courrier des lecteurs

Chers amis,

L‘idée d’affranchir la réflexion sur le désir de ce que Deleuze appelait le « sale petit secret » (interview au Magazine Littéraire, 1989) peut sembler libératrice et opportune, à condition qu’elle ne cautionne pas un antipsychanalytisme primaire. Tout est affaire de nuances et de souplesse conceptuelle.

J’ai beaucoup aimé l’article de Bernard Morlin parce qu’il assume avec joie une sorte de « pandésirisme » absolu (si j’ose ce néologisme copié de pansexualisme). Mais sa volonté obstinée, très antipsychanalytique, de couper le désir du déterminisme sexuel (l’article parle de certains désirs « désexualisés ») conduit à de curieux mélanges d’anathèmes qui jettent dans le même panier (dernier paragrpahe de l’article) les « pudibonds d’aujourd’hui qui nous enjoignent, autant qu’ils peuvent, de parler de sexe » et les chantres de l’amour-passion.

Il en résulte une appréhension très forte du désir, lequel devient une sorte d’entité métaphysique qui ne se laisse enfermer dans aucune causalité, ni aucune catégorie intellectuelle fixe - de sorte qu’on n’en rend compte que par l’anecdote, du frigo au frémissement de la peau.

Accessoirement ce désir omniprésent et impalpable se transforme en arme polémique contre les façons d’être que l’on refuse (tant l’amour-passion que la réduction sexuelle).

Et l’on touche, de la sorte, à la dimension à la fois sublime et problématique du deleuzisme : une libre spéculation qui ouvre des fenêtres sur tout, mais finit par laisser entrer les courants d’air de la métaphysique.

J’ai bien peur que ce désir que l’on voit partout, et que VACARME brandit comme un étendard soit au nombre de ces fictions volatiles qui, prétendant rendre compte de tout, ne renvoient qu’à elles-mêmes, faute d’être replacées dans un contexte théorique rigoureux (en l’occurrence, pour le désir, la psychanalyse).

À très bientôt,

Christophe Coléra

Réponse

Cher Christophe,

D’abord une précision, dite « du chaudron » : 1) il n’y a aucun sens à se proclamer deleuzien, vue la pensée en patchwork de Deleuze, et vacarme s’en garde bien ; 2) mon texte sur le désir de l’ami n’est pas à proprement parler deleuzien, en tout cas pas « anti-psychanalytique » (l’idée de désexualisation est d’abord freudienne, pour expliciter le concept de sublimation) ; 3) à vacarme, nous ne sommes malheureusement que quatre deleuziens (F. Rosset, J. F. Sarpi, P. Zaoui et moi-même - on nous appelle la bande des quatre).

Maintenant, sur le « fond » de l’affaire : peut-on penser le désir en dehors d’un cadre théorique rigoureux (la psychanalyse ou autre chose) ? Oui, mille fois oui. On n’encadre pas le désir, sauf à le réduire au principe de plaisir ou au « manque-à-être-qu’est-la-vie », sauf à perdre de vue sa nature essentiellement créatrice, donc mystérieuse, métaphysique si vous voulez. Ce qui ne veut pas dire opposer « le » désir à l’amour-passion ou au plaisir. Il n’y a pas d’opposition. Simplement, le désir ça s’agence, ça se bricole, ça se travaille, alors que face au plaisir ou à la passion, on ne peut jamais faire grand’chose (« ça » tombe dessus et contre « ça », on ne peut généralement rien). Alors prendre le point de vue des agencements de désirs plutôt qu’un autre revient seulement à essayer d’être le plus positif et le plus roboratif possible - pas à faire l’apologie du désir en soi ou à fonder un nouveua réductionnisme (« pan-désirisme »). C’est tout.

Amicalement,

Bernard Morlin