Vacarme 03 / éditoriaux

24 mai 1997

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J’ écris ces lignes avant le premier tour des élections, vous les lisez après le second. Situation bizarre : rien sur le résultat des urnes, que vous connaissez, mais pas moi. Situation intéressante : on peut tourner son attention vers le geste même de l’élection, et remonter de l’urne à l’isoloir.

Voter ne va pas de soi : que la conquête du suffrage ait été un grand combat de nos grand-mères et de nos arrière-grand-pères ne nous paraît plus un motif suffisant pour sacraliser le vote. Nous nous méfions des risques paradoxaux de dépolitisation de l’électeur : on fait « son devoir de citoyen », on se donne le léger frisson d’exercer fu-gitive-ment la Souveraineté dans le minuscule espace-temps de l’isoloir, et ayant voté on est quitte — ouf, le vote nous débarrasse de la politique ! Si voter c’est comme donner 200 F au Téléthon, pour surtout ne plus y penser, pour se payer le pauvre luxe de se débarraser l’esprit des questions embêtantes et insolubles, et pour ne plus bouger, alors ça ne va pas. À insister exclusivement sur le vote on risque de délégitimer et de dépolitiser toutes les actions, toutes les mobilisations et tous les projets.

Mais plus dangereux encore sont les discours du genre « voter ne sert à rien ». L’ultra-gauchisme rejoint ici l’hyperrationalisme hypercritique : du point de vue des théories de « l’action rationnelle », voter est un acte peu rationnel, car il n’y a nulle proportion entre l’effort que me demande le geste de voter (temps perdu, hésitations, conflits avec son entourage, etc.), et l’influence de mon vote sur le destin du pays (une voix de plus ou de moins sur 39 millions !), a fortiori sur mes propres intérêts.

Alors ? Alors ces raisonnements portent à faux. Des deux machines démocratiques que sont l’urne et l’isoloir, ils n’en envisagent que la première, et encore de manière partielle. Nul ne sait en effet jamais d’avance le poids effectif qu’aura sa voix. Je suis toujours réjoui quand un candidat passe avec cinq ou dix voix seulement d’avance, et même une seule voix de différence. C’est arrivé aux der-nières cantonales dans la Creuse, et il y a des Creusois qui ont dû regretter de s’être abstenus. La démocratie est une sacrée boîte à surprises, les élections présidentielles iraniennes viennent de nous le rappeler. De plus, voter c’est disposer librement de l’affectation de 57 F 50 : chaque voix apportée à un parti lui assure un financement public de 11 F 50 pendant cinq ans (à condition qu’il présente au moins 50 candidats). Quant aux résultats proprement électoraux, au premier abord, c’est simple. Il y a les gagnants et les perdants. L’urne est une machine à choisir des gouvernants et à en écarter d’autres. Mais, au deuxième abord, l’urne est aussi une bizarre machine herméneutique : outre ses résultats, qui font loi, le vote contient des « messages ». Valéry Giscard d’Estaing et Serge July sont nos grandes pythies des interprétations sophistiquées : « les Français ont voulu délivrer un message très complexe, exactement calibré, etc. » (la grande différence est qu’en général Giscard décrypte le message avant même de l’avoir reçu). Sur le principe, ils ont quand même raison : voter c’est envoyer des signaux, obscurs mais résistants, et c’est une faculté qu’il ne faut pas abandonner.

Tout cela ne concerne que l’urne, c’est-à-dire les effets du vote, choix des gouvernants, message, financement des partis. Mais avant l’urne il y a l’isoloir, machine politique qui me paraît encore plus intéressante. Machine au sens matériel déjà : un espace clos par des rideaux, une petite planchette pour laisser traîner les bulletins dont on n’a pas voulu (et aussi pour démoraliser l’adver-saire), cela tient de l’alcôve, du confessionnal, et de la loge de théâtre, enfin on est seul et c’est important. Il a fallu du temps pour impo-ser l’isoloir (en gros depuis le début du XXe siècle en France, et encore ça résistait à l’isoloir dans pas mal de villages corses), condition concrète nécessaire pour arracher l’électeur aux pressions de l’entourage. Or si le résultat des urnes est toujours une surprise pour les observateurs, le résultat de l’isoloir peut en être une pour l’électeur lui-même. On va voter en même temps que son copain ou sa copine. À 10h25 c’est : « Cette fois-ci les socialo c’est terminé, je ne vote plus pour eux ». Et à 10h35 : « Finalement j’ai voté Jospin » — ou l’inverse. Je ne vois là ni inconstance ni incertitude, mais un sympathique effet de l’isoloir qui est, non moins que l’urne, une boîte à surprises. Cet objet vaguement ridicule est une formidable machine à produire de la réalité politique dans le sujet votant — et là où il y a réalité, il y a forcément surprise, tout ce qui est vraiment réel et vivant est toujours surprenant. C’est dans l’isoloir que je cesse de jouer : on s’est tous imaginé émettant des votes absurdes, parce que rêver ne coûte rien, et ça peut défouler, mais là il y a une enveloppe et un bulletin à mettre dedans. Épreuve de réalité parfois difficile : aucun des bulletins proposés n’exprime exactement ce que je souhaite, il me faut répondre à une question que je juge mal posée, mais la politique est ça aussi même si elle n’est pas ça seulement.

Dans le geste de voter, dans l’isoloir donc, car quand j’approche de l’urne avec mon enveloppe, mes jeux sont déjà faits, j’éprouve la puissance proprement politique du au nom de. Au nom de quoi ou de qui vais-je voter ? Personne ne vote sans ce petit et abyssal décalage du au nom de : je vote au nom des intérêts supérieurs du pays, au nom des intérêts de ma classe, au nom des sans-papiers, au nom des pauvres ou des assujettis à l’ISF, mais forcément au nom d’un quelque chose (groupe, idée, projet, valeur) qui me déborde, qui me décentre, et à quoi je ne puis même pas m’identifier totalement. Je me détermine sans m’identifier : ça ressemble plus qu’on ne croit à l’autre politique, je veux dire celle qui n’a pas de date fixe, pas de terrain déterminé, pas toujours d’enjeu clair, mais où on essaye, à plusieurs, à beaucoup, de bouger et d’inventer un peu.