famille, je vous aime ! chroniques des compromissions peu reluisantes
par Alain Ménil
On voudrait que la chronique des Compromissions Peu Reluisantes ne fût jamais un bêtisier ; mais c’était peut-être beaucoup présumer des politiques. Et à peine élue, la gauche victorieuse retrouve ce misérable penchant, quand certains sujets, complexes, appelleraient plus de finesse et d’intelligence. Soit, pour ce début d’été, tes retombées de la gay pride, et la revendication du CUCS, qu’Élisabeth Guigou se propose d’étudier pour lui donner force de loi.
À ceux qui attendent du gouvernement Jospin qu’il sache faire oublier les atermoiements pudibonds de l’époque Bérégovoy, Martine Aubry aura choisi de leur assener une de ces évidences que plus d’un croyaient enterrées avec les engagements récents de cette gauche ressourcée. Qu’a dit Super-Martine, qui suscite ainsi notre inquiétude (si l’on est d’humeur optimiste), ou justifie notre ire (si l’on est enclin à penser que les déclarations d’été pèsent plus, étant donnée l’absence de riposte que la période de vacances favorise traditionnellement) ? Qu’il fallait limiter cette revendication aux questions de logement et de transport, domaines en effet importants, mais par nature peu à même de traduire dans la loi les exigences de tous ceux qui entendent construire leur vie autrement que selon le strict cadre matrimonial. Et la raison invoquée pour vider de sa substance cette revendication ? La famille, qui, dit-elle, demeure « la cellule de base de la société » (Le Monde, 12 juillet 1997).
On se gardera bien de renvoyer notre chère ministre à la lecture d’Aristote, encore que le chapitre 1 du livre 1 de La politique lui serait d’un grand secours (à savoir, qu’entre la famille et la polis, un saut est à penser : la famille n’est pas un micro-État, ni une mini-société, pas plus que ces derniers ne sont une grande famille). On se contentera de noter que cette attitude restrictive ne revient à rien d’autre qu’à retirer du projet du CUCS la plus grande partie de son intérêt, puisqu’il suffirait d’étendre à tous les transports ce que la SNCF propose déjà pour tous ceux qui’ se reconnaissent comme couple ; et qu’en matière de logement, cela ne répondrait pas à l’exigence de ceux qui, après avoir partagé leur vie avec quelqu’un d’autre, souhaiterait peut-être plus que continuer de vivre sous le même toit... Mais voilà, la famille est l’unique obsession de ceux qui ont peine à entendre que les formes d’associations entre deux partenaires ont, depuis quelques temps déjà, largement débordé le schéma hétérosexuel et procréateur auquel notre ministre résume sa conception de la solidarité.
Encore qu’on pourrait ironiser longuement sur le bigotisme à peine voilé de cette défense et illustration de la cellule familiale, en rappelant à Super-Martine que cette conception exclut de jure de la société tous ceux qui, célibataires, concubins,ou « couples-mariés-sans-enfant », ne familialisent pas. Cette déclaration vise bien entendu à rassurer ceux qui s’énervent de façon ubuesque sur les attendus de cette loi à venir, et qui considèrent que le CUCS est une déclaration de guerre au mariage. Faut-il que ce dernier présente si peu de vertus ou d’attraits pour qu’il n’y ait d’autre moyen de le défendre que de réserver ces corrélats juridiques que sont l’héritage et les dispositions fiscales à ceux qui convoleraient en « justes noces » ? Faut-il qu’il soit lui-même si peu évident aux yeux de ses ardents défenseurs, qu’ils en donnent une vision si mercantile de l’alliance, et qu’ils n’aient d’autres arguments que de priver tous les autres citoyens de droits qui relèvent plutôt de la volonté contractuelle d’exister ensemble que de la suite éventuelle des épousailles... Mais si faire de la famille la cellule de base de la société n’est pas un moyen très subtil d’envisager d’autres formes d’association contractuelle que celle passant par la conjugalité reproductrice, ce n’est pas, non plus, un signe très sûr d’une compréhension pertinente des contours actuels de la dite « cellule familiale ». On voit bien à quoi ressemble celle-ci dans les discours de Martine Aubry, mais cela tient plus d’une icône que d’une règle absolue.
Au demeurant, il est fallacieux de prétendre que cette réforme, nécessaire pour répondre au vide juridique que représente le décès du partenaire quand celui-ci n’est pas marié ni ne peut l’être, ne concernerait que les gays, comme le feint de croire Madame Aubry lorsqu’elle s’interroge sur la portée de cette « revendication homosexuelle » : sont concernés aussi bien tous ceux qui voudraient associer leur vie dans une communauté contractuelle - laquelle ne passe pas nécessairement par les seules formes de la conjugalité reproductrice... CPR, donc, que cette démagogique déclaration, et qui ne mériterait pas cette note, si, en un sens, elle ne confirmait pas l’extraordinaire confusion de pensée dont nous avions à nous plaindre en lançant cette chronique, et qu’on a trouvée exemplairement incarnée depuis l’ineffable Ségolène Royal. Nous étions alors en pleine hystérie judiciaire et policière quand, cédant un peu vite aux sirènes médiatiques pour nous (aire part de la sincérité de son investissement contre la pédophilie, elle eut ce mot inimitable pour appeler chacun, dans les instances de l’Éducation nationale, à se faire le relais d’une inquiétude déjà largement sollicitée par les médias : « C’est une maman qui vous écrit »... Mais Madame, ministre ou mère, il faut choisir, quand, à notre connaissance, le fait d’être mère de trois enfants ne garantit nullement qu’on soit apte à remplir cette fonction pour laquelle vous avez été nommée.
Mais plus encore que cette démagogique sollicitude, l’effroyable lapsus qui consiste à officialiser ce qui ne devrait jamais être autre chose qu’un vocatif, destiné à ne pas sortir de la sphère privée de la relation généalogiquement familiale : c’est une maman qui vous écrit. Comme si nous, citoyens, étions des enfants, ou pire encore, comme si le ministre qu’elle est officiellement n’identifiait sa fonction qu’au travers du langage encore immature qu’elle tient à sa progéniture !
Cet infantilisme de l’expression est moins anodin qu’il n’y parait, tant il est vrai que la sottise sait se montrer terriblement activiste, et n’hésite jamais à en faire trop, et à en rajouter, de peur que nous n’ayons jamais assez compris. Aussi faut-il conclure que si une chronique des CPR n’est pas un bêtisier, elle aura souvent affaire à la sottise et à la bêtise.