Vacarme 04/05 / féminin pluriel

Danser pieds nus entretien avec Julia Marcus

Formée à la danse classique, danseuse moderne, cabarettiste, membre du parti communiste allemand, puis critique et traductrice, Julia Tardy-Marcus, née en 1906, est une figure inclassable de la danse allemande de son époque. Connue dans la France d’avant-guerre comme danseuse et appréciée d’artistes et d’intellectuels tels que Desnos, Prévert, Nadeau, elle se forma et travailla avec tous les grands artistes et chorégraphes modernes (Rudolph Laban, Suzanne Perrottet, Mary Wigman, Lisa Duncan, Jérôme Andrews). Elle participa surtout à l’invention d’une danse dont la dimension critique dépassait la remise en cause des représentations bienséantes du corps féminin. c’est la nature des efforts imposés aux corps laborieux de ses contemporains qu’elle considérait. Son souci de la "tâche" et du mouvement quotidien comme source même du travail chorégraphique l’inscrit dans l’histoire des avant-gardes chorégraphiques, de Laban aux danseurs américains des années 1960. Mais elle nous donne aussi à découvrir tout un pan de la condition des danseuses sous Weimar, puis sous le nazisme.

Un critique affirmait en 1936 à votre sujet : « La danse humoristique et plus exactement la danse caricaturale conviennent assez mal à une femme, à moins que cette femme soit particulièrement servie ou desservie par la nature... Il parlait aussi de la « curieuse laideur d’une Valeska Gert », et ajoutait : « — Nous n’accepterons jamais volontiers qu’un être et un art, pour qui l’harmonie doit être tout, préfèrent sacrifier la grâce à l’humour. » Qu’en pensez-vous ?

L’émancipation des danseuses, en tant que femmes, a commencé avec Isadora Duncan et avec Bess Mensendik, qui a développé la première la gymnastique féminine corps nu, sans corset. Les pieds nus contre les pointes, un premier pas vers la libération des femmes. Du temps de Wagner, les danseuses étaient entretenues, des demi-prostituées ou considérées comme telles par la bourgeoisie. Vous ne possédiez des costumes de spectacle que si un bonhomme était en mesure de vous les offrir. Cette situation n’était d’ailleurs pas étrangère aux danseurs.

J’étais ce qu’on pouvait appeler « une belle femme », mais cela ne m’a pas empêchée de faire des danses « grotesques ». Je voulais m’imposer et me distinguer, me singulariser en tant que créatrice, et j’ai fait le choix d’une esthétique burlesque et parodique à une époque où cela était certainement perçu comme « antiféminin ». En d’autres termes, ce parti pris ne répondait pas aux exigences de la grâce qui était censée être le propre de la danse.

Quelles étaient vos conditions de vie en tant que danseuse durant les années 1920 ?

Je fais partie de la première génération de danseuses à vivre vraiment de la danse. Ce fut véritablement un acquis de la danse moderne, nous étions d’ailleurs quasiment toutes syndiquées. Les années 1920 ne furent certainement pas les golden twenties, comme on l’a souvent dit, même si, en tant que danseuse salariée à l’Opéra de Berlin (de 1927 à 1933), on passait pour des privilégiées. Une élève du ballet touchait 200 marks environ, ce qui était peu, mais qui permettait de vivre sans se faire entretenir. Comme danseuse de groupe, on touchait 300 marks, comme soliste, 500 marks. Les responsables (Lizzie Maudrick en particulier) y tenaient beaucoup, les danseuses modernes devaient désormais avoir une vie irréprochable ; l’ambiance était en surface à la vertu et au respect de la hiérarchie. Le milieu social des danseuses avait complètement changé. À l’Opéra de Berlin, ce fut une vraie rupture. Les « classiques » étaient de milieu très populaire avec un niveau culturel quasiment nul. La classe moyenne est entrée dans la danse avec les « modernes », avec une culture, des ambitions et des prétentions beaucoup plus hautes. J’étais francophile, je lisais beaucoup, je fréquentais des intellectuels.

Soit vous étiez salarié par une institution, et cela assurait une stabilité initiale à partir de laquelle les artistes les plus connus ont pu gagner leur vie par leurs tournées. Soit vous étiez encore chez vos parents, soit vous aviez une fortune personnelle, soit enfin vous étiez protégé par une forme de mécénat. À défaut, vous creviez de faim et vous financiez vous-même vos spectacles. Les danseuses dans des compagnies de danse moderne étaient très mal payées, les compagnies ne pouvaient leur assurer un salaire minimum. Je me souviens que lorsque le groupe Wigman, pourtant très célèbre, était en tournée, les danseuses n’étaient même pas logées à l’hôtel, mais chez des particuliers. L’enseignement était aussi une source de revenus, les écoles de danse étaient chères à l’époque (plus de 100 marks par mois, et rares étaient les élèves qui obtenaient des bourses), mais on n’en vivait pas. L’enseignement était beaucoup moins développé qu’aujourd’hui.

Qu’est-ce qui a caractérisé votre éducation, enfant ?

J’ai eu une éducation protestante mais je suis demi-juive, par mon père, musicien, qui s’était ensuite converti. C’était un mauvais père qui se croyait un génie méconnu. Il a laissé ma mère seule avec trois enfants pour vivre avec une élève, jeune, jolie et riche et il a demandé le divorce. On était dans la misère, malheureux comme des va-nus-pieds. Ma mère fut la première femme à Hanovre à apprendre la sténo—dactylo. Si elle n’était pas « féministe », elle était très en avance sur son temps. J’étais encore mineure quand j’ai dit vouloir devenir danseuse, quitter Saint-Gall où nous vivions en Suisse et partir à Zurich. Elle m’a laissée partir seule avec un sac au dos sans un sou. Si j’avais eu de l’argent, j’aurais continué mes études pour devenir germaniste, je ne serais pas devenue danseuse ! J’étais une très bonne élève, mais j’ai quitté l’école à l’âge de treize ans. Ma mère m’a trouvé une place dans une petite usine de broderie où je suis restée peut-être deux ans tout en suivant des cours de commerce, le soir.

Je ne voulais pas de cette vie. Une chose à cette époque me procurait cependant beaucoup de bonheur : je faisais en effet partie du mouvement de jeunesse des Wandervögel, (c’était essentiellement à l’époque un mouvement de révolte contre l’idéologie bourgeoise qui était né en 1905 en Allemagne). Ce fut une grande partie de ma vie et ce type d’encadrement rassurait ma mère. On s’habillait de vêtements très simples, avec des chaussures à talons plats, on mangeait tous dans des restaurants sans alcool midi et soir, on partait se promener dans la campagne, dans les forêts, pour faire des feux de camps, on chantait des chansons populaires. C’était un groupe romantique, on lisait Rilke et on se récitait des poèmes !

Comment avez-vous commencé la danse ?

J’ai suivi des cours chez une pédagogue, Madame Forrer, une élève de Dalcroze, qui faisait improviser ses élèves sur la musique de piano. J’avais seize ans ; je n’avais pas d’argent, j’ai donc trouvé par une annonce un travail de modèle à l’académie des Beaux-Arts de Saint-Gall. Cela faisait des années qu’ils n’avaient eu pas de modèles féminins ! En effet, seules les vieilles prostituées, dans ce pays très puritain, acceptaient ce type de travail. Puis je suis partie à Zurich en 1925, pour me rendre dans l’école de Laban et Suzanne Perrottet. J’étais la seule à gagner ma vie dans cette école très snob dont la plupart des élèves étaient issues de la grande bourgeoisie, comme chez Dalcroze. Pourtant il n’y avait pas de conflit de classes entre nous, ce qui nous unissait, c’était la danse. J’étais courageuse, aussi des parents d’élèves m’ont-ils aidée financièrement. Je me suis ainsi rendue à Dresde suivre les cours de l’école Wigman pendant deux ans.
Les élèves de l’école étaient très mal vues, on était l’horreur de la bourgeoisie de Dresde, notre allure (les cheveux défaits, mal habillées, sans talons) ne plaisait pas. Nous formions une classe de vingt élèves. Chez Wigman, l’improvisation était quasiment tout, et pour nous toutes elle incarnait la danse, elle avait un charisme extraordinaire. À cette époque, on n’était pas particulièrement politisées. On allait juste voir les films russes, en particulier le Cuirassé Potemkine.

Comment avez-vous vécu vos deux engagements, à l’opéra municipal de Berlin, et au Parti communiste ?

J’aimais dans le ballet la qualité du mouvement, la grâce. Mais j’avais un côté un peu garçon, on ne me confiait que des rôles mineurs et je dansais toujours dans le cadre d’un groupe, jamais comme soliste. Or je voulais travailler artistiquement pour moi-même, réaliser mes propres créations, c’est pour cela que je travaillais parallèlement dans les cabarets, et notamment au cabaret Katacombe dirigé par Werner Finck. J’y ai dansé Gandhi et le lion britannique, Briand, Gerhart Hauptman, Valse 1933, Le pianiste, Le chef d’orchestre, La danseuse nue. Au cabaret, on pouvait en effet se produire sans gros frais, c’était une scène ouverte à ceux qui ne pouvaient monter des récitals. Il n’y avait pas selon moi de contradictions entre danse moderne et danse classique. Néanmoins mon attitude n’était pas partagée par le milieu des danseurs de l’époque. Pour Wigman, nous étions des hérétiques, dès lors qu’on abandonnait la « danse pure » ou « absolue » pour faire de la « danse-théatre ».

C’est à cette époque-là, à Berlin, en 1931, que j’ai adhéré au Parti communiste en raison d’un contexte à la fois affectif, politique et artistique. En fait, ce fut une façon pour moi de combler un vide. Un vide amoureux d’abord, je venais de vivre ma première histoire d’amour à vingt deux ans. D’autre part, Berlin était une ville profondément à gauche, il y avait une misère effroyable. La solution pour nous, C’était le communisme, c’était dans l’air du temps, même si j’avais déjà des doutes sur le système, avec ces membres de la Nomenklatura qui se faisaient envoyer du fil à coudre de l’étranger. Et puis, il y avait au Parti communiste une vraie communauté de liens, une solidarité sincère, un dévouement, un enthousiasme qui comblaient aussi une forme de solitude. Je m’y sentais comprise en tant qu’artiste, les gens appréciaient mon travail de cabarettiste engagée. J’avais l’occasion de danser dans des manifs, dans des soirées de solidarité ouvrière, ou celles du Secours populaire. Parfois on était payés, parfois c’était bénévole.

Comment avez-vous travaillé à partir de 1933 ?

J’ai été renvoyée de l’Opéra, comme nous tous (Georg Gröke, Ruth Abramovitch entre autres), qui étions plus ou moins de gauche ou juifs, du fait de la loi de Goering (janvier 1933), la première loi rétroactive qui soupçonnait tout juif et tout démocrate, pacifiste ou socialiste d’être hostile à l’État national-socialiste. Un tiers du ballet de l’Opéra de Berlin fut mis à la porte du jour au lendemain. J’ai profité avec d’autres du concours international de danse à Varsovie pour émigrer, et j’ai gagné le prix de l’humour pour ma parodie de Gandhi et le lion britannique. Je crois que c’est ce que j’ai fait de mieux. Cette forme artistique sortait de l’ordinaire. Maurice Nadeau, qui m’a vue danser pour la première fois en 1934, était frappé par le caractère inédit de mon travail. Il avait vu une de mes danses, La Machine à coudre. J’avais extrait des mouvements des couturières, ce qui me semblait être l’essence de leur geste, un mouvement répétitif et extrêmement rapide des pieds et je moulinais des bras avec un tissu. C’était une répétition jusqu’à l’épuisement et, en quelque sorte, un travail d’abstraction à partir d’une tâche laborieuse, ancrée dans la réalité du travail, une danse finalement très simple et dépouillée. D’un point de vue technique, cela impliquait un très grand relâché du corps pour parvenir à cette vitesse. Dans La Danseuse nue, j’étais habillée de pied en cap avec un smoking noir et je faisais semblant de cacher mon sexe comme si j’étais très gênée. Là encore, il s’agissait de parodier un cliché. Pour Le Chef d’orchestre, j’imitais avec outrance les gestes inspirés d’un chef de musique wagnérienne. J’avais toujours une idée ou un concept au départ, puis je cherchais la musique ou je la faisais écrire et le composais la danse. Je dansais aussi très souvent masquée, notamment dans ma Parodie de Hitler (1931-1932), avant son arrivée au pouvoir, sur la musique de la marche des gladiateurs avec un costume qui formait une croix gammée. Je marchais comme un militaire, puis je m’agenouillais (à ce moment là, Hitler voulait séduire l’Église). Mon idée était de le singer. Du point de vue chorégraphique, c’était trois fois zéro, mais tout le monde se tordait de rire. C’était une farce chorégraphique en quelque sorte.

Comment vous situiez-vous dans le milieu de danseurs de l’époque ?

Si j’étais peut-être plus lucide politiquement que les autres danseurs, c’était grâce à mon engagement au Parti communiste. On était quatre amies communistes danseuses à l’Opéra de Berlin (Elsa Lindenberg, qui était la petite amie de Whilhelm Reich, Ruth Abramowitch, Ilse Laredo et moi), mais nous n’imaginions en aucun cas l’horreur à venir. Je fréquentais plutôt la bourgeoisie libérale. Après la guerre, on pensait qu’il y aurait le socialisme, que nos futurs enfants iraient à la crèche pendant que nous danserions, c’était la vision que nous avions du futur ! J’ai décidé de ne pas avoir d’enfants en avortant deux fois, parfois je me dis que j’ai raté ma vie. C’est très difficile d’être danseuse et mère. Et puis je pressentais intuitivement la montée d’Hitler, alors avec un bébé sur les bras, vous pensez ! Plus tard, en France, en 1937—1938, je me suis retrouvée un peu dans la même situation, enceinte de celui qui allait devenir mon mari, d’un enfant de couleur, face à tous ces pro-nazis dans la rue. L’avortement se pratiquait beaucoup, mais on n’en parlait jamais. La seule chose qui comptait pour les danseurs allemands à l’époque (Laban, Wigman, et bien d’autres) c’était de se faire reconnaître comme tels ; c’était une lutte très dure, ils étaient sourds à tout le reste. Quand ils ont été acceptés par les nazis, qui proposèrent de soutenir la danse, ils sont tombés dans le piège à 100 %, ce que je comprends. C’est comme une SDF qui, du jour au lendemain, serait reconnue. Ce n’étaient même pas des opportunistes, mais des gens qui voulaient, quelqu’en puisse être le prix, que leur art soit reconnu. Et je vous rappelle qu’à l’époque danser pieds-nus était perçu comme un acte pornographique ou révolutionnaire !
C’est difficile de comprendre aujourd’hui l’apolitisme des danseurs de l’époque ou leur aveuglement volontaire à ce qui se passait. Les artistes de la scène, je ne parle pas des metteurs en scène ou des écrivains, ne pensent souvent qu’à leur art, mais les danseurs encore plus. J’ai l’impression que cela tient à quelque chose de spécifique à la danse. La carrière d’une danseuse est très courte. Danser prend tout votre corps, votre esprit, vous vivez en dansant avec une intensité inimaginable, vous êtes là présent à 150 %. Il y a du fanatisme dans le corps qui danse, une expérience de la sublimation maximale. C’est comme une drogue, vous avez l’impression de ne vivre qu’en dansant. Ces danses étaient fondées sur l’improvisation, (non plus sur un rôle et sur le respect d’un code), c’est-à-dire sur une possibilité de vivre une incarnation du présent la plus parfaite, une aventure dans laquelle on ne sait jamais à l’avance où l’on va. C’est la mort, c’est la fin, la folie ou la dépression, dès que vous arrêtez, tout craque, quand la vie n’a de sens que dans cette expérience, sans enfants, sans attaches familiales. Alors, pourvu que vous dansiez, le monde est intact. La danse était comme une tour d’ivoire de la sublimation. Je me souviens d’ailleurs d’une conférence-débat de W. Reich (qui venait juste d’être exclu du Parti communiste) que j’avais invité à parler à l’opéra de Berlin, il m’a dit en sortant : « Je n’ai jamais vu un milieu si apolitique et si peu intéressé par la sexualité ! » Danser en un sens, c’est n’être plus sur terre, c’est une forme d’aliénation. Ceux qui ont émigré ont été obligés de le faire en tant que juifs ou communistes ; rares sont ceux qui sont partis par conviction.

En France, avez-vous continué à danser, à travailler ?

J’ai dansé encore à l’époque dans une revue au Théâtre Michel, Un coup de rouge, une revue de Dorin et Saint-Granier. J’y donnais là pendant les intermèdes Le Pianiste, Le Chef d’orchestre, et La Danseuse nue. Jacques Tati qui faisait un numéro me précédait et la bande à Prévert était dans la salle. J’ai aussi eu l’occasion de danser avec Valeska Gert, à Paris, à l’Académie Duncan en mai 1938. Elle faisait, si on peut dire, de l’expressionnisme théâtral, je l’ai vue danser une danse qui s’appelait La Mort, c’était un long râle, extraordinaire. La rupture a été la guerre. Je n’ai plus trouvé beaucoup d’engagements à Paris. Ce qui marchait, c’était la boîte de nuit avec les soldats, dans une ambiance plutôt pro-nazie et j’ai arrêté de danser. Jean-Louis Barrault avait à ce moment-là une école, on travaillait ensemble, mais je n’ai pu être embauchée. Ils m’ont demandé si j’étais juive, j’ai dit non, ils ne m’ont bien sûr pas crue. Cela pouvait entraîner la fermeture de l’école, et ils ne pouvaient accepter. Je le comprends, ils tenaient à leur école, les acteurs sous l’Occupation voulaient continuer de jouer, les gens continuer de manger ! Après guerre, je n’étais plus capable de m’intégrer dans le milieu de la danse, c’était Roland Petit, et une tout autre génération qui arrivait. Alors en France, pour gagner ma vie, je suis devenue traductrice, puis collaboratrice des Lettres nouvelles et de la Quinzaine littéraire et j’ai fondé le prix Nelly Sachs pour la traduction. J’ai beaucoup de mal à parler de moi, j’ai 91 ans, je ne suis qu’une vieille femme, même si je continue de beaucoup voyager. Je suis tellement étonnée née qu’on vienne me voir, parfois j’ai du mal à croire que j’ai été danseuse, que j’ai fait tout cela ! Cela me semble si loin. J’ai l’impression de vous parler d’une personne que j’ai à peine connue !