quand ça fait mal, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie... ?
par François Mortier
Une fois mise au point la contorsion adéquate, je lui montre fébrilement l’anfractuosité. D’un doigt indécis. Là où je l’imagine être, car le relief enflammé ne permet pas une localisation précise. Mais comme on n’y voit plus rien, il faut bientôt renoncer à ce doigt. Les muscles peuvent au moins se détendre. Toutefois ça ne dure guère. L’espace à nouveau bascule, et, glissant à l’horizontal, un jet de lumière dilate violemment les yeux. Alors, elle se penche et des cheveux frôlent les paupières. Il convient d’écarter davantage. Un doigt recouvert de caoutchouc se promène doucement le long de la paroi. Dans cette position, la tête masque partiellement le projecteur et son visage apparaît mieux. La respiration est à peine perceptible. Elle est toute à sa recherche, gravité, maîtrise et indifférence.
La main étouffe un hurlement. Cette première tentative a failli coûter un doigt mais les traits demeurent impassibles. Elle introduit maintenant un petit miroir rond recourbé comme une cuillère et reprend son exploration en tapotant légèrement, millimètre par millimètre. Le martelet résonne en ondes douloureuses. À ce rythme, le risque d’évanouissement n’est pas nul et la main étouffe bientôt un autre hurlement. Interruption.
À quelques centimètres, le visage à présent dissimulé sous un masque transparent reflète la figure. La bouche appareillée n’y est plus qu’un cri muet, figé, écartelé. Nos yeux sont presque superposés. Envie de parler mais elle ne parle pas et déjà la seringue s’approche. Au début ça risque de faire un petit peu mal. Le souffle est coupé et les muscles bandés jusqu’au point de rupture. Illusoire de chercher à isoler une pointe de douleur dans ce chaos de souffrance. Mais ça a dû faire un petit peu mal lorsque le dard s’est enfoncé dans la chair. J’ai cru percevoir une infime note aiguë. Elle tourne la tête et je disparais de son visage. Je devrais commencer à ne plus rien sentir. Il se pourrait en effet qu’une non-douleur monte progressivement. Le temps s’ébranle à nouveau et les pulsations du coeur s’espacent. Bientôt, la face est inhibée et la moitié du nez a disparu. J’ai oublié ce que je devrais ressentir si je sentais encore quelque chose et c’est signe qu’on peut y aller.
Un bras articulé grince en survolant la zone. Éclipse de projecteur. Je réapparais dans le masque. Le vrombissement de l’insecte est de plus en plus strident, il érafle la commissure des lèvres en pénétrant à l’intérieur de la bouche. Elle se baisse un peu plus encore jusqu’au moment où nos deux paires d’yeux n’en font plus qu’une. Une odeur de viande grillée se mêle soudain au cri d’un million de rats. Tétanie, corps arqué, bras et jambes en haute tension. La main gauche reste libre, prête à demander grâce, mais la voit-elle seulement ? Ne pas en abuser cependant, c’est peut-être une question d’honneur. Ce quasi corps-à-corps impose un rôle qu’il faut savoir tenir. Pas de pardon à implorer, repoussons les limites où la peur et la douleur se muent en plaisir pur... Un râle parvient à se frayer un chemin à travers le fatras métallique. Mais elle n’a pas dû comprendre et la galerie continue de céder à ses savants assauts. Le tube aspirateur hoquète en évacuant les débris dans un glougloutement obscène. La sueur perle. Le masque se couvre d’une multitude de points rougeâtres. Peut-être n’a-t-elle pas voulu comprendre... Tenir le rôle. Ca ne fait toujours pas mal ? L’effort est haletant. Est-ce encore censé faire mal ? Dans l’étrange hybride que nous formons désormais, l’un n’est plus le prolongement de l’autre. Au-delà du mal, c’est une présence inédite en bordure du néant. La limite est atteinte.
Elle a enfin vu la main. Impression d’être avalé par des sables mouvants. Les yeux sont inondés. Oui, ça a dû fait très mal. Le silence se répand et chacun reprend corps.
La première injection s’avérant insuffisante, la seringue a fait une nouvelle fois son œuvre. Il s’en est suivi une longue plage de volupté scandée par de puissantes palpitations. J’ai reposé un instant la tête sur le côté. Toute douleur chimiquement abolie, elle est parvenue à abattre sans un râle le pan putréfié. Après quoi elle a pu limer tranquillement les orifices, en des gestes brefs et résolus, cependant que je cherchais à capter son regard pour y quêter je ne sais trop quel indice de soulagement. J’ai voulu voir les nerfs mais elle ne me les a pas montrés : ça ressemble à de minuscules fils blancs. J’aurais pu insister mais c’est toujours elle la maîtresse du jeu. Quand elle m’a demandé de me rincer, j’ai eu toutes les peines du monde à faire disparaître dans le crachoir un lourd flux de salive rouge qui restait obstinément accroché à mes lèvres. Elle avait beau me tourner le dos, j’en éprouvais quand même une légère honte. Au moment d’introduire le pansement, elle ne portait plus son masque et je n’ai plus osé regarder ses yeux nus. De longs cheveux lui collaient aux tempes. Elle aussi avait transpiré. Une forte odeur de clou de girofle a investi la pièce.
Elle m’a timidement réclamé 350 francs. Nous avons fixé un prochain rendez-vous. Je lui ai tendu un peu gauchement la main. Elle a rougi en me tendant la sienne et, comme les fois précédentes, il n’y eut pas d’autre mot.