Vacarme 04/05 / éditoriaux

25 août 1997

par

« Le pédophile » est devenu, en quelques mois, l’ennemi le plus inquiétant, polymorphe et pourtant un : c’est le monstre. Mais le monstre, c’est l’impensable : le mot « pédophile » fonctionne comme un exorcisme, non comme l’amorce d’une problématisation ; il concentre notre peur et notre malaise, pour nous en purifier, et les rejeter au loin sous la figure d’un « monstre » dont il n’y a rien à penser, sinon qu’il est absolument mauvais et qu’il n’a absolument rien à voir avec nous.

Refusons cette dynamique négative du ne-pas-penser, qui tient à un profond double malaise, que j’éprouve comme vous sans doute : malaise devant les pulsions et les désirs pédophiles, malaise devant les formes de haine bloquée qu’ils suscitent. Ce double malaise ne peut être éradiqué, il n’est d’ailleurs pas souhaitable qu’il le soit. Voici, pour ne pas s’y engluer, quelques évidences, quelques questions, quelques distinctions.

1. Les violences sexuelles ne sont pas les seules dont les enfants souffrent et meurent à travers le monde ; ce sont les plus insoutenables, mais pas forcément les plus fréquentes : il y a aussi et d’abord l’exploitation sans limites de leur force de travail dans tant de pays du Tiers monde, les ravages de la guerre (embargos, mines anti-personnel), la famine et les maladies (Afrique), et, cas limite, leur mutilation à fins de récupération d’organes destinés à des greffes utiles aux riches.

2. « Le » pédophile n’existe pas : il y a celui qui se contente de regarder des images et celui qui passe à l’acte ; il y a celui qui ose à peine caresser une main (l’autodidacte de La Nausée), ou risquer un furtif attouchement et, à l’autre extrémité, le meurtrier, le tortionnaire ignoble. Peut-on leur donner le même nom, les penser d’un seul concept ?

3. La pédophilie n’a rien à voir avec l’homosexualité : le gamin et la gamine semblent ici quasi interchangeables. Étonnante indifférenciation sexuelle des objets de désir du pédophile : voir, dans la fiction, Sade, et, dans l’histoire, Gilles de Rais. La pédophilie est antérieure au départage homo/hétérosexualité, et il faut toute la sottise et la lâcheté des médias (de certains d’entre eux) pour glisser de la dénonciation de la pédophilie à la mise en cause de l’homosexualité.

4. Qu’est-ce qu’un enfant ? Un garçon de b ans ou de 14 ans, ce n’est pas pareil. Coucher avec une adolescente de 15 ans qui en paraît 18, ce n’est pas la même chose que violer une môme de 7 ans. Le droit français fixe une pré-majorité sexuelle à 15 ans, mais d’autres distinctions seraient nécessaires, entre le groupe des 8-12 ans par exemple et celui moins de 8 ans : il y a des réseaux qui exploitent sexuellement des enfants entre 8 et 12 ans, il n’y en a pas pour les petits gosses.

5. Pouvoir être troublé par l’éros des enfants n’est pas une faute morale, et ne peut pas être un délit (puisque le droit n’en connaît rien). Car il y a un éros de l’enfance, et certains adultes nous troublent érotiquement précisément par la part d’enfance qu’ils portent en eux. Comme le dit Simone Korff-Sausse (Libération, 2 juillet 1997), la tendance pédophile existe en chacun.

6. La pensée la plus dérangeante : il n’y a pas de discontinuité radicale entre les gestes de la simple tendresse envers les enfants et les gestes à signification et visée sexuelles. Qu’on songe au contenu pédophilique que peut, dans certains contextes de discours, revêtir l’expression « aimer les enfants » -presque une inversion des valeurs. Dans tel attouchement d’un instituteur ou d’un prêtre sur un(e) gamin(e), mais aussi bien d’un parent ou d’un proche, comment se nouent la violence et la tendresse ?

7. Et pourtant il y a une discontinuité, une ligne rouge : la transgression existe. On ne va pas résoudre ici le problème philosophique de la limite. Un critère simplement : il y a transgression quand on entre dans une zone où le partage avec l’autre n’est plus possible. La misère morale et sexuelle, c’est d’être incapable d’établir une relation de partage dans le rapport affectif et sexuel.

Partage suppose égalité, au moins partielle ou naissante. Or s’il y a avec les enfants toutes sortes de partage (jeux, paroles, apprentissage, tendresse), il n’y a pas et ne peut pas y avoir de partage sexuel entre un enfant et un adulte, même

un jeune adulte, parce qu’il n’y a pas cette égalité qui permet l’élaboration commune de ce qui est éprouvé et vécu ensemble. Rechercher sexuellement l’enfant, c’est fuir le partage, c’est-à-dire aussi le conflit dans ce qu’il a de structurant ci de producteur de vérité. La pédophilie est une misère sexuelle et symbolique, une impuissance à symboliser le désir et le plaisir, un refus de courir le risque d’un rapport vrai entre égaux. En revanche (et ceci est une preuve a contrario), quand deux gamins de 10 ou 12 ans se caressent et se touchent mutuellement, pour se découvrir, sans trop savoir ce qu’ils font, mais poussés par une nécessité intérieure et réciproque, il n’y a rien là de dérangeant, car il y a vrai partage et fragment d’histoire commune.

8. Quand il n’y a pas de partage, ni donc d’espace pour un conflit, il ne reste que la violence, qui est l’autre du conflit. Or la violence faite aux enfants est la pire des violences, les viols d’enfants sont les plus immondes, les tortures exercées sur les enfants sont les plus ignobles et les plus abjectes. Cela ne se démontre pas, cela se sait absolument et sans discussion, parce que la souffrance des enfants est la forme radicale du mal. Les formes violentes de pédophilie doivent donc être réprimées.

9. Mais peut-il y avoir des formes non-violentes de pédophilie ? Faut-il par exemple réprimer les détenteurs de vidéos mettant en scène des enfants de moins de 15 ans, simples voyeurs qui ne passent pas à l’acte ? Au moins deux distinctions doivent être faites. a) Il y a une différence de nature entre un dessin, a fortiori un texte érotique, fussent-ils à caractère pédophilique, et une photo ou une vidéo ; c’est dans le second cas seulement qu’on exploite des enfants ; une vidéo n’est pas la même chose qu’un texte de Sade ou qu’un dessin de Klossowski- b) Il y a une différence entre les vidéos « soft » (sans violence ouverte) et les vidéos ignobles (viols, tortures, meurtres). Cette seconde distinction faite et bien faite, ajoutons immédiatement qu’il faudrait beaucoup de naïveté pour s’imaginer qu’il puisse exister des vidéos pédophiles totalement « soft », c’est-à-dire produites sans qu’aucune violence ait été exercée sur les enfants qui y figurent ; l’exploitation d’une image est aussi une violence, et la distinction même entre « soft » et « hard » ne peut avoir en ce domaine de validité que provisoire.

10. Il faut donc réprimer les détenteurs de vidéos ignobles, parce que, sans consommateur, il n’y a pas de producteur, et parce que le recel vaut complicité ; et donc aussi, si notre point 8 est exact, les détenteurs de toute vidéo pédophile. Nous n’aimons pas beaucoup « réprimer », ni le mot ni la chose, et nous savons qu’il y a beaucoup à réformer dans la loi française et dans les pratiques judiciaires et policières. Mais dire « réprimer », ce n’est certes pas appeler à la curée médiatique ni à la chasse aux sorcières. Et nous savons aussi que, si « le » pédophile n’existe pas, « la » vidéo pédophile existe, et que les enfants qui y sont montrés existent aussi.

Ces réflexions laissent ouvertes beaucoup de questions (que serait une « bonne » répression des violences pédophiles ? pourquoi une attitude dénonciatrice et soupçonneuse a-t-elle brusquement succédé à l’hypocrite silence social qui régnait jusqu’alors ?). Mais, si je les sais limitées, je les crois vraies.