Van Gogh au Panthéon ? Maîtres, modèles et héros table-ronde avec N. Heinich, P. Serne, O. Le Guillou, F. Lerat, B. Jeannot, C. Gautier.

Dans les petits drames et les minuscules trames de nos vies réelles, nous rencontrons des maîtres, admirons des modèles, poursuivons des zhéros. nous croisons des phares, des balises et des guides. qu’ils nous écrasent de leurs lumières ordinaires, ou qu’ils nous tiennent debout, en haleine, ils nous donnent des forces vives pour courir, marcher, désirer et aimer.

nous voudrions ici nous interroger sur la filiation. savoir pourquoi, aujourd’hui, nous polarisons notre attention sur des points d’ancrage, nous attachons nos vies à des lignes de forces, revient à comprendre les sources qui nous font résister en politique, inventer des images et des concepts, produire des équations, des tableaux et des traductions.

un maître, cela domine, cela enseigne — toujours les deux à la fois. lorsqu’un enseignant est un maître, il outrepasse toujours sa fonction d’enseignant, puisqu’il transforme des élèves en disciples. investi par la société, le maître ne doit pourtant son autorité qu’à lui-même : on ne le subit pas, on le suit, soit qu’on aille le trouver à cause de sa renommée, soit qu’on le rencontre et qu’on ne puisse plus le quitter. le maître est par-delà l’institution et au-delà du livre : il enseigne toujours autre chose que ce qu’il enseigne. il apprend à être. il offre un savoir total et vital, un maître est nécessairement un maître de sagesse.

un héros, cela s’illustre. platon fait de l’héroïsme la qualité du démoniaque, du divin qui exige les égards jusque dans la mort. la renaissance fait grand usage du héros : conquérant, volontaire, il imprime sa marque au réel et réalise l’histoire par sa personne. l’héroïsme suppose des vertus d’éclat qui impliquent l’étonnement et forcent l’admiration. mais l’héroïsme est aussi le maintien de soi dans la sphère morale, renoncement à soi, gouvernement de soi jusque dans les actes les plus intimes.

sages grecs, saints chrétiens, héros : la trilogie des hommes exceptionnels n’est-elle pas en train de s’effondrer brutalement ? comment se reconnaître encore des maîtres sans se laisser dévorer par eux, comment admirer des héros sans tolérer la hiérarchie, la supériorité et l’excellence ? quels modèles suivre sans se perdre soi-même en route ?

VACARME : Dans le cadre de la rubrique « Résister Inventer Produire » de VACARME, nous vous avons convié aujourd’hui à une table ronde autour de la trilogie des maîtres, des modèles et des héros. Qui sont ceux qui vous ont fait entrer en matière, en discipline ? Comment se joue, selon vous, la filiation qui sépare ou réunit constamment un maître et son élève ? Où en est-on, dans le monde contemporain, avec les héros ou les modèles ?

Nathalie Heinich, en quel sens peut-on dire que « l’admiration est un opérateur de singularité » ?

Nathalie Heinich : Lorsqu’il y a un phénomène de construction d’admiration qui se crée avec un Héros, un Saint ou un Génie, les trois grandes formes de ce que j’ai appelé grands singuliers, il y a nécessairement une dissymétrie qui se crée entre l’unicité de l’admiré et le grand nombre des admirateurs. Évidemment, la grandeur de l’admiré est
proportionnelle au grand nombre des admirateurs. C’est cette dissymétrie qui rend d’autant plus manifeste le caractère insubstituable du grand singulier. On emploie beaucoup aujourd’hui le mot singularité dans le sens de spécificité. C’est très dommage, car ça lui enlève une autre dimension : singulier signifie aussi hors du commun, bizarre, irréductible aux canons. En ce sens, la singularité est toujours problématique, toujours prise entre le discrédit et l’admiration. Le cas de Van Gogh est un bel exemple du passage de l’un à l’autre.

VACARME : Van Gogh est-il un modèle ou un héros ?

Nathalie Heinich : Ce que j’ai essayé d’étudier à propos de Van Gogh, c’est la circulation entre les trois figures de ce que j’ai appelé les trois grands singuliers : le héros, le saint et le génie. Les saints se singularisent par leurs sacrifices, les héros par leurs actes, les génies par leurs œuvres. Aussi le saint est-il essentiellement passif, le héros, actif, et le génie, créatif. Au contraire du maître, qui peut être un objet d’admiration beaucoup plus personnel, ces figures supposent une glorification collective.

VACARME : Vous pourriez préciser cette distinction ?

Nathalie Heinich : La particularité du maître comme du modèle, c’est qu’ils sont bons à imiter. Si quelqu’un est un maître, c’est que quelqu’un d’autre a décidé qu’il pouvait l’imiter ou qu’il voulait lui ressembler. Par contre, le saint, le héros et le génie peuvent l’être sans que pour autant chaque admirateur se donne pour but dans sa vie de l’imiter. On peut vouloir imiter Sainte Thérèse, Napoléon et Michel Ange, mais ce n’est pas obligatoire. Quant à savoir ce qu’a été Van Gogh par rapport à ces différentes figures : pour certains, il fut un maître, pour tous les peintres qui se reconnaissent en lui. Il a pu être un modèle pour son éthique ; la différence est importante, car le modèle est modèle soit par sa bonté intérieure, soit par sa beauté extérieure, alors que le maître est maître par son savoir. On voit surtout, à son propos, se déplacer les phénomènes d’admiration entre les pôles, encore une fois, du saint, du génie et du héros, avec, pour la première fois dans l’histoire, une très forte projection de la figure du saint sur la figure de l’artiste.

VACARME : Qu’en est-il de l’admiration pour Van Gogh chez des non-peintres, dans d’autres disciplines ?

Nathalie Heinich : Dans ce cas, l’admiration de sa peinture est quasiment marginale, c’est par son caractère de sainteté laïque qu’il a pu devenir un tel phénomène. L’admiration pour la peinture de Van Gogh ne vaut alors que parce qu’il a été une figure de sainteté. Valerio Adami dit de Van Gogh qu’il est « un grand artiste greffé sur un peintre médiocre ». C’est la première fois, dans l’histoire, que l’on peut être admiré en tant que créateur non pas pour ses qualités spécifiques de créateur, mais comme modèle de vie, d’éthique, d’existence. Il y a pour la première fois, autour de Van Gogh, une dissociation entre le peintre et l’artiste.

VACARME : Un modèle appelle-t-il à la fois la capacité d’admiration et la critique de l’admiration ?

Nathalie Heinich : Ce que permet le maître, le modèle ou éventuellement le héros, c’est une forme de jouissance très particulière : la jouissance de reconnaître une supériorité hiérarchique. Pour reconnaître en quelqu’un une figure totalement admirable, il faut accepter que ce quelqu’un soit supérieur à soi, il faut sortir d’un espace de rivalité. Je crois que c’est un moment capital pour comprendre l’admiration.

VACARME : Pierre Serne, dans votre étude sur l’identité communiste en France, quels modèles avez-vous rencontrés ?

Pierre Serne : Dans les entretiens que j’ai menés, trois militantes communistes font spécifiquement référence à un père mort pendant la guerre. Pour celles-ci, un tel sacrifice ne pouvait pas être vain. Aussi se sont-elles sacrifiées à leur tour, pour la cause : trahir l’engagement, ç’aurait été trahir le père, trahison d’autant plus forte que l’on trahit un père mort. Ce modèle n’a pas eu à souffrir de l’effondrement de l’URSS. À côté, il y a d’autres figures héroïques, la question des grands référents, on pense tout de suite à Marx. Ce que l’on a remarqué pour les communistes français, c’est une tendance à gommer le référentiel marxiste en 1992-1993. Même si beaucoup affirment qu’il ne faut pas jeter tout Marx. C’est un modèle explicatif, mais pas un instrument exclusif, il ne faut plus l’avoir pour unique référent.

VACARME : Y a-t-il d’autres modèles que ceux-là ?

Pierre Serne : Encore une fois, ceci porte sur un corpus d’entretiens et n’a pas valeur de généralité. Il n’y a pas dans le communisme français de référence à des modèles, des maîtres ou des héros extérieurs au monde communiste, au PCF. Ceci renvoie à ce qu’était le PCF : un système très clos sur lui-même. Appartenir au PCF, c’était avoir à se défendre d’être communiste, à défendre sa propre identité. Le mouvement communiste avait une forme familiale et religieuse. Pour les militants qui venaient d’une famille communiste, il y avait continuité entre celle-ci et le PCF. Pour ceux dont la famille était anticommuniste, le militantisme correspondait à la recherche d’une nouvelle famille ou de nouveaux héros. J’ai beau chercher, il n’y a pas de référence hors de ce monde. D’où le fait que lorsqu’il y a rupture, à partir du moment où on perd sa propre identité, on ne reprend pas de nouveaux modèles et de nouveaux héros. Ce qui tombe avec la chute de l’URSS et une partie de l’idéal communiste, c’est l’attachement à des héros incarnés dans un certain nombre d’individus : Staline, Lénine, Marx, Thorez. Dans le réaménagement de l’idéal, il faut
éliminer les incarnations. On garde des valeurs générales, le bonheur des gens et on ne va pas essayer de trouver de nouveaux héros ou d’en chercher au dehors.

Il y a là une source de souffrance physique (le suicide a été une solution pour certains) : après des désillusions cruelles, on a peur de risquer une admiration dont on sera peut-être déçu plus tard. Peut-on oser une admiration dont on aurait un jour à se mordre les doigts ? Il est impossible de renier le héros mais en même temps on sent à quel point on est piégé par ce maître et ce modèle. C’est ingérable.

VACARME : Claude Gautier, votre travail de traduction est-il guidé par une admiration envers ceux que vous traduisez ?

Claude Gautier : Les textes sur lesquels je travaille, des textes anglais du XVIIIe siècle, je ne les admire pas. Dans le travail de microlecture, de décomposition des textes qu’implique une traduction, ce qui aurait pu être une relation de proximité a eu pour effet de distancier. Les textes que j’ai traduits m’ont permis d’attribuer de la valeur à d’autres textes : par exemple, traduire La Théorie des sentiments morauxd’Adam Smith a revalorisé Hume dans mon esprit. Cela m’a permis de comprendre pourquoi d’autres pensées, d’autres systèmes d’écriture étaient plus dignes d’admiration.

VACARME : Pourquoi, alors, avoir choisi de traduire ce texte ?

Claude Gautier : Dans le cas de La Théorie des sentiments moraux, nous nous sommes
intéressés à un vocabulaire des passions et des sentiments bien précis qui n’avait pas été abordé auparavant. En travaillant sur cela, nous avons découvert d’autres aspects du texte moins attirants. Ce sont des raisons pour lesquelles il faut distinguer un texte technique d’un texte littéraire : le rapport à la traduction n’est pas le même. Il y a une dimension professionnelle et une dimension technique qui font que l’on a envie de restituer des aspects différents. Lorsqu’on travaille dans la traduction, il y a une multiplicité de points de vue et d’exigences. Par exemple, ce qui nous a déçus, c’est que le jeu des exemples, dans ce texte, est extrêmement trivial. Nous nous sommes rendu compte que tout un pan de l’univers textuel ne résistait pas.

VACARME : Bernard Jeannot, en tant qu’administrateur du Panthéon, vous êtes bien placé pour observer les pratiques d’admiration...

Bernard Jeannot : Je m’occupe de l’Arc de Triomphe et du Panthéon à la fois. L’Arc de Triomphe est un lieu où se pratiquent des cérémonies du souvenir plutôt que de l’admiration. Pour le Panthéon, c’est différent. C’est la basilique toute jeune, vive, voulue par Louis XV, et transformée par la Convention en 1791 en sépulture pour les grands hommes. La Révolution française y a porté deux personnages fondateurs de la France : Voltaire et Rousseau. À partir de Napoléon, chaque régime a cherché à s’enraciner dans une légitimité historique traduite dans la décoration du lieu. Tout acte de panthéonisation est un acte éminemment politique : la Convention y a porté Mirabeau, Mitterrand y a porté Pierre et Marie Curie...

Ce qui m’intéresse actuellement, c’est de montrer comment les personnages enterrés au Panthéon ont été l’objet de mythes extraordinaires. Je prépare une exposition qui s’intitule : « Léon Gambetta, un saint pour la République ». Quand il est mort, on l’a découpé en morceaux. Un œil à Brive, une jambe ailleurs. Il y a eu une production journalistique, artistique extraordinaire, on a fait des assiettes et des pendules avec l’image de Gambetta parlant à l’Assemblée. Tous ces personnages, à leur époque, ont engendré une admiration extrêmement puissante. De même pour Guynemer qui est mort le 11 septembre 1917 : c’est encore un héros, un mythe.

VACARME : Voltaire, dans une de ses lettres philosophiques écrites d’Angleterre, s’étonnait que des grands hommes soient offerts en pélerinage, alors qu’à Saint-Denis il n’y a que des rois. Le Panthéon est un monument du XVIIIe mais est-ce que sa construction ne correspond pas à un moment où la patrie a besoin de saints laïcs, d’un lieu de péleri-nage ? Deuxième question : est-ce qu’il a des campagnes de dépanthéonisation ? Est-ce qu’il a des gens qui s’offusquent de ce que certaines personnes soient offertes à l’admiration publique ?

Bernard Jeannot : Dans l’his-toire, le premier entré, Mirabeau, en est sorti deux ans plus tard. Marat a fait un passage encore plus rapide : il n’est resté que deux mois. Il pourrait y avoir une campagne de presse pour la dépanthéonisation d’André Malraux ! Tous les 22 janvier, lors de l’anniversaire de la mort de Louis XVI, nous sommes très vigilants, car il y a encore des gens qui considèrent que le Panthéon a été volé à l’Église ; et il y a des gens qui, au plus niveau de l’État, consi-dèrent que le Panthéon doit redevenir un monument religieux, la Basilique Sainte-Geneviève. L’Arc de Triomphe, c’est moins conflictuel : il n’est revendiqué, depuis 1921, que par les anciens
combattants. Il n’empêche qu’idéologiquement l’Arc de Triomphe est à droite et le Panthéon est à gauche. C’est comme pour les manifestations : n’importe qui ne défile pas n’importe où. Par exemple, François Mitterrand est allé à l’Arc de Triomphe déposer une gerbe parce que c’est le rituel de la République, mais aussi une rose sur le tombeau de Jaurès...

VACARME : Que vient-on voir au Panthéon ?

Bernard Jeannot : Dans la crypte du Panthéon il n’y a rien à voir. Les tombeaux sont des boîtes rectangulaires, dont la majorité est vide : pour tous les personnages enterrés au XIXe voire au début du XXe, il ne reste rien des corps. A-t-on besoin d’être sûr d’avoir en face de soi un corps pour se représenter un person-nage dans son actualité, ses erreurs, le combat qu’il a mené ? Je crois que l’on est totalement dans le symbolique. La crypte du Panthéon est un jardin de l’esprit.

Pierre Serne : Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous. Durant mon service militaire, je faisais visiter le tombeau de Napoléon. L’une des questions qui revenait tout le temps était : « Est-ce qu’il y a vraiment des restes dans le tombeau ? ». Il fallait expliquer dans quel sens était le corps, ce qu’il y avait avec lui, s’il avait brûlé... Les gens ne s’intéressaient pas à l’Histoire, mais venaient pour toucher du doigt le personnage en question. Ce n’est pas seulement vrai du grand public. Lorsque Fidel Castro est venu en visite à Paris, on l’a vu au petit matin venir toucher le tombeau de Napoléon. Des gens dont on pourrait penser qu’ils sont au-delà de cette incarnation ont besoin d’une réalité tangible.

Bernard Jeannot : C’est vrai. Si l’on pouvait avoir des sépultures transparentes, il n’y aurait pas 400 000 personnes au Panthéon mais 4 millions !

VACARME : Fabien Lerat, dans votre travail artistique, vous niez tous les modèles et tous les héros, vous revendiquez un héritage sans que pour autant il porte un nom. Peut-on hériter sans tradition, sans modèles, sans maîtres et sans héros ?

Fabien Lerat : Je ne sais pas ce que c’est que l’admiration. Je réagis par le cri des anarchistes : ni dieu ni maître... Mes œuvres sont des pièces qui sont destinées à produire certains effets. Je crois que ce sont des pièces qui fonctionnent par l’envie que l’on a d’elles et non des processus d’admiration. L’admiration me semble être un processus vertical. Mes œuvres voudraient s’inscrire dans une transversalité.

Nathalie Heinich : Avez-vous un maître ?

Fabien Lerat : J’ai un mètre-étalon...

Nathalie Heinich : S’il y a une jouissance à reconnaître des maîtres, il y en a aussi une à les déboulonner. La question est-elle plus prégnante en arts plastiques qu’ailleurs ?

Fabien Lerat : Je me sens mieux à ne pas vénérer quelqu’un que l’inverse. Je suis peut-être un ingrat complet, mais je ne suis pas venu à l’art par l’art, donc je ne peux pas me situer dans un système de références auquel je correspondrais et qui me répondrait. Un artiste qui s’appelle Giuseppe Penone remarque quelque part que si l’on rassemblait son père, le père de son père, et ainsi de suite en remontant jusqu’au début de notre ère, cela ne ferait jamais que 250 personnes. C’est à peu près ce qui tient dans un wagon de métro... Une petite communauté, en tout cas. Si je suis arrivé à cette disci-pline, ce n’est pas en admirant une œuvre ou un homme mais des sensibi-lités. Au moment où j’ai découvert et apprécié le travail de Paul Klee, j’avais en même temps un intérêt pour Schoenberg et Robert Musil. Ce n’est pas par les arts plastiques que j’en suis venu à mon travail actuel.

Post-scriptum

Nathalie Heinich, sociologue au CNRS, a publié La Gloire de Van GoghEssai d’anthropologie de l’admiration (Minuit, 1991). Pierre Serne et Olivier Le Guillou, historiens, viennent de publier, sous la direction de Michèle Bertrand, La reconstruction des identités communistes en Europe (L’Harmattan, 1997). Fabien Lerat est peintre et sculpteur. Bernard Jeannot est administrateur du Panthéon et de l’Arc de Triomphe. Claude Gautier, spécialiste de philosophie politique, a traduit Ferguson et Adam Smith.