désirs de paresse, désirs pour zombies

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C‘est un trait et une figure d’époque : le zombie, la loque, l’effondré. En très léger mais essentiel décalage avec le « branleur-glandeur » d’antan. Le branleur d’hier voulait... ne rien faire - il y avait là encore une véritable volonté, de véritables désirs de paresser, de buller, de perdre son temps, désirs encore assez affirmatifs pour être joyeux, voire politiques sur le mode de la résistance passive mais révoltée contre l’« époque », le « système », le « capitalisme universel » : « mieux ne rien faire, mieux notre propre sous-développement, mieux l’affirmation systématique de la paresse goguenarde, que le monde et l’esclavage qu’on nous propose ». C’était du Beckett charmant : « Ne rien faire : quel filon ! »

Le zombie ou l’effondré d’aujourd’hui ne veut plus... faire quoi que ce soit, il ne veut plus rien du tout, pas même la paresse, pas même le néant. Ce n’est même pas dramatique, mais c’est assez consternant, d’autant qu’on ne revitalise pas un zombie par une nouvelle éthique du travail, un sens renouvelé du tragique, une apologie des désirs débridés ou de la révolution finale, sinon ça se saurait. D’autant surtout que le zombisme, ce n’est jamais en premier lieu la maladie de l’autre - à l’heure où il est devenu si difficile de croire en la parousie ou en la lutte finale, on en porte chacun sa part d’ombre : le nihilisme de l’athée, le désespoir et l’acédie du croyant, les aboulies et les catatonies récurrentes du génie. Mais plutôt que de vitupérer éternellement l’époque, l’effondrement de ses horizons, les difficultés de la crise et l’absence d’espérance, on ferait peut-être mieux de rechercher ce qui peut nous réapprendre à désirer un peu en période de zombification intégrale. À coup sûr, s’inscrire à l’« école du paresseux » pourrait être éminemment salvateur (rappelons-nous qu’au temps béni des Athéniens l’école était l’heur des seuls oisifs).

Le grand paresseux, l’authentique glandeur affirmatif, atteint en effet à des formes de raffinement du désir tout à fait insoupçonnées, une fois éventée la farce qui voudrait que paresse signifie nécessairement la libido réduite à son étiage. La démonstration la plus manifeste s’en trouve sans doute dans les jeux de l’amour. En amour, la paresse se nomme lascivité : le corps qui s’allonge et languit, laisse négligemment les vêtements bâiller de toutes parts, et s’offre aux regards, aux caresses, aux emprises, jusqu’à s’abandonner entièrement aux désirs de l’autre. Ce n’est pas là se faire objet pour l’autre mais à la fois laisser tout désir remonter à la surface de la peau, se plier et se contourner à même cette surface pour suivre chacun de ses mouvements les plus imperceptibles, et réapprendre à jouir du simple désir de l’autre, à régler son propre désir sur les parades et les prouesses de l’autre nées de l’exhibition en surface de sa propre demande, et ainsi à atermoyer indéfiniment pour préserver le désir d’une satisfaction trop brutale et un peu vaine. En bref, parvenir à désindividualiser et dénarcissiser le désir. Il y a là de l’offrande généreuse et de la dévoration sourde, prairie et tarentule, et il faut y mettre toute sa grâce, et sa patience et sa persévérance, aux antipodes des demi-vouloirs attristants de l’effondré - on se touche un peu, et on s’endort juste après. Le lascif paresseux apparaît ainsi comme un grand artiste du désir, amoureux des surfaces, amoureux des gestes partiels, amoureux de l’atermoiement qui est la seule manière qu’a le désir de persévérer dans son être, et sauvant donc à la fois ses propres désirs et ceux de l’autre de la profondeur du sens, de cette caverne aux angoisses de castration et aux fantasmes d’ultime maîtrise.

Mais c’est encore bien au-delà des seuls jeux du sexe et de la jouissance que le grand paresseux nous apprend à échapper à la sombre rengaine des zombies qui font un peu de tout et font tout de travers, qui ne savent plus ni faire, ni ne rien faire. Il n’y a pas de grands désirs, raffinés et durables, qui n’aient besoin d’attente, de maturation, de lenteur et de langueur. Vache contre fourmi. Et dans tous les domaines, le paresseux le réapprend mieux que personne : laisser venir, laisser couler, contempler avant de prétendre saisir, s’offrir avant de prétendre posséder, ne rien faire pour laisser justement la possibilité à quelque chose de nouveau d’advenir enfin sur soi, à travers soi, par soi mais jamais en soi : « continue, je sens que ça vient ». Ainsi, même les heures de travail les plus intenses, les plus fécondes, les plus créatrices, ne peuvent qu’être entrelacées à des moments de paresse indéfinis qui ne sont pas des pauses ou des repos, encore moins des abandons ou des détentes (lire de vieux journaux, téléphoner à n’importe qui, allumer la télé...), mais de purs moments d’attente, à genoux sur le néant, d’un « quelque chose de quelque chose ». Le seul enjeu n’est pas d’être vif ou actif « en soi » mais de préserver la différence de potentiel. Non pas boulot-dodo, mais rendre indiscernables paresse et travail, passivité et activité, jusqu’au point où l’on peut enfin resaisir dans toute sa vérité combien le désir n’est pas affaire de volonté. Et c’est en ce sens que le grand paresseux moderne, l’ami des désirs, le grand innocenteur des désirs, est encore bien plus sage que toutes les sagesses antiques ou orientales : l’ataraxie, le nirvana, l’atman, non comme stade final ou comme idéal, mais comme condition première à l’émergence de désirs glissant enfin sur la surface sensuelle du corps jusqu’à l’infini. Douce philosophie du « ça » : je ne fais pas ceci ou cela, je laisse le temps que « ça » vienne. Et si rien ne vient ? Mais ce n’est là qu’une peur de laborieux ! Le paresseux a compris d’avance que, face aux désirs, il n’y a rien à se prouver à soi-même et qu’il n’y a rien à craindre : des désirs, il en vient toujours, et plus ils seront petits, et plus ils seront imperceptibles, plus ils seront subtils, et jouissifs, et légers.

Réapprendre la grande paresse et non pas la paresse à demi, c’est ainsi réapprendre à perdre son temps à soi pour le rendre aux désirs impersonnels qui viennent toujours d’ailleurs et se connectent avec ceux de l’autre ou des autres jusqu’au point où l’on ne peut plus dire « je désire », « j’ai des désirs », et encore moins « désire ! », mais plus simplement, et bien plus innocemment, « il y a du désir dans cette boutique ». Et c’est sans doute cela seul qui pourra peut-être sauver le zombie de lui-même, lui apprendre non plus à s’inquiéter de son propre état, mais à le poursuivre jusqu’au bout, jusqu’à cette surface pleine et sans profondeur sur laquelle pourront refluer enfin tous les désirs du monde, toutes ces petites lignes impersonnelles de vie pure. Le surmenage est l’hygiène des forts, disait, paraît-il, Herriot. On penserait plus volontiers que ce n’est là que le privilège des âmes sèches, stériles, et apeurées d’elles-mêmes.