons retrouvé et c’est lui qui a accepté de se charger du corps : son mari n’arrivait pas à lui trouver une sépulture. Les employés de l’hôpital, eux, ne voulaient pas du cadavre de la vieille dame. Elle était morte pendant le voyage. C’était fréquent. Je crois que ça l’a énormément soulagé de savoir qu’elle allait pouvoir... Les gens qui en ont le plus bavé, ce sont les petits vieux. Très souvent, ils ne savaient pas où aller. Un jour, nous nous trouvions dans un café, à un kilomètre de la frontière. Il y avait un couple âgé, 70-75 ans. Ils étaient mignons et ne parlaient qu’albanais. La femme avait le bas des jambes enflé et ils ne savaient pas quoi faire, ils n’avaient pas d’argent bien sûr. On leur a payé d’abord un café, puis ensuite on les a pris dans notre voiture, on les a emmenés dans le camp italien, où ils ont pris la femme en urgence pour la soigner.

Skopje

C’est en Macédoine, à Skopje. Un départ de réfugiés vers l’Allemagne. Nous avons pu les photographier dans le bus, eux ne pouvaient pas en sortir. Le comportement de la police macédonienne était épouvantable. Ce jour-là, il faisait très chaud et la police ne voulait laisser sortir personne. Il n’y avait pas d’eau.

Au bout d’un certain temps, un gradé allemand est intervenu. Les policiers macédoniens ont consenti à ouvrir la porte des bus pour qu’il y rentre un peu d’air. Finalement, au bout d’une heure peut-être, ils ont laissé sortir les passagers en formant un périmètre de sécurité autour des bus. Pourquoi ? je ne sais pas ! Les Allemands ont fait venir de l’eau fraîche depuis l’avion de la Lufthansa qui était censé les amener en Allemagne. Sinon, les Macédoniens ne levaient pas le petit doigt.

Kukës

Maintenant nous sommes à Kukës, en Albanie. Ce sont des réfugiés qui arrivent à proximité d’un camp improvisé aux abords de la ville. Ils ont sans doute marché depuis la frontière.

Cette autre photo a été prise à la frontière. Le temps est clair. C’est un enfant. Il n’est pas mort. On pourrait le croire. Mais non.

Cette photo a été prise à la frontière avec l’Albanie. Cette femme qui gît à terre a été battue par les Serbes parce que son fils avait rejoint l’UCK. C’était une vieille femme. Elle est morte après être entrée en Albanie. Nous nous trouvions à cinq ou sept kilomètres de la frontière. On voyait les montagnes du Kosovo au loin. Ce sont les gens qui l’avaient prise dans leur convoi qui lui creusaient maintenant une tombe. Elle est morte juste après avoir passé la frontière.

Ce sont des Kosovars qui parviennent dans le no man’s land à la frontière entre l’Albanie et le Kosovo. Il y avait des blocs de béton énormes, peut-être pour empêcher les tanks de passer, je ne sais pas. De l’autre côté, les Serbes avaient miné le terrain. Une nuit, une voiture de réfugiés qui a fait un écart a sauté sur une mine. Il y a eu six morts - dans le no man’s land, entre les deux postes frontières.

C’est à Kukës, l’arrivée de réfugiés. Les Serbes les bloquaient à la frontière puis, d’un seul coup, les ont laissés passer. C’est une distribution de pain dans un camp de Kukës. C’était une vraie foire d’empoigne parce qu’il n’y avait pas beaucoup de points de distribution. Il y avait surtout beaucoup d’enfants et de personnes âgées qui faisaient la queue.

Là ce sont des réfugiés qui viennent de passer la frontière. Vous voyez un peu leurs véhicules. Ce ne sont pas vraiment des tracteurs, plutôt des motoculteurs, je ne sais pas exactement. C’est tout petit, mais ils traînaient tous une remorque dans laquelle s’entassaient dix, parfois quinze personnes. Ces tracteurs ont de tous petits moteurs et n’avancent pas à plus de vingt kilomètres par heure.

L’intervention

Je n’étais pas en France au début des frappes de l’Otan, d’où un certain décalage. C’est difficile à dire. J’aurais plutôt opté pour une opération terrestre immédiate, mais je pense que c’était impossible, qu’il y avait la crainte de perdre des troupes, puisque c’était un peu la guerre vue par les Américains, même si l’ensemble des forces était constitué de troupes internationales. Je n’ai pas accueilli les frappes comme quelque chose de bien ou de pas bien. Il fallait faire quelque chose. D’une certaine manière, j’étais très heureux que pour une fois la communauté internationale réagisse, parce que j’avais très peur que la situation s’éternise et que ce qui se passait au Kosovo depuis un an continue, que tous les hommes soient tués et que rien ne se fasse. Donc je n’ai pas mal accueilli l’opération de l’Otan, mais en pensant qu’il aurait fallu peut-être se concentrer davantage sur le Kosovo, et amener des troupes terrestres beaucoup plus vite.

Apartheid

En 1993, je me suis rendu pour la première fois au Kosovo avec une ONG basée à Lyon. En 1989, lorsque Milosevic a supprimé l’autonomie de la province, les Serbes ont renvoyé tous les Kosovars qui travaillaient dans l’administration, dans les hôpitaux, dans l’enseignement, dans les mines aussi. Du jour au lendemain, la grande majorité des Kosovars s’est retrouvée sans situation. Ils ont dû mettre sur pied toute une société parallèle pour survivre. C’est-à-dire qu’ils avaient des cliniques parallèles, mises sur pied avec l’aide des ONG, un système éducatif parallèle qui s’organisait dans des maisons privées... C’était pour les Kosovars la seule manière de s’en sortir et de rester dans leur pays. Une manière de prôner, un peu comme le faisait Ibrahim Rugovar, la non-violence. Pendant neuf ans, il n’y a pas eu autre chose que des humiliations. C’était un véritable apartheid où les Albanais avaient perdu tous leurs droits. Ils avaient encore leurs cartes d’identité, mais ne touchaient plus de sécurité sociale, ne pouvaient plus aller dans les hôpitaux se faire soigner, ne bénéficiaient plus d’une éducation gratuite. Pourtant les deux communautés, serbe et albanaise, cohabitaient sans problème majeur. Il y a surtout le travail de fond, je crois, qu’a fait Rugovar, élu illégalement président de la République du Kosovo, mais toléré par les Serbes parce qu’il constituait une soupape de sécurité. Rugovar a toujours prôné la non-violence ; c’est grâce à lui qu’il n’y a pas eu plus de violence pendant longtemps. Jusqu’au jour où il y a eu un sentiment de ras-le-bol et la création de l’UCK. Je n’avais jamais entendu parler de l’UCK avant le début de l’année dernière. Je pense qu’au départ, son action est très isolée, que l’UCK n’existe pour ainsi dire pas, sinon sur le papier. Mais la frustration était telle qu’une jeune génération a choisi de se battre. C’était le dernier recours pour ceux qui, à la fin de la guerre en Bosnie, avaient compris que les Kosovars avaient été les grands oubliés des accords de Dayton et que Milosevic allait se rabattre sur le Kosovo.

Il y a eu alors la formation de cette guérilla chez un peuple qui a attendu neuf ans avant de se manifester par les armes. Les Serbes ont alors pris pour prétexte cette guérilla pour réprimer aussi durement qu’ils l’ont fait, mais en fait ils n’attendaient que ça. Je crois que des plans existaient depuis longtemps pour expulser les Albanais du Kosovo.

Ce racisme du pouvoir, je ne suis pas convaincu qu’il existait dans la population yougoslave d’origine serbe. En fait, cela dépend de qui on parle. Dans les campagnes, les paysans serbes vivaient en bon voisinage avec les Kosovars. Dans les villes, il est plus probable qu’étaient arrivés des émissaires de Milosevic, des paramilitaires, qui cherchaient effectivement la provocation. La situation était probablement plus tendue dans les villes comme Pristina qu’à la campagne.

55 ans après, Milosevic a appliqué la même stratégie que Staline : les Albanais du Kosovo le dérangeaient dans sa politique nationaliste et dans l’idée que, selon les Serbes, le Kosovo était l’endroit sacré par excellence de la nation serbe, puisque c’est là qu’ils ont été battus par les Ottomans en 1300 et des poussières, et que, pour eux, le cœur de la Serbie, c’était le Kosovo. Ce que tout le monde oublie de dire, c’est que les Albanais du Kosovo habitent cette terre depuis aussi longtemps que les Serbes. Les Serbes sont partis il y a trois siècles de leur plein gré d’ailleurs, après une nouvelle défaite contre l’empire ottoman. Mais cela ne retire rien au fait que les Serbes avaient le même droit et avaient le droit aussi de rester au Kosovo.

Slobodan Milosevic n’a pas trouvé d’autre moyen que de déporter - parce que c’est d’une déportation massive qu’il s’agit - la population en prenant prétexte des frappes de l’Otan, alors que les déportations avaient commencé depuis un an, depuis que Milosevic avait commencé à s’attaquer aux villages en février 1998, depuis qu’une partie de la population errait de village en village, de village en ville. Alors la guérilla a pris plus d’ampleur et les nettoyages ethniques aussi. L’exode intérieur avait commencé depuis un an.

Ce qui s’est passé après, c’est que Milosevic a pris le prétexte des bombardements de l’Otan, pensant que l’alliance n’irait pas jusqu’au bout, pour se débarrasser, ou essayer de se débarrasser du problème des Albanais du Kosovo en les déportant massivement. Il y a un retour de l’histoire. Pour moi, ce n’est pas autre chose que ce qu’a fait Staline à la fin de la Seconde Guerre mondiale en déportant les minorités, comme les Tchétchènes, les Ingouches, les Kalmuks, les Tatars de Crimée...

La sauvagerie nationaliste

À propos de la sauvagerie nationaliste, et sur le problème de savoir si elle peut s’éteindre, s’apaiser, je dirais que la sauvagerie a existé en Bosnie aussi, et c’était déjà Milosevic qui était derrière cette guerre. Il a fait mine de s’en laver les mains, mais en fait, au départ, ce sont bien les troupes yougoslaves qui ont attaqué et qui ont offert leurs infrastructures aux forces serbes de Bosnie. Il y a eu une sauvagerie absolument épouvantable là-bas ; elle a continué au Kosovo. Je pense que la sauvagerie s’arrêtera le jour où Milosevic disparaîtra de la scène politique, et qu’il sera, je l’espère, jugé, ainsi que les autres responsables, les militaires et tous ceux qui ont commis des exactions. La sauvagerie s’arrêtera quand il y aura des élections en Serbie et qu’une vraie démocratie verra le jour.

On n’en parle pas beaucoup, mais il y a une opposition en Serbie, il y a des démocrates, il y a des gens qui ont été complètement étouffés par le régime totalitaire, et ce sont ces gens-là qu’il faut laisser s’exprimer au travers d’élections, en espérant qu’ils ne fassent pas les bêtises qu’ils ont faites lorsque l’opposition a gagné la mairie de Belgrade, il y a deux ou trois ans. Au pouvoir, ils se sont déchirés, ce qui a redonné la mairie au parti de Milosevic.

C’est une grande défaite pour Milosevic, cette présence internationale au Kosovo. Je ne vois pas comment il pourrait rester au pouvoir beaucoup plus longtemps. Tant qu’il sera là, tant que Franjo Tudjman en Croatie sera là, (parce que Tudjman, Milosevic, c’est le même combat. On en parle moins parce qu’il a peut-être moins de sang sur les mains, mais il en a quand même, c’est quand même un combat des petits chefs, c’était quand même eux qui ont dépecé la Yougoslavie), tant que ces gens-là seront au pouvoir, il y aura des risques, même s’ils sont minimisés aujourd’hui par l’intervention d’une force internationale. Il ne faut pas oublier ce qui se passe en Croatie. La situation des Serbes qui sont restés est très mauvaise, parce que Tudjman est en train de grignoter toutes les libertés dans son pays. En fait, il a instauré un régime quasi dictatorial dont on ne parle pas.

Pour revenir aux réfugiés albanais, tous racontaient à la frontière les histoires que vous avez pu entendre : qu’on leur avait brûlé, déchiré, détruit les documents d’identité. La politique des Serbes était simple : retirer toute possibilité aux Kosovars de revenir un jour. On commence par détruire leurs habitations, ensuite on leur prend tous leurs papiers d’identité, et ensuite on leur retire les plaques d’immatriculation quand ils quittent le pays. C’est très clair. Ce qu’ils pensaient, c’est que si un jour on forçait un accord de paix, les Albanais ne pourraient pas prouver qu’ils étaient nés au Kosovo et ne pourraient donc pas y revenir.

Certains réfugiés ont fait des trucs invraisemblables pour conserver leurs papiers : ils les dissimulaient dans les couches des enfants, dans les sous-vêtements des femmes. Dans certains cas, je pense qu’ils étaient peut-être contents de s’en débarrasser, en sachant que c’était la dernière épreuve que leur faisaient subir les Serbes. Ce qui s’est passé aussi, c’est que les Serbes demandaient de l’argent avant de les expulser. S’ils avaient le malheur de donner tout leur argent la première fois, ils se retrouvaient dans la merde, parce qu’ils pouvaient se faire arrêter dix fois avant d’arriver à la frontière. Et à chaque fois c’était toujours le même refrain : « Donne-moi ton argent, sinon je viole ta femme devant toi. » Des dizaines de fois, je l’ai entendu dire de la part de gens qui ont passé la frontière.

Un jour, il y a un type qui est venu nous dire : « Moi j’étais maçon, j’avais une petite entreprise. J’avais construit ma propre maison. » Il l’estimait à un million de deutsch marks. En général, les Musulmans, quand ils font une maison, c’est pour toute la famille, avec des étages supplémentaires, il y a les fils qui viennent, etc. Donc il avait une très belle maison, il avait une entreprise de maçonnerie. Et puis, un jour on est venu le chercher, avec sa famille, pour qu’il quitte sa maison. Il y a un Serbe qui est venu le voir et lui a dit :« Toi, ta maison, tu as mis vingt ans pour la construire ; moi, en cinq minutes, je vais la brûler. » Et il a foutu le feu à la maison devant lui.

Tous les gens expulsés avaient des histoires similaires à raconter. Plus le fait que, bien entendu, les gens qui passaient la frontière, c’étaient des vieillards, des enfants, des femmes, et qu’il n’y avait pas de jeunes. Qu’est-il arrivé aux hommes et aux jeunes gens ? On ne sait pas encore : je pense qu’il y en a qui ont été tués, d’autres ont été arrêtés, et certains relâchés puisqu’on en a vu finalement arriver dans les camps. Il y en a enfin qui ont rejoint l’UCK.

C’est la grande inconnue maintenant, savoir combien ont été tués. Il y en a beaucoup sans doute qui ont été assassinés. Les soldats de la force d’interposition vont découvrir de nombreux charniers. Mais combien ? C’est la grande inconnue, c’est une des premières choses qu’on va savoir, avec l’arrivée des troupes de l’Otan.

9 juin 1999.

Les photographies commentées dans cet entretien figurent dans la version papier de la revue.

VACARME tient tout particulièrement à remercier Alain Keler pour sa confiance et sa générosité ainsi qu’Emmanuelle Heidsieck, qui nous a permis de le rencontrer.