Vacarme 04/05 / féminin pluriel

« J’ai vu les femmes avoir peur » entretien avec Geneviève Fraisse

Parler des femmes ouvre immédiatement la réflexion sur la différence des sexes. Geneviève Fraisse (directrice de recherches au CNRS en philosophie) a choisi de parler de « différence des sexes », plutôt que de « différence sexuelle » (Hélène Cixous, Luce Irigaray), ou de genre (gender), proposition philosophique venue des États-Unis. elle ne se dit convaincue ni par l’« affirmation ontologique ou psychologique d’une différence » qui constituerait le « point de départ d’une philosophie du féminin », ni par l’opposition entre le biologique (les sexes) et le social (la construction de rôles sexués) qu’entérinent les tenants du genre et qui risque à ses yeux de conduire a la « perte de la représentation sexuelle au profit d’une abstraction volontariste ». De même, on ne saurait en rester, pour elle, au simple fait de la différence des sexes - pure donnée qui ne pourrait échapper à son statut d’empiricité. Geneviève Fraisse interroge la tradition philosophique, dépiste les occultations, les ellipses, comme les mises à l’index ou les mentions marginales de cette différence des sexes, qui n’est jamais constituée en objet philosophique.

Geneviève Fraisse : Je travaille sur la différence des sexes, cela reste...

Sabine Prokhoris : Incongru ?

GF : Incongru, et indécent. Mais j’ai tellement l’habitude d’avoir travaillé sur cet obstacle, qui n’est d’ailleurs pas extérieur à l’objet, mais inhérent à l’objet. Tout mon travail consiste à déjouer. J’essaie de • faire preuve. ; en entraînant le lecteur à travers des concepts classiques, qu’il reconnaît comme siens, et de l’amener à un point où il se retourne et dit : j’ai pris cette question au sérieux. Voilà comment je fais travailler l’obstacle. Ce contre quoi je lutte, c’est l’idéologie, et contre -un travail qui consiste à produire de la dénonciation. Je ne peux rien faire avec la dénonciation. C’est seulement en énonçant des choses que je fais évoluer les choses, que je peux déplacer les résistances. On m’a d’ailleurs rétorqué : Alors vous perdez l’objectif féministe. Si on pose au départ une position Politique disant qu’il faut dénoncer une oppression dans l’espace politique comme dans l’espace de la pensée, on n’obtiendra rien. Ce qu’il faut, c’est, à travers le travail de la pensée, avoir des effets politiques. Pas d’a priori politique, mais de l’a posteriori politique. Voilà, s ! je résumais, comment je lutte contre les résistances : je dois pouvoir a posteriori avoir déplacé quelque chose chez te lecteur et l’auditeur. Mon enjeu est là et c’est pourquoi, je reprends la tradition philosophique. Sinon, je dirais, ce que beaucoup ont fait : nous écartons cette affaire, et maintenant, nous pouvons produire quelque chose de différent, de nouveau, d’alternatif. Ce que je peux trouver naïf, dans un premier temps (quand on est un peu historien, on sait bien qu’il ne suffit pas de dire : on fait surgir le féminin, l’autre côté de la modernité) ; dans un deuxième temps, j’aurai un grand respect aussi - quel est ce travail de pensée d’une émergence ? Je n’ai pas envie de dire qu’il n’y a peut-être rien à y lire ; simplement cela ne m’intéresse pas. Ce type de position (on fait table rase, on crée une symbolique féminine, transmission de mère à fille, différente de la transmission symbolique - on crée un espace neuf, avec, par exemple, Luce Irigaray) a séduit beaucoup de femmes, mais moi je suis restée muette face à cela. Il ne suffit pas de prendre le recto du verso d’une page pour que les choses changent. Aucune révolution ne s’est faite comme cela, ni historique, ni symbolique. Mais, en termes de séduction, ça a incroyablement marché...

Frédérique Ildefonse : Ça peut marcher, si ça marche pour certaines personnes, un certain temps, et après, ça s’arrête.

GF : Il y a quelque chose qui s’épuise. Mais ces personnes ne vont pas faire le pas dialectique de passer à autre chose, cela va plutôt être : retournons à la poésie, à la peinture, à une autre forme d’expression. Mais c’est aussi cela la séduction : on transfère sur un objet plein de choses, et après, il n’en reste rien. Ce n’est que maintenant que je commence à dire à quel point cela ne m’a pas intéressée. Je ne prends pas la tradition philosophique sur la question de la différence des sexes pour me livrer à un petit exercice rhétorique. Cela me parait être la seule issue intéressante, qui est, de l’intérieur, de voir en quoi on va peut-être pouvoir élaborer les conditions à partir desquelles déplacer les choses.

histoire et historicité

SP : J’aimerais que vous reveniez sur votre rapport à l’histoire et à l’historicité.

GFL’historicité permet d’échapper aux alternatives traditionnelles qui apparaissent dans l’explication de la différence des sexes inné/acquis, nature/culture, biologique/rapports sociaux de sexe, d’éviter d’avoir à choisir entre l’explication naturaliste et culturaliste. Il y a fabrication d’histoire. C’est déjà opposer une première résistance à l’idée selon laquelle les rapports entre les sexes échapperaient à l’histoire, seraient atemporels, ou relèveraient d’invariants anthropologiques ou psychanalytiques. Et à côté la littérature serait là pour raconter... L’historicité, pour moi, c’est raconter l’histoire - des histoires qui rie relèvent pas seulement du texte littéraire, et qui donc par là-même ébranlent légèrement la représentation des invariants ou de l’atemporalité. Affirmer l’historicité, ce n’est pas seulement repérer des ruptures historiques ou des points d’histoire, mais se dire que la différence des sexes fait histoire - est un des éléments de production d’histoire, dans la pensée comme dans le réel politique. L’historicité - ce fait que les sexes feraient histoire annule le choix à faire entre nature et société : l’historicité est la seule chose qui permette d’échapper à la binarité - elle ne s’oppose à rien. Les sociologues féministes qui soutiennent l’idée de rapports sociaux de sexe s’épuisent à s’opposer au biologique et au naturel - elles retendent le miroir qu’on leur a tendu. Je n’ai pas de théorie de l’historicité, mais je propose de travailler avec l’historicité, de manière à échapper à la binarité nature/culture, biologique/social. Comme la psychanalyse le fait sur le plan individuel, le travaille avec ce mélange de nature et de culture.

FI : Pouvez-vous donner des précisions sur cette production d’histoire ?

GF : Dans l’histoire de ces deux derniers siècles, qu’on reprenne le travail féminin, l’accès des femmes au savoir, les guerres, on voit bien que la différence des sexes produit de l’histoire. Prenons la guerre de 1914, les hommes comme héros et les femmes comme support de la reproduction, y compris de la production des bombes : on n’a jamais pris la mesure de la façon dont ça pouvait produire de l’histoire - dans la répression que les femmes vont subir à la sortie de la guerre, et dans la transformation d’une société dans son ensemble. On dira : il faut aussi traiter des femmes et de la guerre. On est dans le « aussi », dans le « en plus » ., jamais dans la dynamique intérieure. Ce qui est frappant, c’est que le moment, au début du xxe siècle, où la représentation de l’homme (l’homme de l’anthropologie) comme être historique devient dominante est aussi, étonnamment, le moment ou les sciences produisent la théorie des invariants de la différence des sexes - où l’on va faire du rapport hommes/ femmes quelque chose d’extérieur à l’histoire. La différence des sexes fonctionne à contretemps. Nietzsche a tout compris ; vous pouvez constater qu’il historicise toujours la situation des femmes, a contrario des autres philosophes qui historicisent l’être humain sans qu’il soit jamais question de la différence des sexes ; celle-ci, par ailleurs, sert aux philosophes à déconstruire la métaphysique, curieusement, le rapport hommes/femmes est laissé dans l’atemporalité. Pour ma part, je fais de la construction, pas de la déconstruction. Je ne cherche pas l’envers du décor. J’ai actuellement différentes pistes, différents chemins. J’aime le côte un peu chantier de l’historicité, son côté à la fois polémique, programmatique et théorique.

SP : A propos de l’expression « différence des sexes », que penseriez-vous de lui substituer le terme de dualité ?

GF : Dualité est un ternie intéressant. Mais je tiens à l’expression — différence des sexes •, qui, contrairement à la • différence sexuelle •, ne propose aucun contenu. C’est un concept vide, et c’est bien. Je ne propose pas de théorie de la différence, mais je m’attache aux conditions de pensée épistémologiques de la différence. Ce que l’on n’a pas avec la théorie du genre (gender), qui en reste à une scission entre biologique et social, sans aucune émancipation dans le rapport à cette opposition sinon celle de croire qu’on peut annuler le biologique. Je dis qu’il n’y a aucune définition, aucune science, mais un savoir, qu’il faut construire, un savoir qui pourra traverser des sciences constituées, la psychanalyse. Et je refuse tout autant l’idée selon laquelle la différence des sexes serait l’objet exclusif, I’affaire - de la psychanalyse. C’est inverser d’une manière stupéfiante la puissance de subversion de la psychanalyse, tout en confortant le fait qu’il n’y a pas d’objet philosophique • différence des sexes, puisqu’une science s’en occupe : après la médecine, la psychanalyse !

FI : Quelque chose me gène dans l’utilisation du terme de dualité, qui recoupe le problème d’une « identité sexuelle ». On ne peut éviter de s’interroger sur la nécessité d’une sommation à se déterminer sexuellement. Sortir de la binarité, comme vous le proposez, c’est aussi se méfier de la dualité et concevoir que c’est plus compliqué que cela. A cet égard, la levée de l’adhérence du masculin aux hommes, du féminin aux femmes n’ouvre pas seulement quatre termes, mais une multiplicité de combinaisons.

SP : La dualité est également au sein de chacun.

GF : On n’a pas à penser seulement la question de l’identité. Dualité pourrait me gêner parce que je tiens à l’absence de contenu — je refuse de donner un contenu à la différence des sexes. Si je suis une femme à Kaboul aujourd’hui, je suis effectivement assignée à une identité simplifiée, mon corps de femme et je suis très mal. Mais je n’entre pas pour ma part dans ces sommations à définir mon identité. Tout dépend du niveau auquel je parle. Il y a des niveaux : le niveau du rapport amoureux, le niveau social, le niveau politique. Effectivement, le décollement du masculin des hommes, et du féminin des femmes ne produit pas seulement quatre termes, mais me permet d’instruire les niveaux auxquels je vais me tenir.

SP : Cette affaire de niveaux est essentielle. Mais la question sur la différence portait non pas sur l’utilisation que vous en faites, mais sur sa réception. Lorsque Françoise Héritier parle de différence, on a le sentiment que ce terme enveloppe nécessairement une hiérarchie.

GF : Il y a énormément d’interrogations autour de cette contrainte à l’identité. Personnellement, j’en suis étonnée, parce que je ne l’entends pas, bien que je l’entende souvent, par exemple dans les textes américains d’aujourd’hui. Pour moi c’est une question qui ne se pose pas. Il y a tant de niveaux de détermination, tant de détournements sans cesse chez un être, qui mélange tel trait féminin, tel trait masculin, selon les moments de son histoire, avec plus ou moins de bonheur. Ici, c’est la sommation à la solution qui se manifeste. Si on reparle « science, théorie, savoir », je suis extrêmement surprise du fait que, sur la question de la différence des sexes, il faille toujours donner des solutions, toujours résoudre des problèmes, toujours dire « c’est comme cela et pas autrement ». C’est ce qui a donné lieu aux fameux débats entre différentialistes et égalitaristes, comme quoi il fallait dire « on est d’abord différents ., » on est d’abord égaux ». Je me suis toujours dit : pourquoi tant d’énervement ? Pourquoi faut-il absolument répondre a des questions formulées depuis si peu de temps - à peine formulées ? Si je prends d’autres domaines de l’existence, les politiques, les philosophes fabriquent, formulent, réévaluent, réélaborent sans cesse les questions. Et sur la question des sexes, il faut répondre. Je retournerais la question : pourquoi une telle panique ? Qui vous somme ?

SP : Il n’y a pas de détermination biologico-je ne sais quoi qui déterminerait des essences, et un destin.

GF : Moi, je n’ai pas de réponse, et je tiens à cette absence de réponse. J’aime la position aporétique entre identité et différence qui scandalise un certain état féministe. Récemment, on a traduit, dans un des mes textes, le terme d’aporie par « dead-end », c’est-à-dire • impasse • ! Vous vous rendez compte ? Comme s’il était impossible de supporter une question sans réponse. Pour ma part je ne dois pas avoir de panique existentielle sur ce point — ce qui permet de dire : on peut s’en tenir à l’aporie. L’aporie, c’est quelque chose d’ouvert — l’humanité a besoin de fermer, de boucher.

FI : L’indétermination se supporte assez ma I.

GF : Ce que j’aime, c’est la liberté. L’aporie, ne pas répondre, c’est de la liberté. On ne va pas se chercher une place. Lever le refoulement sur la question de la différence des sexes, cela ne va pas avoir pour effet de nous mettre dans une place déterminée.

L’AMOUR

GF : Affirmant dès le départ qu’il n’y a pas dans la tradition d’objet philosophique « différence des sexes », on bute immédiatement sur l’amour et le désir, qui tiennent lieu de la différence des sexes. À défaut de l’objet « différence des sexes », on a l’objet « amour », qui en tient lieu. De même pour le désir, l’éros : il y a quelque chose qui a à voir avec la différence des sexes — dans les deux cas, il s’agit de rapports de contiguïté, de connexions. Il n’y a pas absence complète de ce qui évoque la différence des sexes. Ce qui est frappant, c’est que le désir et l’amour sont toujours présents en même temps — dans l’Antiquité, et à nouveau à partir du XIXème siècle. J’ai été très frappée par la fameuse phrase de Schopenhauer : personne n’a traité de l’amour entre Platon et Rousseau. Ce n’est pas complètement vrai, ce n’est pas complètement faux non plus. Voyez la fameuse lettre de Descartes à Chanut : soit je n’ai rien à dire, sait j’ai trop à dire, du coup, je ne dis rien. Il sent quelque chose très fort, et, en même temps, il décide de rester complètement à côté. Sur l’amour, il est tout à coup muet, ce qui ne l’empêche pas par ailleurs de parler des passions. Ce qui m’intéresse, ce sont les occurrences de l’amour dans la temporalité : l’amour est un philosophème qui joue un rôle curieux dans histoire de la philosophie ; on pourrait raconter I’histoire de la philosophie à travers les manifestations de la question de l’amour — pour voir comment l’amour est un opérateur, de même que l’égalité. Si on ne voit pas comment travaille la question de l’amour, à quel moment cela travaille nécessairement l’histoire de la philosophie, parce qu’aussi, par moments, cela s’absente, on perd quelque chose de considérable. De même, ceux qui font l’impasse sur la question de l’égalité entre les sexes (qui disent par exemple que c’est uniquement une affaire de pratique politique ; que théoriquement il n’y a rien à en dire) ne vont pas avancer très loin.

Fi : De mérite la différence des sexes n’est pas initiale — pas plus que la sexualité n’est centrale. C’est ce que Foucault met en lumière. L’objet « différence des sexes » se trouve à certaines périodes différemment configuré par divers énoncés, divers processus de pouvoir, qui Produisent comme un • état » de la différence des sexes, et, par une espèce d’effet de sablier, ces différents états de la différence des sexes vont eux-mêmes produire quelque chose - au sens de la production d’histoire dont vous parlez. GF : Oui, c’est ce qui fait que cela fait histoire. Mais Foucault parle plutôt du Sexe. Pas de la différence des sexes. Ni de la sexualité. Qu’est-ce que le Sexe chez Foucault ? Parler en tout cas de ces états, c’est bien voir que le sexe n’est pas un élément isolé, c’est un élément qui se brasse avec des tas d’autres suivant des moments différents...

FI : Sans pour autant qu’il puisse être banalisé, mis sur le même plan que les eaux et forêts, les différences sociales...

GF : Bien sûr, mais c’est un jeu complexe. Si on prend l’histoire, il faut faire advenir la dimension selon laquelle l’histoire est aussi sexuée. En philosophie, l’intérêt serait en revanche de ne pas dissoudre l’objet femme, mais de le faire advenir et de le problématiser comme tel.

Peurs

FI : Peut-on revenir à la peur de la confusion des sexes, à la panique qui s’y attache ?

GF : La question de la confusion des sexes est proprement liée à une représentation démocratique de la société - elle ne se pose pas dans des sociétés hiérarchisées. La société démocratique est ta seule où les différences sont censées disparaître. La confusion est la pire des questions, la pire des sommations. C’est affreux : on veut nous faire des hommes et des femmes pareils ! Mais que sur les sexes, il faille se taire...

SP : ...Ne pas penser...

GF :...C’est tout à fait fascinant. Sur la différence des sexes, tout le monde énonce de l’opinion ; il n’y pas l’idée de la représentation d’une production de savoir : tout le monde en sait quelque chose, puisque ça vient de l’empiricité ! Et si on produit du savoir et que ce savoir est visible (une publication), ce qui m’a fait de la peine, autour des années 1990 - maintenant je suis habituée - , c’est que j’ai vu les femmes avoir peur - ne pas vouloir défendre l’idée qu’il faudrait penser sur les femmes, y compris à l’intérieur d’une exigence féministe.

FI : Mais qu’est-ce qui justifie la peur ? On peut estimer que ce n’est pas un objet de savoir, ne pas comprendre, trouver cela indécent, etc. .... Mais pourquoi la peur ? GF : Parce que le sexe. Le sexe, c’est l’objet du refoulement et du consentement a la domination, c’est-à dire à des choses qui ne se disent pas - le sexe ne se dit pas, quoique cela fasse beaucoup parler. En même temps, il y a quelque chose qu’il ne faut pas dire.

FI : Mais pourquoi les femmes ont-elles peur ?

GF : Parce qu’il y a un côte de transgression. Pour les femmes, il faut maquiller l’accès au pouvoir politique, au symbolique, à la pensée,

SP. : C’est comme si elles risquaient de ne plus exister.

GF : Je l’ai vu avec les médias : une femme ne peut pas défendre un texte théorique sur les femmes. II y a de la peur, et je crois même un peu de honte : l’idée d’une position à ne pas prendre. Position phallique ?

SP : Je ne sais pas s’il s’agit de position phallique. Je crois que la panique vient du fait que, précisément, ce n’est pas une position phallique. Alors qu’est-ce que c’est ?

FI : Là, pour le coup, on sort bien de la binarité...

GF : Oui, et cela fait histoire.

SP : Objet non identifié.

FI : Peut-être s’agit-il de la production de quelque chose qui n’est pas repéré et qu’on a toute tentation, pourtant, d’interpréter comme phallique - parce que c’est dans un repérage connu. Dans la peur, la gêne, la honte, on sent bien les ramifications des étiquettes et, éventuellement, leur mise en défaut.

GF : En tout cas, c’est une histoire entre femmes. C’est une femme qui ne peut pas supporter qu’une femme transgresse quelque chose. Sur la question de la théorie, comme sur la question de l’érotisme (qui en est I’envers exact), on ne peut pas a priori faire crédit aux femmes qu’elles vont produire des textes, de la pensée. Un universitaire m’a récemment demande, alors qu’il reconnaît parfaitement ma position sociale (reconnaissance universitaire) :• Tu travailles toujours sur les suffragettes ?• Vingt ans de production ramassés sur le rien ! C’était fou, cette discordance. Il ne pouvait se représenter mon travail que dans l’archi-rien (c’est-à-dire dans l’agitation féministe). Pour les hommes, on est dans le rien d’objet et pour les femmes, ce n’est pas possible d’avoir osé produire de la théorie là dessus,

FI : Cela ne correspond pas à un élément du quadrillage existant.

GF : Cri retombe toujours sur l’idée qu’il n’y a pas d’objet à penser. Donc des suffragettes c’est la négation même de l’objet... C’est comme si on disait, pour le mouvement ouvrier, quelques grévistes débiles, quelques excités... On est dans le rien, et si on ne fait pas du rien, comment annuler le fait qu’il n’y ait pas du rien ?

FI : Il faudrait aussi se demander ce que cela veut dire pour le rapport des hommes à leur caractère masculin que de dire que cet objet n’en est pas un...

GF : Ni les hommes ni les femmes n’ont envie de réfléchir sur la position femme, différence des sexes, etc... On veut émettre des opinions - c’est-à-dire en rester à des croyances, à des humeurs.

SP : Cela recoupe le problème de la différence entre une femme et une autre, commençant la penser hors référence phallique ? GF : Il y a cette question de la perte des repères phalliques, mais aussi l’idée que le sexe ne peut jamais occuper une place normale. Mais peut-être c’est bien. On me l’a bien dit, il n’y aura jamais de sérénité possible pour qui aborde cette question. En tout cas, il n’y a pas de place préalable, d’où une réaction de panique.

Bibliographie : Geneviève Fraisse, La différence des sexes, PUF, 1996 ; Muse de la raison, Démocratie et exclusion des lemmes en France, 1989 - Folio Gallimard 1995 ; La raison des femmes, Plon, 1992.