« style is a corset » entretien avec Simone Forti
Simone Forti, chorégraphe née en 1936, est l’une des figures majeures de la danse américaine. Si son parcours d’artiste suscite outre-Atlantique le respect et l’admiration de la part de la communaauté artistique, il demeure presqu’inconnu du public français. Il est vrai qu’elle ne dirige aucune compagnie et que, situation aggravante aux yeux de la plupart des programmateurs français, elle est avant tout une improvisatrice. le transitoire et la marchandise n’ont jamais fait bon ménage, et Simone Forti n’a aucun objet esthétique défini à vendre. Absente de la scène parisienne depuis quinze ans, elle nous a accordé un entretien, à l’issue d’une inoubliable performance donnée à la Ménagerie de Verre. Comme on le déduira de ce qui suit, Simone Forti appartient à une génération pour laquelle le conflit historique lié à la différence entre féminin et masculin s’est trouvé subverti.
Simone Forti : Je suis née dans une famille bourgeoise d’émigrés italiens, très libérale, et même assez bohème. À l’époque du lycée, j’ai commencé à m’intéresser à l’histoire de l’art ; j’ai donc suivi des cours du soir. Je me souviens qu’assez vite j’ai été marquée par la peinture. Un peu plus tard, je me suis mise à peindre. À l’âge de vingt-et-un ans, j’ai épousé Robert Morris. À l’époque, il était peintre lui aussi, et s’intéressait de très près au courant de l’expressionnisme abstrait.
Quand et comment êtes-vous devenue danseuse ?
En 1955, nous vivions sur la côte Ouest, à San-Francisco. Là j’ai rencontré Ann Halprin, ainsi que son époux, l’architecte Lawrrence Halprin. Tous deux s’intéressaient beaucoup à l’histoire du Bauhaus. Ann enseignait la danse. À l’époque, la poésie improvisée de la Beat Generation donnait lieu à de nombreux concerts dans la ville. C’est au même moment qu’Ann a commencé son travail consacré à l’improvisation, conçue comme per-formance artistique. Mais l’improvisation faisait déjà partie de son enseignement. Nous avons travaillé ensemble presque sans discontinuer de 1955 à 1959. Chaque jour, nous travaillions ainsi : le matin, étude approfondie de l’anatomie et des données kinésiologiques, l’après-midi était consacrée à l’improvisation, manière d’expéri-menter directement et de mille façons ce que nous avions étudié le matin. C’était l’époque des premières Tasks improvisations, qui allaient rapi-dement connaître un succès considérable. L’idée de ces « tâches » était de se saisir d’un paramètre ou d’un objet, et d’explorer physiquement les possibilités qu’il offrait. L’influence du Bauhaus est ici évidente. Mais surtout, en procédant ainsi, nous nous donnions la possibilité d’enrichir notre imaginaire corporel et cinétique d’une façon directe, sans plus être inféodés à des référents extérieurs (littéraires, psychologiques...), comme cela avait été le cas jusqu’alors dans la plupart des pratiques en danse.
Quelles autres sources situeriez-vous, concernant votre parcours de chorégraphe ?
J’ai découvert Kurt Schwitters à l’époque où j’ai fait la connaissance d’Ann Halprin. J’ai trouvé ses écrits extraordinaires. Tous. Bob (Morris) m’a fait lire Duchamp, qui a aussi beaucoup compté pour la suite de mes projets. En feuilletant un magazine chez Ann, j’ai découvert les activités du groupe Gutai au Japon. La liberté de leurs performances me fascinait, et annonçait ce que j’allais vivre avec d’autres artistes peu après à New York, en intervenant pour de multiples happenings. Par ailleurs, je m’intéressais au Zen, dans une certaine mesure. Avec mon ami John Graham, nous parlions beaucoup de théâtre, envisageant le recours à des procédures de juxtapositions et de collages qui nous semblaient inédites et intéressantes à expérimenter. « Blow your mind » était devenu pour nous une sorte de devise : il s’agissait de se rendre disponible à ce que nous ne connaissions pas, d’accepter d’être désorienté. Nous avions développé un projet pour lequel j’avais proposé le titre de « Nez » : Zen, mais à l’envers.
Avez-vous reçu d’autres formations à des techniques de danse ou de corps spécifiques ?
J’ai bien suivi un stage d’un mois à l’école Graham, en 1960, mais je ne pouvais pas rentrer mon estomac ainsi que l’exige cette technique. C’était au-dessus de mes forces. Puis je suis allée suivre quelques cours donnés au studio de Merce Cunningham lorsque nous nous sommes installés à New York avec Morris. Je me souviens que l’enseignant montrait des enchaînements aux-quels je ne comprenais rien du tout. Chacun était supposé intégrer les données de manière purement mimétique. Tout allait à une vitesse folle, j’étais incapable de rien mémoriser. Un paramètre important du mouvement semblait être l’isolation arbitraire de différentes parties du corps. Un jour, dans le studio de travail, exaspérée, j’ai déclaré que le travail de Cunningham était un travail d’adulte, avec ces isolations articulées, et que ce que j’avais moi à offrir était beaucoup plus proche des réactions holistes et générales qui sont celles du premier âge de l’enfance. En fait, ayant commencé la danse tardivement, par rapport à la plupart des danseuses, je ne me sentais ni disposée ni intéressée à transformer mes pratiques corporelles dans le sens d’un modèle déjà établi, quel qu’il soit. Mais j’ai passé des heures au zoo à étudier la locomotion chez les animaux. J’aimais particulièrement les ours, et aussi les tortues, qui sont capables de nager extrêmement loin avant de revenir. Deux petits chats qui jouent et se battent en même temps ont une pratique du mouvement proche de celle d’un art martial. J’ai appris plus de ces observations que de n’importe quel cours de danse. Et puis j’étais infiniment plus intéressée par l’étude des animaux ou le travail des « tâches-improvisations » que par je-ne-sais-quelle technique balletesque ou post-balletesque, ou même que par la complexité struc-turelle de la plupart des danses qui se faisaient à l’époque.
Comment gagniez-vous votre vie, alors ?
Morris travaillait à la poste ou pour les chemins de fer, à San Francisco comme à Portland, moi j’enseignais la danse à ma manière. Puis, à New York, je me suis occupée d’enfants dans une crèche, tout en participant de plus en plus à des happenings.
Quels ont été vos rapports avec les mouvements féministes des années 1950-1960 ?
Vous savez, au contraire des milieux picturaux de l’expressionnisme abstrait, les milieux de la danse n’ont jamais été durs pour les femmes. Il en allait pour nous comme pour les gens de Fluxus, ou pour le groupe de Yoko Ohno qui se réunissait et performait dans son loft. Les femmes n’avaient pas là à souffrir de leur condition. Dès lors, il n’y avait pas de nécessité directe pour moi à militer au sein de tel ou tel groupe féministe. Compte tenu de l’éducation que j’ai reçue, j’ai très tôt considéré qu’une femme doit être payée pour le travail qu’elle accomplit, et de la même façon qu’un homme. Pour le reste, il m’est arrivé de me sentir proche d’un grand nombre de revendications émises par les différents courants féministes. Mais encore une fois, sans doute du fait d’une situation depuis longtemps privilégiée, je n’ai jamais éprouvé la nécessité de devenir militante ; j’étais requise par ailleurs : mon désir de danser était extrêmement fort. Mais il y a une anecdote qui me revient, qui est assez éclairante à ce sujet. J’ai rencontré Robert Whitman lors de l’un de ses happenings. Très impressionnée par ce que j’y avais vu, j’avais le désir de travailler avec lui. Quelques mois plus tard, c’était chose faite. J’étais enchantée. Peu de temps après, nous avions une liaison qui allait déboucher sur un mariage. À compter du moment où nous fûmes mariés, Whitman me fit continuer de travailler en tant qu’artiste. Ce que j’ai fait ! J’étais tellement éprise... (grand éclat de rire). Vous voyez, quant au féminisme, j’avais encore beaucoup de progrès à faire !
Durant les années 1960, vous devenez l’une des figures majeures de la nouvelle danse américaine, aux côtés de personnalités telles que Trisha Brown, Lucinda Childs, Yvonne Rainer, Steve Paxton, Douglas Dunn et tant d’autres (parmi lesquels y compris des non—danseurs, tels que votre premier mari Robert Morris, et un autre plasticien, Robert Rauschenberg).
Comment vous-même en êtes-vous venue à participer à ce courant-là, incroyablement disrupteur, de la danse américaine ?
Arrivée à New York, j’ai pris part en 1960 aux fameux ateliers de composition en danse que Robert Dunn dirigeait au sein du studio Cunningham. Je me suis liée d’amitié avec plusieurs de ceux qui y participaient. Nous nous familia-risions en fait avec la pensée de Cage, et ses fameux « systèmes indéterminés ». II y avait une atmosphère d’extrême liberté, alliée à un souci d’analyse de ce que chacun d’entre nous faisait émerger comme propositions artistiques. Tout cela fut infiniment stimulant, bien au-delà de ce que je ne saurais en dire. A Noël, Jim Dine m’invita à participer à une soirée d’events qu’il organisait à la Reuben Gallery. See-saw et Rollers furent mes premières pièces en tant que chorégraphe. Puis je fus invitée régulièrement ici et là à présenter mon travail. Par ailleurs, comme le vous l’ai dit, je participais moi-même à différents happenings. J’étais alors très proche de gens comme La Monte Young, le musicien, Claes Oldenburg, Jim Dine, Kaprow ou Whitman, les « inventeurs » du happening. Il n’y avait alors pas de frontières nettement établies entre les différentes pratiques artistiques. Nous étions tous concernés de près par la possibilité d’un art des processus, et non plus des objets esthétiques stables, marchandables.
Vous continuez de créer ainsi régulièrement. Puis en 1970 a lieu Woodstock. Ce festival a-t-il fait événement pour vous ?
Ça a été un moment extraordinaire dans ma vie. J’y ai consommé beaucoup de drogues, comme tout le monde d’ailleurs : hasch, herbe, acides, mescaline... Mais le plus important se jouait dans une manière nouvelle d’être ensemble ; pas du tout théorique. Il y avait à la fois une liberté incroyable, et un respect mutuel, complètement iné-dits jusqu’alors. Il m’a fallu un an pour en revenir. J’ai vécu en communauté, où la seule règle tacite était de privilégier plutôt le silence. De cela il résultait une faculté d’écoute et d’attention : à autrui, à l’espace, aux durées, aux actes... Là, je n’ai d’ailleurs jamais cessé de danser. De mille manières. Je me souviens qu’un matin à l’aube, j’étais levée et pendant que deux d’entre nous préparaient leur petit déjeuner céréalier, j’étais dehors, dans le paysage, juchée sur un grand rocher, un petit rocher posé sur ma tête, expérimentant longuement les souples mouvements de l’épine dorsale que ce montage permettait. Il s’agissait d’expériences souvent très simples, vous voyez. Il y avait comme une entente muette entre cette activité à laquelle je me livrais et celle de mes amis en train de cuisiner leurs céréales, tellement agréable. C’est la même année que j’ai découvert le taï-chi, cet art martial chinois ou lenteur et fluidité du mouvement se conjuguent dans un rapport au sol et au poids très particuliers. Aujourd’hui encore, c’est la seule pratique corporelle dans laquelle je m’implique avec régularité. Contrairement à beau-coup de danseurs, je n’ai jamais suivi d’entraînement particulier ou net-tement technicisé. Je ne considère pas que ce soit nécessaire. C’est l’état dans lequel vous met le désir de danser qui importe.
Quoique chorégraphe et performeuse depuis plus du trente-cinq ans, vous n’avez jamais eu le désir d’avoir une compagnie de danse à vous ?
Si. Mais tardivement. Entre 1986 cet 1992, j’ai formé le « Simone Forti and troup », un petit groupe de danseurs avec lequel nous tournions de temps à autres aux États-Unis. Mais ce qui m’a toujours le plus intéressée, c’est la dimension de recherche propre aux projets artistiques. Mon travail n’est guère spectaculaire, et je n’ai aucun goût pour la gloire — ce que j’ai su très tôt. Respectée ou même appréciée, oui ; célèbre, non. Dès lors, diriger une compagnie, non, vraiment. J’ai besoin de temps vacant, libre.
Dansez-vous encore beaucoup ?
Comme je l’ai toujours fait : ni plus, ni moins. Être artiste et persévérer dans son art est une chose historiquement admise. Mais lorsqu’on est danseur, c’est bien différent. Enfin... j’ai toujours considéré que le sens poétique n’était en rien dépendant des possibilités acrobatiques du corps. Quand j’étais très jeune, j’adorais me jeter en tout sens à tout moment. Je ne le ferais plus aujourd’hui : je n’en ai plus la possibilité, mais plus non plus le désir. Tout cela a été assouvi. Bien sûr, je ne prends plus aujourd’hui les risques physiques que je prenais autrefois. Simple-ment, j’en prends d’autres, peut-être moins repérables, mais pourtant non moins sensibles. Ma manière d’appréhender le mou-vement n’a jamais cessé de changer, de se transformer au fur et à mesure que j’expérimentais dif-férentes choses. Mon travail évolue, bien sûr. Je reste souple. Je change. L’époque change. À certains égards, mon travail est aujourd’hui plus mûr, plus précis, y compris dans ses intentions. À d’autres égards, certaines choses ne me sont plus accessibles aujourd’hui... Mais ce que je réalise chaque jour, c’est combien je suis extrêmement privilégiée.