le pas de deux
par François Rosset
Par-dessus tout, j’étais agacé de le voir si aisément influençable. Entendre ce qu’il proférait dans l’espoir de s’associer plus étroitement aux opinions en vogue à l’intérieur de notre bande, et voir les lignes de son visage s’infléchir jusqu’à former une empreinte crédible de sa sincérité. Sa bouche était sollicitée au premier chef, puis le pourtour de ses yeux, qui se plissait afin de leur donner une allure fauve. Enfin, ses paroles venaient maladroitement s’adosser à celles, lancées avec une tout autre force, par les vindicatifs authentiques qui nous entouraient. Des phrases quittaient sa figure hésitante, la conviction manquait à leur méchanceté. Elles n’attiraient pas assez l’attention pour mettre en valeur le visage soucieux qui les proférait. L’homme que mon camarade tentait d’accabler de sarcasmes n’était jamais suffisamment piqué au vif pour lui rendre un regard. Mon ami se trouvait donc dans l’obligation de tourner la tête tantôt vers la victime, tantôt en direction de l’accusateur, essayant de cueillir d’un côté une preuve de sa sévérité, de l’autre un argument qui se puisse soutenir. Épaulé de la sorte, le bourreau n’éprouvait aucune reconnaissance à l’égard de mon camarade, qui se demandait comment lui apporter un appui supplémentaire et semblait parfois malheureux de ne rien imaginer. Quand il renonçait à alimenter la controverse, il s’affaissait dans son fauteuil, ses traits reprenaient une douceur évangélique. Pour secouer cette mollesse, il lui fallait rire — un rire faisait son apparition, sans rapport avec le combat en cours, mais j’étais le seul qui l’entendit. Mon camarade soulevait ses mains, poursuivait comme un avocat je ne sais quel plaidoyer dont il devait être le bénéficiaire et le juré. C’est en proférant une extravagance qu’il renouait avec la conversation — alors que l’assemblée n’attendait plus de lui aucune allégeance, l’affrontement ayant laissé pour de bon mon ami à l’écart. Moi seul l’écoutais et, d’un coup d’œil lancé à la victime, tentait de déceler ce que lui inspirait cette phrase ; mais elle s’affadissait dans l’air avant de frapper qui que ce soit. La victime, d’ailleurs, était trop affairée ; elle combattait pour sa vie, chargeait, reculait, usant de sourires et de hargne. Elle et son accusateur nous laissaient camper sur leurs positions lorsqu’ils se séparaient de nous. Mon camarade et moi devions alors nous consulter du regard. Nous trouvions tout ceci bien exagéré, les protagonistes privés de retenue, de cette déférence qu’à tous les deux nous accaparions probablement, sur la terre.
Mon ami oubliait rapidement la querelle ; chaque nouvelle victime ne lui inspirait qu’un surcroît de défiance d’un combat à l’autre. Le point de vue de l’accusateur, il se le remémorait parfois : alors son visage prenait de longues minutes avant de redevenir paisible. Mais c’était mon ami, alors, sans dire un mot, nous décidions de faire une promenade.
Oui, je le connais bien, c’est toujours moi qui l’accompagne. Les distances que nous parcourions ! Lui marchant devant moi, dissimulant son visage au moyen d’une ruse aussi simple. Tant et si bien qu’il m’arrivait de ne plus le voir, de sentir le seul rythme de ses pas dans le sol. Nous avancions légèrement inclinés, peut-être — comme se tiennent ceux qui doivent marcher longtemps. Nos épaules frayaient le chemin avec la même vigueur que nos jambes. Le chemin ! Car je priais dans ma rage éperdue un chemin de s’ouvrir devant nous. Qui sait où mon compagnon voulait m’entraîner ? Nous aurions dû être nombreux à le suivre, à ne rien vouloir de plus haut que cet envoûtement. Ces camarades qui vous manquent à l’heure où vous ne pourriez plus leur prêter un nom, une apparence, un âge, en leur absence je lui ai emboîté le pas. Lorsque vous ne connaissez plus rien d’autre que l’empreinte silencieuse que laisseraient leurs pas, dans le sentier qui descend. Un instant ils apparaissent ! Dans la pente ils vous entourent. Le rang ne se défait pas et chacun continue à voir le sol autour de lui. La combe forme une ligne, un sillon étroit, vous n’êtes pas si anxieux de l’atteindre. À un moment les camarades se retirent, avec la légèreté des fantômes.
Mon ami était d’une endurance supérieure : jamais il ne se retourna quand je l’appelai, ou ne trahit qu’il m’avait entendu. Cela m’aurait causé trop de frayeur. La combe réapparaissait sur notre gauche. Nous parvenions là où il aurait fallu rebrousser chemin. On ne rebrousse pas chemin à l’orée d’une lande. Mon camarade et moi retrouvions l’allure initiale sans nous donner le mot. Nos enjambées se déroulaient, d’une telle longueur Notre mutisme devenait atemporel. Je marchais à côté de lui.
Son profil ne me rappelait quoi que ce fût de familier. J’avais oublié sa personne tout entière, à l’exception de sa silhouette ondulante — il m’avait oublié à l’identique. Nous disparaissions. Soustraits de tout. Aux antipodes l’un de l’autre, puis antipodes, sans contreparties. Nos bouches étaient plus larges que nos poings, nos bras flottaient en arrière de nos bustes. Nous filions sur la terre autonome, enveloppés de cette cataracte qui nous avait faits transparents, ramassés sur nous-mêmes, véloces, denses, nous glissions sans l’aide de nos membres, sans celle de nos souffles. Sur la mer éteinte, sur ce bloc de couleurs froides. Nous respirions la douleur qui montait de nos rotules. Un son nous guidait, monocorde comme celui qui descend des pôles. Tout était lucide, par cette célérité dans laquelle on ne s’égare plus. La terre secouait ses logements naturels. Ses pans modifiaient leur écartement, des bords dentelés surgissaient de loin en loin. Des plateaux naissaient jusqu’à l’horizon, uni à la lumière étendue : ils roulaient contre les falaises troubles comme des tourbillons.