chômeurs en l’an 2000 ? (à propos de l’Allocation universelle)

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Il faut arrêter de penser que l’Allocation universelle est une utopie. Une utopie insensée pour les réactionnaires ; une utopie qui peut se réaliser demain pour les militants. ce n’est pas une utopie du tout. c’est un choix politique parfaitement pragmatique et qui en tant que tel ne saurait être dépourvu de lourdes ambiguïtés.

Quand on voit que l’Angleterre’ dont on salue depuis dix ans la reconversion économique et l’abaissement continu du taux de chômage, est devenue l’an passé le pays européen ayant proportionnellement le plus grand nombre de citoyens vivant au-dessous du seuil de pauvreté, derrière le Portugal, la Grèce et l’Irlande, on se dit : il faut instaurer l’Allocation universelle le plus rapidement possible. Et l’on ne peut pas penser autrement, que l’on soit marxiste, chrétien, humaniste, ou même simplement humain. Et l’on a raison de penser ainsi. Et l’on a encore davantage raison de se battre effectivement pour que cette exigence s’impose à tous et notamment à nos gouvernants, le plus rapidement possible.

Une idée bizarrement transversale

Que l’instauration d’une Allocation universelle, c’est-à-dire d’un revenu minimal ou primaire accordé à chaque citoyen indépendamment aussi bien de son statut social que de son activité professionnelle, soit possible dans les faits, personne n’en doute.. Ou plus exactement une telle proposition, avec à chaque fais des modalités particulières d’application, se trouve défendue dans chaque famille politique et repose sur les mêmes invariants : à la différence du RMI, la désindexation du montant de ce revenu de la situation particulière de chaque citoyen (célibataire ou en couple, actif ou inactif, jeune ou vieux, etc.), et, à la différence de notre système actuel éclaté de prestations sociales, la fusion de l’ensemble de ces prestations dans cette allocation égalitaire. En termes de coût, il est sûr qu’un tel redéploiement du système de prestations sociales est toujours réalisable en tant que tel et peut même ne rien coûter, tant il permettrait des économies conséquentes par la réduction des coûts de contrôle bureaucratique, de flexibilisation de l’emploi, d’abolition des Contrats initiatives emploi et la disparition d’autres aides extrêmement onéreuses qui ne profitent qu’aux entreprises et non à l’emploi, etc... Les seuls enjeux véritables seraient le montant d’un tel revenu-citoyen et la définition même de la citoyenneté (jusqu’à quel point les étrangers résidant sur le sol français pourraient-ils en bénéficier ? Si, leur présence se trouve comme aujourd’hui justifiée par un travail salarié, l’Allocation universelle, soumise à la condition de l’emploi, n’a plus rien d’universel ; si elle ne l’est plus, on ne peut plus défendre l’ouverture des frontières).

C’est sans doute pour ces raisons que l’on trouve partout des défenseurs de l’Allocation universelle. Même chez les plus libéraux des économistes, les monétaristes. Dès les années 1970, Milton Friedman l’envisageait sous la forme d’un impôt négatif prélevé sur les transactions des ménages actifs, c’est-à-dire qu’au-dessous d’un certain seuil de richesse les citoyens recevraient de l’argent de l’État jusqu’à atteindre un minimum vital (assez bas, en vérité, mais mieux que rien). On trouve encore une défense de l’Allocation universelle parmi les membres du Centre des jeunes dirigeants d’entreprise, proches semble-t-il d’une sensibilité de centre-droit et chrétienne-démocrate. Ces jeunes dirigeants estimaient en 1996 autour de 1800 francs le montant raisonnable d’une telle allocation pour un pays comme la France, en taxant à la fois les revenus des ménages et les flux financiers (voir leur ouvrage collectif, L’entreprise au XXlème siècle). Au centre-gauche, on trouve un argumentaire à peu près du même type pour justifier l’imposition d’une allocation universelle (voir J-M. Ferry, L’Allocation universelle, au Cerf, ou encore P Van Parijs, dans Le monde des débats de mai 1993, ou encore I Alain Caillé dans la revue MAUSS). Enfin, on retrouve cette revendication à l’extrême gauche, dans des associations comme AC !, Droits devant, et d’autres (voir articles précédents). le montant de l’allocation étant simplement cette fois évalué bien au-delà, autour de 6 000 francs, et se trouverait essentiellement payé par des taxations sur les revenus du capital ou les transactions boursières (ce qui n’est pas la même chose). Bref, il est au moins clair que la revendication de l’Allocation universelle s’avère parfaitement transversale à toutes les idéologies et ne semble pas le propre d’une revendication de classe spécifique. Chacun semble y trouver son compte, c’est bizarre, mais c’est ainsi : les capitalistes, parce que ce serait là une arme formidable pour augmenter la flexibilité du travail et diminuer l’intervention de l’État dans l’ordre économique (à lui le social, à nous l’économique) ; les bourgeois, parce que ce serait un bon moyen d’étouffer toute révolte sociale en évitant une trop grande misère ; les chrétiens et les sociaux-démocrates, au nom d’un devoir moral de solidarité et d’un respect de la dignité humaine ; les chômeurs, au nom d’eux-mêmes.

Mais pourquoi alors les défenseurs de ! l’Allocation universelle, (chômeurs mis à part, et encore !) se retrouvent-ils si fortement minoritaires chacun dans son camp politique respectif ? En vérité, ces défenseurs ont peut-être un peu trop beau jeu à dénoncer la conspiration des conservateurs de tout bord : conservateurs parce que soumis à l’idéologie du plein-emploi (alors que le plein-emploi c’est fini, que tout le monde le sait, ce qui par ’ ailleurs est sans doute vrai) ; conservateurs, parce que soumis à l’idéologie chrétienne et marxiste de la valeur-travail (alors qu’il y a tant d’autres valeurs que le travail salarié-on fait là un contresens sur Marx mais pas sur le i marxisme, donc peu importe) ; conservateurs, parce que l’instauration d’une Allocation universelle constituerait effectivement une petite révolution sociale et bureaucratique, pourtant sans morts et sans trop grande violence. Ils ont beau leu de se présenter ainsi comme les seuls modernistes par-delà toutes les divisions partisanes, parce que la dénonciation de toutes ces idéologies, sans doute salubre accessoirement, ne règle pas le fond de la question, à savoir : que pourrait bien être et valoir une société riche, c’est-à-dire industrieuse (à défaut d’industrielle, puisqu’il parait que l’on entre dans une ère post-industrielle), où les objets travaillés cesseraient d’être par eux-mêmes des valeurs ?

Demain, Rome ?

Des sociétés où chaque citoyen avait les moyens de vivre plus ou moins dignement ont effectivement existé, dans la Grèce hellénistique et la Rome antique, entre 300 avant J.C. et 300 après J.C. Et ce n’est pas faire injure aux défenseurs de l’Allocation universelle que de tenter une telle comparaison : à l’évidence, ces sociétés antiques n’auraient pas grand-chose à envier à nos sociétés capitalistes, l’esclavage mis à part (mais il est assez tardif à Rome). Les cités grecques de la décadence et la République puis l’Empire romains, en effet, se sont stabilisées socialement suivant un système-me de répartition sociale qui ne semble guère éloigné de ce que l’on défend aujourd’hui sous le nom d’allocation universelle. Ce système s’appelait évergétisme (ou plutôt s’appelle ainsi depuis A. Boulanger et H.I. Marron), et consistait, pour des notables municipaux, des sénateurs romains ou pour l’empereur, à offrir à leur cité des bâtiments publics (thermes, théâtres, etc...), et à leur populace des logements et de la nourriture (voir, pour tout ce paragraphe, Le pain et le cirque de Paul Veyne). Étrange intermédiaire entre la charité chrétienne et la redistribution d’État. L’évergétisme, ce sont les libéralités privées en faveur du public. Certes, ce n’était pas là nécessairement un système de redistribution rationalisé et centralisé tel que nous le défendons. S’y mêlaient à la fois des exigences éthiques, des dépenses ostentatoires, une véritable économie de don, de vrais principes de régulation sociale. Mais ce système n’était pas pour autant totalement différent de ce que nous préconisons aujourd’hui, tant d’une part les modalités de l’Allocation universelle peuvent diverger suivant les différentes écoles qui la professent, et tant d’autre part on doit reconnaître certaines coïncidences historiques.

D’abord l’évergétisme n’aurait pas été possible sans une forte croissance économique - l’époque hellénistique et le Haut-empire sont les périodes les plus prospères de l’antiquité ; or c’est parfaitement le cas aujourd’hui : nos sociétés occidentales sont cent fois plus riches aujourd’hui qu’il y a trente ans, quand régnait le plein emploi, et ont parfaitement les moyens de dépenses somptuaires (sans réciprocité strictement économique). Ensuite, l’évergétisme correspond à une éthique dont les valeurs supérieures ne sont pas le travail et le mérite par le travail, niais la magnificence et la libéralité ; or n’assiste-t-on pas aujourd’hui, au moins en germe, au même phénomène, avec l’effondrement d’une certaine culture de la fierté ouvrière, de la fierté au travail, et la valorisation naissante d’activités non directement marchandes (artistiques, associatives...) ? Enfin, l’apogée de l’évergétisme sous le règne d’Auguste et de ses successeurs correspond à une certaine période d’apolitisme de la plèbe, après des décennies de guerre civile (et Paul Veyne nous rappelle avec justesse qu’apolitisme n’est pas dépolitisation : le cirque n’est pas seulement une machination du pouvoir, et vraisemblablement autant de Citoyens s’y rendaient pendant les guerres civiles que sous l’autocratie impériale...). Or, n’assistons-nous pas aujourd’hui à un tel regain de l’apolitisme, après des décennies de lutte de classes et de guerres chaudes puis froides ?

Arrêtons ici ce parallèle. II n’est sans doute pas Parfaitement juste historiquement, niais il a Peut-être au moins le mérite de souligner à la fois les promesses et les dangers de l’instauration de l’Allocation universelle. Les promesses : une véritable réduction de la misère et une remise en cause de la pure accumulation capitaliste ; une époque plus florissante pour les arts et les lettres ; une libération relative de la malédiction chrétienne du travail. Les dangers : un certain développement de l’esclavage dans les régions les plus périphériques (ce qui est déjà le cas aujourd’hui) ; le passage progressif de systèmes démocratiques à des systèmes aristocratiques ; le développement de la corruption ; le durcissement même de l’aristocratisme des classes dominantes, à commencer par les capitalistes et les travailleurs les plus qualifiés (on connaît les mots parfaitement réactionnaires et si galvaudés aujourd’hui de Juvénal : « Le peuple romain, qui, en d’autres temps, distribuait magistrature, faisceaux, légions, s’est fait plus modeste : ses voeux anxieux ne réclament plus que deux choses, son pain et le cirque »).

Le chômage, pour quoi faire ?

Maintenant, il faut défendre sans états d’âme l’Allocation universelle parce que, quels que soient ses dangers, elle est la seule perspective sérieuse pour sortir de l’impasse sociale et humaine d’aujourd’hui. Simplement, alors, si une telle mesure peut facilement se trouver réappropriée par tous les camps politiques, des plus réactionnaires aux plus progressistes, et si elle se présente comme une véritable issue politique, une fois encore : pourquoi rencontre-t-elle toujours de telles résistances ? pourquoi ne se trouve-t-elle présente sur le programme d’aucun parti politique (à part la CAP) ? pourquoi, derrière tous les discours, nos gouvernements de droite comme de gauche n’ont jamais fait du chômage leur véritable priorité politique ?

Essayons de mettre là-dedans un tout petit peu de soupçon : si le chômage n’est pas encore combattu à la hauteur de ce qu’il est, ce n’est pas seulement par conformisme ou pleutrerie, c’est aussi parce que le chômage non payé n’est pas là pour rien, c’est aussi parce qu’il est utile à certains. Mais alors à qui ? Marx avait une réponse remarquable pour le XlXème siècle : le chômage existe parce qu’il est utile aux capitalistes à plus d’un titre. D’abord parce qu’il leur permet de se constituer une armée industrielle de réserve dans laquelle ils peuvent puiser ou se décharger à loisir suivant les aléas de la croissance, ensuite parce que cette armée de réserve miséreuse permet de faire pression sur les salaires et contraint le prolétariat à accepter n’importe quelle condition de travail ; enfin parce que cette armée de réserve désorganisée est la plus facilement mobilisable pour s’occuper des tâches répressives (vigiles, contremaîtres, jaunes, etc). Mais cette solution n’est sans doute plus entièrement pertinente pour la situation d’aujourd’hui (ce qui ne veut pas dire plus du tout). On voit trop depuis vingt ans et plus combien, autant dans le Tiers-monde qu’au sein même des pays dits riches se développe un chômage structurel qui n’a plus rien à voir avec une armée de réserve et qui n’est plus utile en quoi que ce soit aux capitalistes (sauf pour sa fonction répressive). Des favelas du Brésil aux banlieues de nos grandes villes, tout un pan de la population ne constitue plus la chair à canon virtuelle du capitalisme : elle a été purement et simplement « dé-capitalisée », exclue du champ même de l’économique, et c’est encore pis. Niais alors la question se pose à nouveau : à qui servent donc tous ces chômeurs qui ne servent plus à rien pour le capitalisme ? Eh bien, tentons l’hypothèse : ils nous servent encore à nous, prolétaires « privilégiés », roturiers et athées, qui ne pouvons plus nous définir que par notre seul travail et qui croyons encore à la valeur des oeuvres et des tâches, sans fard et sans mensonge, c’est-à-dire aux chaînes et au knout. Les chômeurs servent à nous conforter dans notre idée privée qu’une libre activité créatrice et sans contrainte est une utopie fallacieuse ; qu’il n’y a de travail créateur que contraint ; et que pour pouvoir nous donner des chaînes à nous-mêmes nous avons besoin de penser que les autres, tous ceux qui ne sont pas capables de s’en donner à eux-mêmes (c’est-à-dire régulièrement nous-mêmes), en portent par force dans le travail salarié ou se trouvent de fait exclus du champ social.

Sommes-nous prêts à abandonner cette croyance, ce besoin, cette pensée au cœur de la modernité que seul ce qui cristallise en soi du travail est valeur ? Certainement, et c’est là tout le sens de cet article. Mais que l’on ne vienne pas nous dire que ce n’est là qu’une idéologie et qu’au fond cela ne nous coûtera rien : si l’humanité apprend dans son ensemble à se libérer de ses chaînes, bien peu seront assez forts pour conserver d’eux-mêmes les leurs, et, même s’ils ne versent pas alors dans un polythéisme new age, à coup sûr leur travail en pâtira, c’est-à-dire rien moins que le tréfonds d’eux-mêmes.