Journal d’une femme de chambre / 3
par Carine Eff
Troisième volet d’une grève insolite, celle de femmes de chambre africaines qui ont cessé le travail pendant un an (mars 2002-mars 2003) pour dénoncer leurs conditions de travail. Invention d’une lutte intuitive et déterminée, menée par une femme, Faty, déléguée syndicale et mère de quatre enfants. Ici, portrait à deux voix, où il est question de souvenirs en Casamance, de traversée des continents, de soumission, de colère, de révolte, d’apprentissage de la grève et de victoire fragile.
C’est l’histoire d’une femme de Casamance que rien ne destinait à l’action politique et syndicale. Une femme qui ne rêvait ni de droits de l’homme, ni d’un avenir meilleur en France. Qui ne fuyait ni la guerre, ni la sécheresse, ni sa famille. Obligée de suivre son mari à Paris à vingt ans, j’avais peur de m’y ennuyer, elle s’y ennuya. Toute la journée, Faty restait chez elle, dans le petit appartement de l’avenue de Saint-Ouen, elle ne connaissait personne, personne ne la connaissait. C’était au début des années 80, à cette époque il n’y avait pas de femmes Sénégalaises ici, elles ont commencé à venir plus tard à partir des années 83, 84, 85. Elle se sentait isolée, comme déplacée, loin de chez elle, quand j’étais enceinte, le médecin parlait et je ne comprenais rien. Ma voisine me remplissait tout, les papiers, la demande de logement, je ne pouvais rien faire seule. Les gens l’intimidaient, ils étaient distants, pas aimables, chacun de son côté. Même si je voyais un Africain, je ne pouvais pas lui parler, comme les Maliens qui parlent soninké, je ne pouvais pas communiquer. Elle restait cloîtrée, entre parenthèses, ne pensait qu’à une chose, rentrer à Kandiadiou où elle est née.
C’est là que je suis née, en Casamance, entre la Gambie et la frontière de la Guinée-Bissau. Je suis née là-bas, dans une petite ville, un village. Toute la famille est de là-bas, mon mari et moi nous sommes de la famille, on a grandi ensemble. J’aimais la vie là-bas. On était en famille, il y avait les copines à côté, on jouait, on faisait tout. On faisait du commerce et de l’agriculture. Mon père portait à Dakar tout ce qu’on produisait, nous on restait au village, on cultivait le maïs, les cacahuètes, le riz. A la capital, mon père achetait les marchandises, le tissu, les habits. Pour les fêtes de Ramadan ou de l’Aïd, il choisissait les tissus, les garçons tout pareil, les filles tout pareil. Pendant la saison des pluies, on cultivait, mon père n’ouvrait son magasin que le soir, et pendant la saison sèche, il l’ouvrait toute la journée et les femmes faisaient le jardin, préparaient le tamat et le bissab (...). Quand je suis partie, il y a eu une grande tristesse, j’étais la grande fille de ma mère. Ma petite soeur ne pouvait pas aider ma mère comme je le faisais, il fallait ramasser l’eau, dans le trou avec la poulie, moi je la ramassais et ma soeur l’amenait à la maison. Quand je suis partie, j’ai pensé à ma mère. Qui allait me remplacer ? Elle allait être fatiguée. J’avais une troisième soeur, mais elle était avec ma tante qui n’avait pas eu d’enfants, et ma mère lui avait donnée. Mes frères, eux, ce n’était pas pareil, ils allaient à l’école.
Son mari décide de venir en France et bouleverse sa vie, je n’avais pas le choix. Nous, les Africaines, on dépend de notre mari, à partir du moment où tu te maries, tu es obligée de le suivre, où qu’il aille, il remplace ton père et ta mère. Lui disait qu’il n’y avait rien à faire en Casamance, pas assez de pluie, pas assez de travail. Les premiers rebelles indépendantistes préparaient le combat contre le pouvoir central, lui ne voulait pas en être, il a suivi ses copains qui disaient qu’il fallait partir en France. Son grand voyage, elle s’en souvient comme si c’était hier.
J’avais vingt ans et c’était la première fois que je quittais la maison de mon père. Mon mari était déjà en France, il fallait le rejoindre. C’était long, très long. Des heures et des heures de voiture, plus de dix heures en tout, la queue immense pour le bac, pour passer le grand fleuve Gambie. Mon oncle était avec moi, il m’a emmenée, j’ai vu Dakar pour la première fois, c’était beau la capitale, et puis j’ai pris l’avion toute seule, j’avais vingt ans, je ne connaissais personne, l’avion, ah, quand mon oncle est parti, j’ai vu les gens qui prenaient l’avion, on parlait la même langue, j’ai suivi un monsieur, et quand je suis arrivée à Paris, j’ai suivi les autres jusqu’à la sortie, il fallait montrer le passeport et le billet, ils ont fait le tampon, puis j’ai suivi les autres, je ne comprenais rien, et j’ai commencé à sortir et j’ai vu mon mari (...). Au début, je lui ai dit : ‘ il ne faut pas rester trop longtemps ici, il faut que je rentre’. En 86, je suis revenue chez mes parents avec mes filles, on est restée cinq mois et demi là-bas. De Paris, mon mari m’a écrit pour me dire de rentrer, moi je ne lui ai pas répondu. Mais mon père m’a dit : ‘ il faut partir, il faut partir’, alors on est parti.
Faty est revenue à Paris, les femmes sont arrivées, progressivement, elle s’est trouvée moins seule. A commencé à sortir, à se débrouiller. Elle a appris le Français, j’ai fait des efforts, à force de regarder la télé, je me suis intéressée aux Chiffres et des Lettres, jamais je n’ai raté ça, même si j’étais dehors, je courais pour rentrer avant 19 heures et si j’étais trop loin, il fallait que je trouve un magasin qui vende des télés. Il fallait s’habituer et survivre, mon mari était marabout, mais ça ne rapportait pas, moi je n’avais pas le droit de travailler, j’avais une carte de séjour rose à renouveler tous les ans. Il lui fallait s’approprier les lieux, le métro, le quartier, les voisins, l’assistante sociale, La Poste. Hochement de tête, « c’était comme ça », dit-elle de manière récurrente pour évoquer ces années-là. Sorte de fatalisme qu’elle a retourné par la suite. L’apprentissage d’une vie non désirée dans un environnement hostile. Le sentiment de ne pouvoir s’en sortir qu’à condition de se plier, il fallait s’intégrer à tout prix, ne pas faire d’histoire.
C’était une période difficile pour moi car j’ai toujours été quelqu’un d’opposant, je suis comme ça, quelqu’un qui ne se laisse pas faire. Et là, je devais accepter, parfois les gens ne comprenaient pas pourtant je faisais des efforts. Même dans la famille, j’étais opposante. Quand j’étais jeune mariée, chaque année mon mari devait m’acheter des tissus. Au début, il choisissait à ma place, et il a choisi des tissus que je n’aimais pas. Ça m’a mise en colère. On est allé chez le couturier, j’ai choisi un modèle pour les robes. Je lui ai montré le tissu que je n’aimais pas et il en a fait un drap.
En 1985, Faty obtient sa carte de résident, sans difficulté car les enfants étaient nés en France. Elle s’inscrit aussitôt à l’ANPE, je voulais travailler, faire du ménage, m’occuper d’enfants ou de personnes âgées, peu importe, il fallait un travail pour mieux vivre. C’est par l’amie d’une cousine qu’elle trouve une place chez Arcade. Un emploi de femme de chambre, mal payé, mais ça allait, j’avais juste besoin d’une fiche de paie pour trouver un appartement plus grand.
Un jour une personne m’appelle, elle me dit : ‘est-ce que tu es prête à travailler même demain’, elle m’a donné rendez-vous le lendemain à 8 :30. Mon petit frère était là avec moi, il a noté l’adresse et le lendemain il m’a accompagnée là-bas. Quand on est arrivé, la gouvernante m’a demandé de remplir le papier, j’ai dit : ‘je ne peux pas remplir’ et je l’ai donné à mon frère. Elle m’a dit : ‘non non, ce n’est pas la peine, je te mets avec quelqu’un qui va t’expliquer le travail’. J’ai travaillé avec elle toute la journée, elle m’a expliqué ce que je devais faire, elle m’a montré les produits, les salles de bain, l’aspirateur, tout, et le lendemain, j’ai travaillé toute seule, voilà.
Suivent treize années de labeur. Elle range, nettoie, aspire, récure, plie, déplie des draps, des lits, des salles de bain. Une heure et demie de transports en commun aller, une heure et demie retour : elle a emménagé à Chennevières, près de Champigny, à la bordure du Bois-l’Abbé. Quinze, vingt, trente chambres par jour en fonction de l’affluence dans l’hôtel. Hôtel Ibis-Montrouge à la porte d’Orléans, propriété du groupe Accor, deux étoiles, nettoyage sous-traité à la société Arcade. Ni pause, ni déjeuner. Elle enchaîne les chambres les unes après les autres, sous le regard de la gouvernante chargée d’accélérer le rythme. Debout, pliée, accroupie, les gestes se répètent à l’infini, les mains s’usent au contact de la javel et des détachants. Rapidement, le corps s’incline, tu rentres chez toi, tu es crevée, les brûlures partout, les reins, les épaules, les jambes, les poignets, il n’y a rien à faire, juste attendre que la douleur parte d’elle-même. 7,16 euros l’heure, et autant de chambres à nettoyer qu’il reste de clients. Impossible de prévoir, impossible de s’organiser, tu arrives le matin à 8 heures et demie, tu ne sais pas quand tu vas sortir, parfois 14 heures, parfois 18. À temps partiel, elle dépasse fréquemment 40 heures par semaine... mais les heures supplémentaires ne sont pas payées. Disponibilité et flexibilité en échange de ... rien.
Le patron me disait : ‘fait ça fait ça fait ça et ça’, je le faisais. À partir du moment où il demandait de faire, je le faisais tant que je n’étais pas fatiguée, tant que j’avais les moyens de le faire. Mais la fin du mois arrivait et il manquait toujours des heures sur la fiche de paie. Quand tu travailles tous les jours tous les jours, que tu travailles dur, et que tu vois « absente » sur la fiche de paie, là c’est la colère. Mon patron, je le respectais comme on respecte le chef de la maison. Mais à une condition, qu’il donne ce qu’il devait. Je lui ai demandé pourquoi, mais il a fait comme si je disais n’importe quoi.
La colère est montée, si bien que Faty a commencé à se renseigner, je m’interrogeais, je voulais savoir comment c’était pour les autres. Et progressivement, elle prend conscience du système qui verrouille l’organisation du nettoyage dans l’hôtel. Apprentissage du collectif. Toutes les femmes sont comme elle. Débarquées en France, sans ressource, sans expérience du monde du travail, j’ai compris qu’on avait été embauché à cause de ça, pour notre fragilité. C’est leur premier emploi en France, elles sont reconnaissantes et apparemment impuissantes.
Au début, un syndicat, je ne savais pas ce que c’était. Un monsieur est venu à l’hôtel où je travaillais, il était délégué du personnel, et il nous a expliqué. Je lui ai dit : ‘c’est bien ça quelqu’un qui va nous aider, parce qu’on travaille beaucoup, et à la fin du mois il y a toujours quelque chose qui manque, on réclame, il n’y a personne’. C’est lui qui m’a fait syndiquer. La chef d’équipe refusait que je le rencontre, mais un jour, elle a tourné le dos et je lui ai parlé. Dans les sociétés de nettoyage, la seule manière de s’en sortir, c’est d’être dans le syndicat. Ce sont les seules personnes qui connaissent la loi, toi tu ne sais pas lire et pas écrire.
Faty se syndique à la CFDT en 1998 mais en part rapidement pour rejoindre Sud. Elle est élue déléguée du personnel, alors, j’ai commencé à rassembler les témoignages, j’ai dit aux collègues qu’on était toutes dans la même situation. À force de parler, un jour la colère est montée et c’est devenu la révolte. C’est ce qui est arrivé. En mars 2002, un groupe d’une trentaine de femmes, des Sénégalaises, des Maliennes, une Mauritanienne, une Ivoirienne, cessent le travail, c’était notre première grève, pour dénoncer les conditions de travail la cadence, le paiement à la pièce, les heures supplémentaires non payées. À elles seules, elles inventent une grève hors norme et intuitive, dure et fragile. Menée par Faty, la grève dure, s’enlise et repart : trois mois, six mois, neuf mois, douze mois, c’était long, plus personne n’y croyait, on nous traitait de fous, mais on ne pouvait pas s’arrêter en plein milieu. Hors du contrôle des « grandes » centrales syndicales, elles bénéficient du soutien intermittent de Sud et indéfectible de quelques militants dévoués à leur cause, on allait voir les clients dans les halls d’hôtels pour leur expliquer notre situation, on distribuait des tracts dans les grandes manifestations, des milliers de personnes ont envoyé des lettres de soutien, il y a eu des reportages à la télé, les gens ont commencé à comprendre. Plutôt que de s’attaquer à leur propre employeur, Arcade, elles engagent un bras de fer avec le donneur d’ordre, Accor. Pendant un an, plus de salaire, plus d’horaires, plus de chambres à nettoyer. Juste des actions et une idée en tête : maintenir la pression alors que la direction mise sur l’épuisement du conflit. À bout de souffle et d’argent, certaines retournent travailler. Quelques-unes tiennent bon, au début les courriers, les courriers, mais ça n’a pas suffi, il a fallu passer à autre chose. C’est la seule chose qu’ils comprennent, les emmener devant la justice et risquer de perdre beaucoup d’argent. Quand c’est le juge qui parle, le patron comprend. Accor finit par céder. La multinationale convoque son sous-traitant pour qu’il mette fin à une contre-publicité qui nuit à son image. En janvier 2003, elle signe avec les organisations syndicales une charte de « bonne conduite » dans laquelle elle s’engage à garantir aux salariés de ses sous-traitants des conditions de travail équivalentes à celles de ses propres employés. Arcade se soumet sous peine de perdre ses contrats.
On a toutes repris le chemin du travail, c’était en mars 2003, on était contente de retourner travailler. On a fait ce qu’il fallait. On est allé au bout et Accor a plié. La grève, ça a été très important, très très important. Si tu ne fais pas grève, tu n’obtiens rien, c’est comme ça. Maintenant, mes filles et mon mari comprennent quand ils voient des manifestations à la télé, ils savent qu’il n’y a pas d’autres moyens (...) Aujourd’hui, on a gagné en respect et en tranquillité, les gouvernantes ont peur de nous, elles nous fichent la paix. Elles savent qu’on a réussi. Quand on a fait nos heures, on s’en va, elles ne nous demandent pas de rester. Mais il y a toutes les autres, les nouvelles, celles qui ne savent pas, souvent elles n’osent pas s’opposer, elles font ce qu’on leur dit de faire et restent plus longtemps pour finir les chambres.
Faty a repris sa vie de mère-syndicaliste-femme de chambre, lever 6 heures du matin, s’occuper de ses filles, 7 heures direction Paris, le bus, le RER ligne A, changement Châtelet-les-Halles, ligne B direction Massy-Palaiseau, stop à Gentilly, bus, deuxième arrêt devant l’hôtel Ibis-Montrouge. Les mains ridées, le dos courbé, le corps fatigué. Le petit pain à avaler tout en poussant le chariot. Les vingt et une chambre à nettoyer. Les heures de délégation aussi, pendant lesquelles elle exerce son activité de déléguée du personnel, le tour des hôtels pour rendre visite aux nouvelles, leur expliquer leurs droits, femme de chambre-assistante sociale, en quelque sorte. Sa famille à Kandiadiou ne lui manque plus. Elle y va de temps en temps, quand il y a de l’argent. Il y a toujours du travail ici, des femmes qui cherchent à te voir parce qu’elles ont un problème avec la gouvernante ou avec le patron, elles veulent faire grève, elles viennent vers moi pour savoir comment faire. Elle doit aussi s’occuper de son propre cas : la direction a engagé une procédure de licenciement contre elle au motif qu’elle dépasserait son quota d’heures de délégation. Son activité syndicale la protège, mais elle ne sait pas si cela sera suffisant. De toutes façons, elle a déjà d’autres arguments en tête à faire valoir au cas où. Son savoir juridique est considérable, le Code du travail, elle ne l’a jamais lu, mais elle le connaît dans ses moindres détails, ça devrait me sauver, dit-elle en m’expliquant les différentes hypothèses et les moyens de s’en sortir.
Avril 2004
Post-scriptum
Journal d’une femme de chambre/1 : La lutte improbable des salariées d’Arcade Vacarme n°22, hiver 2003
Journal d’une femme de chambre/2 : suite et fin d’une grève désaxée Vacarme n°24, été 2003