désirs de racine (misère de la radicalité)

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C’est un fort étrange désir que ce désir de radicalité, funeste et fascinant. Dès qu’un groupe humain se constitue, apparaît son aile de radicaux. Tout courant de pensée politique, tout mouvement artistique, toute discipline de savoir, toute morale, toute religion connaît sa frange de radicalité, ce désir qui s’empare de certains pour leur faire vouloir encore davantage, les faire aller encore un peu plus loin, les pousser à prendre les choses et les problèmes à la racine, dans un même refus intransigeant du consensus et un même amour ambigu de l’opposition et du conflit. Certes, la violence et les humiliations subies par les pouvoirs en place, la rigidité des académismes et l’étanchéité des classes expliquent en grande partie la force et la dureté des prises de position radicales. À capitalisme sauvage, révolution violente ; à droite dure, gauche dure ; à mandarins suffisants, mai 1968. Certes. Mais à s’en tenir à ces seules raisons extrinsèques, on peut expliquer les poussées de radicalisation, les révoltes, les émeutes, le mouvement dada, pas les désirs de radicalité en eux-mêmes : pas les révolutions, pas les organisations révolutionnaires, pas l’école surréaliste. Pour comprendre comment des désirs de radicalité peuvent s’organiser et durer au-delà de bouffées et de mouvements ponctuels, il faut comprendre une logique qui échappe en grande partie à ses contenus particuliers, il faut comprendre comment la radicalité peut en venir très vite à être désirée pour elle-même, indépendamment des enjeux concrets par rapport auxquels elle est censée s’inscrira Et c’est bien cela, et ce n’est que cela le désir de radicalité, non pas le fait de devenir parfois radical, intransigeant, de ne pas pouvoir se réconcilier avec tout et tous, mais le désir d’être toujours radical, la rengaine du « je ne serai jamais des vôtres », toujours à l’avant-garde, toujours contre, toujours insatisfait du réel tel qu’il est, jusqu’à se laisser happer dans la spirale infernale de la surenchère continue et de la suspicion universelle (n’est-ce pas tout mou sous cette peau dure ?).

Pour comprendre cela, comment la radicalité peut devenir en elle-même objet de désir, on ne s’en sortira pas en renvoyant à d’autres désirs censément originaires et plus ou moins contradictoires : amour de l’absolu, amour de la pureté, nostalgie de l’unité, besoin insatiable de se distinguer, de s’opposer, de se séparer. On ne s’en sortira pas non plus avec un peu de psychanalyse : répétition névrotique indéfinie d’un conflit inconscient, Œdipe mal liquidé, protestation virile... Non pas que toutes ces interprétations soient nécessairement fausses au cas par cas, mais elles manquent l’universalité virtuelle des désirs de radicalité : ceux-ci peuvent s’emparer de tout le monde, même des plus modérés en apparence, même des plus installés et des plus dominants. Il suffit de se rappeler la morgue et la certitude souveraine d’avoir raison de nombre de « centristes » en politique, la hargne et la virulence des défenseurs de tous les académismes, la puissance des institutions humaines à transformer de braves gars timides en flamboyants idéologues de leur précarré. Il suffit de se rappeler combien d’amoureux du consensus et de bons pères de famille obéissants rêvent secrètement la nuit de colères et de radicalités inouïes. Les désirs de radicalité ne sont pas le propre des marginaux, des dominés, des jeunes Turcs de tous les extrémismes : on les trouve partout, ils circulent à travers tout le champ social, très loin des fadaises qui voudraient qu’il n’y ait que les extrêmes pour se rejoindre.

II faut donc considérer le désir de radicalité en lui-même, en-deçà de toutes ses justifications d’après-coup. Si l’on en croit l’étymologie, une fois n’est pas coutume, un désir de radicalité n’est rien d’autre qu’un désir de racines, c’est-à-dire un désir d’aller au fondement, de creuser, d’aller toujours plus profond, et de partir enfin du sol de tout sol, du sol de toutes choses et de toute vérité, en bref un désir d’assises fermes. Mais on comprend alors l’ambiguïté du rapport qu’entretiennent tous les radicaux avec les conflits, les mouvements, les transformations : apparemment ils adorent cela, mais en même temps ils doivent les détester profondément pour rêver ainsi d’assises enfin stables, de lutte qui serait finale, de transformation radicale qui rendrait inutiles toutes les transformations ultérieures. On comprend aussi comment les radicaux de tout bord parviennent à élaborer une si étrange érotique de l’insatisfaction pour se maintenir si longtemps dans leur radicalité : parce qu’à toujours vouloir saisir les fleurs de la vie par leurs racines, par leur passé, par leur fondement, parce qu’à s’interdire tout carpe diem, tout plaisir du présent, ils ne peuvent que raffiner leurs désirs d’avenir, augmenter leurs stases, et finir par jouir de leur propre pauvreté. On comprend encore comment les désirs de radicalité se noient presque toujours dans les spirales de la surenchère, tant à toutes les racines on peut encore trouver d’autres racines, d’autant plus investies libidinalement qu’elles s’avèrent plus ténues et plus lointaines - les racines poussent et se ramifient toute la vie... On comprend donc déjà plein de choses, mais il faut aller un peu plus loin, pour comprendre pourquoi en réalité si peu de radicaux d’un jour se perdent dans leurs quêtes inachevées d’on ne sait quel Graal. On vient de voir combien tout désir de racines signifiait aussi bien désir de fondement, d’assise, de sol originaire. Mais on n’a pas remarqué alors combien désirs de racines et désirs de fondement étaient en fait parfaitement contradictoires : rien ne pousse dans un fondement premier, les racines ont besoin d’un sol meuble et non d’assises de pierre. C’est là la contradiction indépassable de tout mouvement radical : aller jusqu’au bout de son mouvement en retournant à son origine. Et c’est pourquoi tout désir de racines ne peut finir que par rebondir sur le sol premier du fondement, ce sol le plus pauvre et le plus stérile, le plus inapte en tout cas à nourrir un concret désir de racines. Acculé au fondement qu’il cherchait pourtant, un tel désir ne peut alors que remonter la longue chaîne radicielle jusqu’au sol du présent actuel, du réel tel qu’il est, et s’y étaler, gros de cet étonnant savoir : les racines ne s’appuient pas sur le fondement, elles s’y arrêtent. C’est là un savoir bien ésotérique, mais qui aide alors à comprendre pourquoi les plus radicaux, les avant-gardes d’hier s’avèrent si souvent les pires bastions du conservatisme d’aujourd’hui. Ils n’ont pas « retourné leur veste », ils ne se sont pas « reniés », ils n’ont pas « perdu leurs illusions », comme on dit si vulgairement, ils sont bien plutôt allés jusqu’au bout de leur désir de radicalité qui les a reconduits de lui-même d’où ils venaient. Oui, c’est clairement une misère, et, suivant leur niveau de cuistrerie, ils diront alors qu’ils ne regrettent rien ou qu’ils ont perdu vingt ans de leur vie, mais dans tous les cas c’est tant pis pour eux. Ils n’avaient qu’à se rappeler plus tôt ce que tout le monde sait de toute éternité : qu’il n’y a pas de désirs authentiques de radicalité, parce que il n’y a pas de désirs authentiques du tout et que les désirs n’ont pas plus de sens que de queue.