Vacarme 22 / Arsenal

Journal d’une femme de chambre : la lutte improbable des salariées d’Arcade

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Longtemps muettes, reléguées invisibles dans l’envers du décor, une trentaine de femmes de chambre du groupe ARCADE inventent, depuis le 7 mars 2002, une grève improbable. Tracts et remue-ménage dans les halls des hôtels ACCOR, improvisation d’un combat et apprentissage d’une histoire des luttes. Faty et les autres se souviennent des gestes harassants de la vie d’avant, et disent la conquête fragile d’une reconnaissance singulière et collective. Après le « voyage en Peugeot » de Vacarme n°21, deuxième épisode d’une enquête sur les formes de contestation de ceux dont on présuppose si souvent qu’ils n’en ont pas les »moyens ».

Elle s’interrompt, se plie, se déplie, étire les bras en l’air, les mains jointes, derrière la tête, bascule la chaise puis se met en boule. Quelques secondes de silence et elle reprend le fil. , mi-sourire, mi-appel au secours. Treize ans qu’elle répète les mêmes mouvements, dans le même hôtel, pour le même employeur. Accor, Arcade, Ibis ? Le 94, elle habite le Val-de-Marne, à Chennevières, près de Champigny. Se lève à 6 heures le matin, , le mari ?, elle n’en parle pas, à 7 heures, elle prend le bus 208 direction gare du RER, une heure et demie de transports en commun, : ligne A, changement à Châtelet-les-Halles, ligne B direction Massy-Palaiseau, stop à Gentilly, bus encore, 125, premier arrêt, deuxième arrêt, . L’hôtel Ibis-Montrouge, établissement du groupe Accor, deux étoiles, nettoyage sous-traité à la société Arcade. Entrée , comme les clients, mais toujours en décalé, sans contact, elle arrive quand eux partent et inversement. Petite main invisible et travailleuse, rapide et discrète, souple et précise. Une demi-heure pour tout préparer : elle, d’abord, se déshabiller, enfiler la blouse, rouge ou verte, le matériel ensuite, , le saut, le balai-brosse, le chiffon et les produits, celui pour la baignoire et le lavabo, celui pour les WC et celui pour les poussières. . Plus le déodorant . Plus les gants en plastique, .

A neuf heures, elle commence officiellement sa journée, telle qu’elle est décrite dans son contrat de travail. Pas de petit déjeuner prévu, . La gouvernante répartit les chambres en fonction de la fréquentation de l’hôtel et du nombre de femmes présentes : 15, 20 ou 30, . Elle monte à l’étage, prend un chariot et le remplit des X serviettes, tapis de bains, draps, taies d’oreillers, savons, shampoings, gels douche, gobelets. Les rouleaux de papier toilette, les pancartes pour le petit déjeuner ou Ne pas déranger et . . Chacune a son couloir, , et chaque couloir compte 20 ou 21 chambres. Toutes sur le même modèle. Globalement blanches. Carrées. Télé suspendue. De la 600 à la 619, ce sont les siennes. Mais ça peut être plus... ou moins. Il est neuf heures passé, et . « Tu commences par les départs, les plus sales et les plus longues, surtout quand il y a des familles, des miettes partout, du chocolat, des traces sur les murs, et après tu enchaînes avec les recouches, comme on dit, les chambres avec les gens qui restent, là tu dois ranger sans trop toucher sinon ils pensent que tu les voles, avec les vieilles chaussettes dans le lavabo et les grosses valises sur le lit ». Quelle que soit la somme de travail, (de chambres). A la chaîne, à la pièce. Les choses sales dans un grand , : le produit dans la salle de bain , ensuite le lit, la poubelle à vider, la poussière sur le poste de télévision, les tables de nuit, dans les tiroirs, frotter les plinthes, l’encadrement des fenêtres, nettoyer les vitres à l’intérieur, passer l’aspirateur, enfin la salle de bain et le sol à la serpillière. . .

Pliée, debout, accroupie, toujours les mêmes gestes, tous les jours, toutes les chambres, « et le pire c’est la grande glace, les mains en l’air à frotter, les bras fatigués, les jambes lourdes à force de se baisser et la gouvernante qui me crie du couloir d’aller plus vite, plus vite, mais on est comme un robot ou une voiture, quand on ne mange pas on devient faible ». . . Le tarif, c’est 3,6 chambres pour une heure de travail payée 7,16 euros, un peu plus que le SMIC. Pris à l’envers, ça fait moins de 17 minutes, ou encore 1,98 euros, par chambre. Pas de pause, pas de déjeuner, . . Et l’inconnu, c’est le nombre de chambres. Trois cars de touristes à l’improviste et la journée de travail s’allonge automatiquement. . Le repos hebdomadaire, un ou deux jours par semaine, , rarement le samedi et le dimanche, , pas toujours les mêmes jours et pas nécessairement d’affilée. tu travailles pendant une semaine sans arrêt et qu’on te demande de venir encore, on te met une mise à pied si tu refuses. Les vacances, , c’est là que les hôtels sont pleins. Disponibilité, flexibilité maximum au nom de l’imprévu.

Faty parle au présent, les gestes affleurent, machinalement, elle les exécute, dans le vide, pour montrer précisément, assise sur cette chaise du local de SUD-nettoyage, au dernier étage du 17 boulevard de la Libération, à Saint-Denis, énorme bâtisse rehaussée de drapeaux rouges solidaires. Indifférente à l’agitation extérieure, elle mime les mouvements, les uns après les autres, comme pour faire comprendre non pas la difficulté du travail, mais l’impasse dans laquelle il l’a menée. Elle s’est laissée prendre au piège, voilà le fond de sa colère. Et elle répète les gestes pour ne pas les laisser s’effacer de sa mémoire et conserver sa rage intacte. Car depuis le 7 mars, elle n’est pas retournée travailler. Début d’une grève illimitée, improbable et tenace. Huit mois d’une lutte défiant les lois de la pesanteur syndicale.

Elle, Faty, Seydi, Maria, Francette, Madame Etan. Une trentaine au début, moitié moins aujourd’hui. Des femmes, africaines, d’origines et de parlers divers, des Maliennes, surtout, mais aussi des Sénégalaises, une Mauritanienne, une Ivoirienne, mal à l’aise en français, peu soutenues par leur entourage (certaines sont retournées travailler sous la pression du mari après un coup de téléphone de la direction d’Arcade), sans attaches spécifiques dans le milieu associatif, peu syndiquées, disséminées sur différents lieux de travail sans pauses ni déjeuner pour se retrouver et parler des problèmes, habituées au va-et-vient des collègues, , s’identifiant aussi peu à Arcade (elles ne voient jamais leur employeur) qu’à Accor (leur contrat de travail ne dépend pas de la multinationale). Rien, ou presque, ne les prédisposait à la lutte. Et pourtant, voilà huit mois qu’elles tiennent la rampe, sans trop savoir où elles vont. Elles sont décidées à ne pas lâcher, pas maintenant, . Grève insolite et insaisissable, dure et désespérée. Quel en a été le déclencheur, d’où est parti le premier feu, comment s’est enclenché le mouvement ? Un sentiment longtemps enfoui, devenu soudain évidence insupportable. Un sentiment individuel passé collectif. Arrivées sur le sol français il y a une dizaine d’années, elles n’ont connu d’autre employeur qu’Arcade. Désemparées, isolées, percevant d’abord leur embauche comme une faveur, elles se sont progressivement étoffées et ont commencé à entrevoir l’existence d’un système. . . Une femme revient dans tous les témoignages, mythique, sans nom, ni âge, ni grade, possible source du conflit : . Trop de chambres à nettoyer, pas assez de personnel, des frictions avec la hiérarchie : elles se souviennent d’un été 2001 électrique. Des tracts sont distribués. Parmi les déléguées du personnel d’Arcade certaines pensent que le moment est venu. . Comme une traînée de poudre, la nouvelle d’une action se répand dans les couloirs des hôtels Ibis, Novotel, Mercure de Paris et de la région parisienne. Une trentaine de femmes, dispersées dans quatre établissements différents cessent le travail. Elles se réunissent, confrontent leurs expériences.

L’histoire de l’une est celle de toutes les autres. Les gestes, les horaires, les cadences, la paie, l’imprévisibilité, la fatigue. Une chose après l’autre, elles remettent tout à plat : le temps partiel subi, les heures supplémentaires, ni comptabilisées ni payées, les heures chômées, en cas de faible affluence, où, bien que présentes, elles sont considérées comme absentes. L’analphabétisme, comme critère d’embauche. « Si vous vous présentez sans savoir lire ni écrire votre nom et votre adresse, si vous êtes un peu timide, que vous venez accompagnées de quelqu’un, un frère, un mari ou une amie, alors, vous êtes embauchées, les autres, celles qui savent, qui posent trop de questions on ne les rappelle pas ». Révoltées, soudain surtendues, elles se décident à porter leurs revendications devant les tribunaux et les médias. 1/Elles se reconnaissent dans une histoire de travail commune. Leurs munitions, c’est l’expérience accumulée pendant dix ans. Elles ont engrangé des savoirs sur l’hôtel, ses rouages, ses dysfonctionnements, les rapports de force. Elles travaillent aux côtés d’autres femmes, salariées d’Accor, qui, elles, ont de meilleures conditions de travail. « Nous, chez Arcade, on n’a pas de pauses, elles si, elles ont deux fois plus de salaire à la fin du mois et font moins de chambres que nous, on doit faire tout un tas de petites choses en plus comme laver les rideaux, les tringles, les plinthes, les portes ». Elles sont parvenues à se constituer leur propre histoire et géographie du lieu et des conditions de travail. Elles ont appris à lire entre les lignes, elles connaissent les pour aller plus vite, contourner les obstacles, dominer la tâche. Elles n’ont plus peur de mal faire, d’être prise en défaut par leur supérieur hiérarchique. Elles ont gagné en assurance et, pourtant, elles se rendent compte qu’on leur en demande toujours plus. 2/ Elles voient le syndicat comme le lieu incontournable de connaissance, , de défense des droits des salariés, par où les problèmes peuvent se résoudre, à la fois révélateur et catalyseur. En même temps, elles estiment qu’il ne fait pas tout, , certaines taisent d’autres avouent leur déception. 3/ Elles sont portées, confusément, par d’autres mouvements de lutte contemporains. Devant le parvis du Tribunal de grande instance de Paris, sur l’île de la Cité à Paris, elles sont là, groupées, ce 5 novembre, au milieu des supporters de José Bové, de la CNT, de SUD, des Verts, de militants anti-mondialisation, de militants tout court. Sans savoir vraiment pourquoi, elles ont l’intuition que leur présence s’impose. . Comme si elles se nourrissaient de l’énergie traversée par ces réseaux sociaux de solidarité, souples et solides, présents sans être dévorants. 4/ Elles s’inscrivent dans une histoire des luttes dont elles convoquent des morceaux. Celles du nettoyage, en 1977 les Maliens employés de nettoyage du métro, en 1998 les agents de la Comatec, en 2001 ceux de Challancin. Celles des travailleurs immigrés, la grève des loyers des résidents des foyers de la Sonacotra, comparable par sa forme inattendue et l’incapacité des syndicats traditionnels à l’encadrer, mais différente par son ampleur (le mouvement étalé de 1974 à 1979 a concerné, à son apogée, quelque 20.000 travailleurs immigrés), par son objet même (les grévistes de la Sonacotra défendaient un habitat, un espace vital, une liberté de circulation, un droit de visite, plutôt que des conditions de travail) et par l’idée défendue par l’un des leaders du mouvement, Assane Ba, que ceux qui savaient lire et écrire seraient ceux qui feraient avancer les choses. Celles des sans-papiers, auxquels les femmes d’Arcade se mêlent à chaque occasion, tant les enjeux sont imbriqués, .

Huit mois de conflit et se posent les premières questions. Les actions font tenir, elles s’encouragent, se tiennent au courant, se téléphonent. Faty est toujours sur le pied de guerre, au salon du livre libertaire ce dimanche d’octobre, au 5eme conseil politique des femmes à Dusseldorf le week-end du 2-3 novembre, à la Bourse du travail avec le comité de soutien de MacDo tel ou tel mardi après-midi. En plein dans l’action, ici et maintenant. La technique adoptée est toujours la même : envahir les halls d’hôtels, , distribuer des tracts et informer les clients des conditions de travail. Dans un certain désordre, des manifestations sont organisées devant les hôtels, le siège d’Arcade, au 80 rue du faubourg Saint-Denis, un stand à la fête de l’Humanité, des méchouis pour récolter de l’argent pour les grévistes. Le point de non retour est atteint quand l’employeur licencie huit des femmes pour . Avec les articles dans les journaux, au printemps, elles pensent faire céder Arcade. A force de ténacité, elles parviennent à faire bouger la bête. Sous les lumières des caméras, Accor fait mine de découvrir la situation et de s’en émouvoir. Tout en se déclarant incompétente à intervenir dans les relations sociales de ses sous-traitants, la direction du groupe hausse le ton et promet la rédaction d’une Charte, mot magique, mais juridiquement inconsistant. En octobre les grévistes rencontrent leur patron mais , . Elles attendent maintenant que justice soit faite. Premier verdict, rendu le 3 octobre par les prud’hommes de Paris, en référé (pour les affaires urgentes), sur la réintégration des salariées grévistes : défavorable, appel. Rejoint la procédure au fond pour le non-paiement des heures supplémentaires : décision le 20 novembre, renvoi au 7 mai (2003). Jugement du tribunal de police, sollicité sur l’irrégularité des contrats de travail et l’absence de décompte quotidien ou hebdomadaire des heures de travail : en attente. Décision du tribunal correctionnel, interrogé sur le délit d’entrave à l’activité syndicale : pas avant l’année prochaine.

Quand la lenteur de la procédure judiciaire décourage les grévistes. Elles disent : « on commence à se fatiguer », « certaines sont retournées travailler, elles n’avaient plus d’argent », ou le mari est au chômage, ou mécontent que sa femme se démarque, ou le loyer reste à payer, « elles n’avaient plus le choix ». « Le plus due, c’est quand les deux déléguées ont cessé de venir, elles n’en pouvaient plus ». Sans savoir si elles ont accepté les propositions de la direction (avancement, augmentation, prime, temps plein ?), « qui pourrait leur en vouloir, elles sont comme nous, démunies ». Une à une, les grévistes retournent travailler, le conflit s’effiloche. . . Moments de doutes. . . Le ramadan commence, certaines ne vont plus pouvoir venir. La rage est intacte, mais la parole manque. Le but s’éloigne. , , . Faty, elle, ne s’arrête pas. tu t’asseois, t’es fichu. Elle ne rate pas une action, son téléphone portable cédé par SUD sonne en continu. Elle prend la parole à tous les meetings. Elle assure qu’elle retournera travailler pour Arcade si elle obtient répération, mais personne ne la croit. Travailler, d’accord, mais pas pour Arcade. L’humiliation a été trop grande. Elle ne pourrait pas y retourner sans baisser la tête. Par le travail et par la grève, elle a gagné en autonomie, elle s’est arrachée à l’invisibilité, elle mène sa vie comme elle l’entend, le planning inscrit dans sa mémoire, elle sait qu’elle peut tenir un micro sans trembler, elle s’est fait des amies. Elle est en France depuis 1981. C’est sa première grande grève. Elle ne laissera personne décider pour elle quand elle y mettra fin.

A l’image de l’instabilité et de la précarité imposées, ce groupe de femmes a inventé une grève aux formes improbables, diffuses, fugitives. , personne ne sait, et soudain elle arrive quand on ne l’attend plus. Faty, elle, est joignable à toute heure du jour et de la nuit. Des tracts sont distribués, toujours les mêmes depuis des mois, quelques slogans jamais utilisés. Les lieux de rendez-vous varient, au gré des rencontres et des circonstances. Les soutiens fluctuent d’une semaine à l’autre. Forme anarchique d’une lutte à mille lieux du conflit organisé, maîtrisé, discipliné. Les centrales syndicales n’ont d’ailleurs jamais soutenu le mouvement, à l’exception d’une fraction minoritaire de la CGT. Habitué des luttes atypiques, SUD s’est d’abord investi, en subvenant aux besoins financiers des grévistes et en assurant leur défense. Puis le syndicat s’est laissé dépasser par sa base. Secoué par une grave crise interne sur le thème : , . Un comité de soutien hétéroclite a pris le relais. Même à la CNT, on estime que les conditions de la lutte ne sont pas ou plus réunies. . Peut-être. Mais une question reste sans réponse : pourquoi étaient-elles encore une douzaine devant le Palais de Justice ce mardi 5 novembre, huit mois après le début du conflit ? Peut-être pour témoigner qu’elles l’avaient fait, arrêter le travail, qu’elles étaient parvenues à rompre le cercle de la soumission et de l’aliénation. Comme si les moyens l’emportaient sur la fin. Le dispositif fonctionne, peu importe qu’il produise quelque chose, qu’il fasse des bénéfices. Jamais elles ne parlent mal de celles qui reprennent le travail, des excuses leur sont instantanément trouvées ; jamais elles ne fixent précisément l’objectif à atteindre.Leurs revendications restent globales, vagues, hors du contexte d’une négociation où l’on avance ses pions un à un avec ruse et stratégie : elles demandent, par exemple, le paiement des heures supplémentaires à partir de maintenant, pourquoi ne pas exiger la rétroactivité ? Pourquoi ne réclament-elles pas davantage en terme de santé, de sécurité, de conditions de travail ? Comme si la reconnaissance de l’injustice importait plus que leurs droits. Ce mode de fonctionnement moins tourné vers le résultat que vers l’action explique que la question tourne à vide. Même bringuelante, la machine est lancée.


TROIS FEMMES

Ce texte a été composé à partir d’entretiens réalisés avec trois femmes de chambre grévistes. L’emploi d’un « nous » ou « on » collectif s’est, à chaque fois, substitué au « je » utilisé pour décrire la vie d’avant, séparée mais étrangement semblable. Passage d’un monologue polyphonique à une prise de parole-action. Quand dire c’est faire.

Gnima Seydi, première grève, 44 ans, Sénégalaise, « Là-bas, je ne travaillais pas », habite au Bois l’Abbé à Champigny, arrive en France en 1989, « une copine m’a envoyée à l’hôtel Ibis-Montmartre, ils m’ont rappelée deux jours après », commence à travailler chez Arcade en 1991, premier emploi, « j’ai tout accepté, je croyais que c’était ça le travail », six enfants de 4 à 24 ans, « les Zaïroises, elles, connaissent le travail plus que nous, comme toutes les femmes qui sont plus renseignées, quand elles viennent, elles partent tout de suite », déterminée à aller « jusqu’au bout », « on ne fait pas huit mois de grève pour retourner comme avant ».

Mayant Faty, meneuse tout terrain, 42 ans, Sénégalaise, en France depuis 1981, chez Arcade depuis 1989, « pour les gens comme nous qui ne sont pas allés à l’école, il n’y a pas d’autres issues que d’aller travailler dans les hôtels », syndiquée à la CFDT passée à SUD, élue déléguée du personnel, « comme je n’avais pas les moyens de partir, je me suis syndiquée pour arranger les problèmes ». Les siens et ceux des autres.

Maria Sidibe Dicko, plus indécise, Française, la trentaine, d’origine malienne, deux enfants, vit avec eux à Aubervilliers chez ses parents, sa mère, femme de ménage comme elle, « dans les HLM, les bâtiments », son père, employé dans une usine « où il fait toujours froid, là où il y a les morceaux de viande qui sortent des congélateurs », lui disent de retourner travailler, elle dit « c’est vrai, ça a duré trop longtemps », « chaque matin je me dis c’est un travail de fou, je ne peux pas faire ça toute ma vie, il faut rigoler », licenciée comme sept autres grévistes après l’occupation d’un hall d’hôtel, « j’aimerais faire autre chose, travailler dans une crèche, dans des écoles maternelles, mais je ne connais pas les formations », hésite continuer la grève.


SOUS-TRAITANCE, MAL-TRAITANCE

Elles disent : rien ne change cette fois-ci, rien ne changera jamais nul part. Loin d’être un cas isolé, la société Arcade est représentative d’un secteur aux conditions de travail détériorées dominé par la sous-traitance.

A la différence de l’hygiène & la propreté, normes sociales absolues, valeurs incontestées des sociétés riches et industrialisées, le nettoyage est dénigré, considéré comme élément subalterne, associé à la peur de la saleté. Face caché de l’Ultrabright, il est relégué en périphérie des circuits de production des entreprises. Economie de l’envers, le nettoyage serait délocalisé si c’était possible. Comme ça ne l’est pas, recours massif à la sous-traitance dans une double logique de réduction des coûts et de flexibilité accrue. Travail au noir banalisé. Compétition acharnée entre les sociétés pour décrocher les chantiers, arbitrée par les quelques donneurs d’ordre, comme Accor, qui fixent les tarifs. Dés-intégration supportée par les salariés eux-mêmes.

Près des trois-quarts des employés du secteur sont des femmes, plus de 20% sont d’origine extra-européenne, un sur deux n’a aucun diplôme, aucune formation de base, sur-représentation des familles monoparentales et des familles nombreuses.

Zone de transit, où l’on débarque par défaut, sans désir d’y rester, parfois sans possibilité d’en partir, le nettoyage est l’un des rares secteurs où ne se construit pas d’identité professionnelle. Les savoirs-faire et les techniques ne sont pas reconnus. Sentiment d’injustice voire d’humiliation face au déni du travail effectué. Processus de déqualification.

Temps partiel subi, horaires décalés, postures fatigantes : zone à haut risque pour la santé. Maladies de la peau (dermatoses, exzémas), liées aux produits concentrés en acides aux effets corrosifs et irritants. Troubles musculosquelettiques, conséquence de la pénibilité du travail. Lenteur de l’administration à reconnaître les maladies professionnelles, non-déclaration et sous-déclaration des accidents du travail (par manque d’information et peur des représailles).


FAUX AMIS

« Des grévistes, où ça, mais de quoi parlez-vous ? Ah, le conflit fomenté par SUD-nettoyage ?, on leur a fait des propositions, elles ont refusé, de toutes façons, elles ne représentent rien à part elles-mêmes ». Arcade, société française de nettoyage, emploie environ 3.000 salariés, majoritairement des femmes, à temps partiel (cinq heures par jour en moyenne). Compte, parmi ses clients, 86 hôtels du groupe Accor. Son activité « propreté » génère un chiffre d’affaires de 58 millions d’euros (2001).

« Ce remue-ménage, ça nous a un peu échappé », « la CFDT, FO et la CGT ont toujours eu une vision de compromis, de négociation, mais là, nous avons eu à faire à SUD, ces gens-là sont incontrôlables, ils ont fait venir José Bové, des gens de No Border, des sans-papiers... Il faut reconnaître qu’on n’est pas préparé à ce type de conflit, q’est-ce que vous voulez que je lui dise, moi, à José Bové ? », « Ces tracts, les actions dans les halls d’hôtels, ça provoque une gêne, c’est embêtant, même si ça reste marginal ». Accor, multinationale de l’hôtellerie, des loisirs et des voyages, exploite 3.700 hôtels, soit 415.000 chambres, dans 90 pays. Plus de 146.000 salariés dans le monde, dont 100.000 dans l’hôtellerie (17% en France). Son chiffre d’affaires atteint 7,29 milliards d’euros (2001). Sous-traite une partie de son activité nettoyage à Arcade. Slogan publicitaire : « Nous fabriquons du sourire ».

Intérêts croisés mais contradictoires, interdépendance vitale mais étouffante. Apparemment, Accor mène la danse : la multinationale impose le tempo, fixe les prix, fait jouer la concurrence, il lui suffit de résilier quelques contrats pour étouffer ses sous-traitants. Mais, face au conflit, elle est en réalité plus vulnérable. Economiquement, ni l’une ni l’autre ne pâtissent de la grève, juridiquement Arcade est plus exposée. Mais Accor voit d’un très mauvais oeil son image d’entreprise responsable mise en cause, d’où son empressement à faire le go-between entre son sous-traitant et les salariés en grève. A la différence d’Arcade, qui a choisi le black out, faire l’autruche, rien à signaler, le nez sur son chiffre d’affaires à court terme, éviter la catastrophe, Accor n’a pas pu faire l’économie d’un plan de communication. Afficher une forme de repentir et la volonté de mieux-faire.


SELF-DEFENSE

Accor s’est inventé un discours-parade multifacettes modulable en fonction de ses interlocuteurs :

1/ A l’opinion publique, via les journalistes, Accor joue la carte de la transparence, entre minimisation et considération. Ne peut s’empêcher de débiner son sous-traitant : « c’est vrai que les conditions de travail sont plus durs chez eux que chez nous ». Tout en se défendant de pouvoir intervenir directement : « on ne peut que faire pression pour que ça change, ce que nous faisons ». Fait amende honorable : « on aurait dû s’en soucier avant que n’éclate le conflit ». Et promet de « prendre des mesures » : « suite à ces mouvements, on a redéfini le cahier des charges de la sous-traiatance, avec des précisions sur les conditions de préparation des salariés et l’accès aux lieux de pause ». « Nous demandons aussi que toute heure de présence soit payée, même non travaillée, jusqu’à présent, ils payaient les gens à la tâche ».

2/ A Bernard Cassen (président d’Attac) : « Nous sommes pleinement conscients de la responsabilité indirecte qui incombe à Accor en tant que donneur d’ordres. Aussi (...) nous sommes intervenus activement auprès de la direction d’Arcade.(...) Nous sommes bien conscients que nous devons encore progresser, et la question de la sous-traitance en est un bon exemple ». Extrait d’une lettre de Jean-Marc Espalioux, président du directoire d’Accor, datée du 13 juin 2002.

3/ En même temps, Accor enseigne le self-defense à ses directeurs d’hôtels : « Nous vous rappelons la procédure à mettre en place en cas d’intervention dans vos hôtels : prévenir immédiatement la DRH (suivent deux numéros de téléphone dont un portable) et votre DOP ; assurer le meilleur filtrage possible à l’entrée de vos hôtels, sans gêne pour nos clients ; avertir immédiatement les autorités locales ; faire constater par huissier ; si le mouvement se durcit et que les grévistes entrent dans l’hôtel, le signaler aux autorités locales et envoyer si nécessaire un ordre de réquisition (modèle joint). Extrait d’un message électronique envoyé le 18 juin 2002 à 24 directeurs et DRH d’hôtels.

4/ Aux actionnaires : la direction d’Accor n’avait pas prévu d’aborder l’ »affaire » devant les petits porteurs réunis le 22 novembre au Palais des Congrès à Paris. Sommé de se prononcer par des militants qui s’étaient glissé dans l’assemblée, le représentant du groupe a nié l’existence du conflit et mis « l’agitation » sur le dos de SUD.


SE SOUVENIR QUE

« Une soixantaine de gérants d’hôtels de classe économique du groupe Accor étaient en garde à vue (mercredi 20 novembre) à la suite d’une opération nationale déclenchée dans le cadre d’une information judiciaire ouverte à Foix (Ariège) pour « prêt illicite de main d’oeuvre et marchandage », selon la gendarmerie ». L’opération s’est soldée par « la mise en examen d’un couple dirigeant de deux entreprises ariégeoises prestataires de services, qui se « comportaient comme une agence de travail temporaire hors le cadre légal » ».
Extraits de deux dépêches AFP des 20 et 21 novembre 2002

Des femmes de chambre de la société de services Sin &Stes, sous-traitante d’Accor, ont débrayé plusieurs jours d’affilée fin novembre pour appuyer les négociations salariales qui se déroulaient au même moment.Elles ont saisi l’occasion pour dénoncer la différence de conditions de travail avec les femmes de chambre directement employées par Accor.

Co-fondateur de la multinationale, Paul Dubrule, sénateur UMP de la Seine-et-Marne de septembre 1999 à septembre 2004, a cosigné, lors de la session 2001-2002, une proposition de loi « tendant à alléger la procédure d’expulsion demandée pour le stationnement illégal des gens du voyage en dehors des aires d’accueil aménagées à cet effet ».
Texte disponible sur le site internet du Sénat

« Les raisons de dénoncer le groupe Accor : une aile de l’hôtel Ibis de Roissy-Charles-de Gaulle a été louée de nombreuses années par l’Etat français comme centre de rétention pour incarcérer des sans-papiers, (...) il a participé au chantier de construction de la ZAPI, le nouveau centre de rétention de Roissy, une de ses filiales, Carson-Wagons-Lits, s’occupe de la réservation des billets de train pour les sans-papiers envoie d’expulsion et pour leur escorte policière, il organise dans ses hôtels des congrès du FN et du MNR ».
Extrait d’un tract distribué par le Comité de soutien à l’entrée d’un hôtel.

Voir également les informations rassemblées par le Collectif Anti Expulsions sur le rôle d’ACCOR dans les expulsions

Post-scriptum

Journal d’une femme de chambre/2 : Suite et fin d’une grève désaxée Vacarme n°24, été 2003

Journal d’une femme de chambre/3 Vacarme n°28, été 2004