My childhood, my ain folk, my way home — trilogie de Bill Douglas (1972-1973)

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Bill Douglas a tourné en six ans trois films : My Childhood, (1972) My ain folk (1973), My way home. (1978). Trois films qui retracent sa propre enfance à Newcraighall, petit village de mineurs du sud de l’Écosse.

Il faut deux séances de cinéma pour voir ces trois films qui conduisent au seuil d’un monde intraduisible. À la manière de L’homme d’Aran de Flaherty, les images s’y assemblent en blocs abrupts aux arêtes vives, les plans sont posés côte à côte comme un sol de pierres à même la terre battue. La parole est rare. Le liant est absent. Le temps creuse lentement son pli entre les sourcils d’un jeune garçon. Jamie a huit ans, son enfance, qui se déroule en 1945, ouvre la trilogie de Bill Douglas.

Dans l’obscurité de la salle, les premières images, qui impriment un blanc brûlé à l’écran, prennent une consonance biblique. Une volée d’écoliers court au devant des hommes qui sortent de la mine. Le long plan fixe des corps d’enfants soulevés par ces corps d’hommes tremble dans la lumière crue. Juché sur un terril, Jamie est hors de cette lumière : nul père ne surgit pour lui du centre de la terre. Cette terre, c’est sa matière d’enfance. Elle prête sa couleur charbonneuse aux deux premiers films de Bill Douglas. C’est elle qui se reflète sur les visages, rend indiscernable la couleur des prunelles, assombrit la peau, marque de deuil les ongles. C’est elle qui supporte les rues mornes, les maisons de briques identiques aux façades absentes. C’est en elle que se fait et se défait le destin des hommes. Lorsque les mineurs s’y enfoncent, le paysage s’échappe, encadré par l’ouverture du puits — il glisse hors champ, écran clair dans l’écran noir. La mine garde leur secret.

BiIl Douglas ne cherche ni à exhumer son enfance (reste à peine un délit de gosse : dérober du lait et pisser dans la bouteille pour rétablir le niveau), ni à en accentuer le drame (malgré les moments très pathétiques du départ forcé pour l’orphelinat, de la visite à la mère internée ou des scènes de la grand-mère saoule). Au travers de ces films, il effectue un assemblage de visions restées intactes, ourdies de silence, dont l’autorité intime une forme de mutisme à qui les voit. L’image est mate, sans écho, tranchée. L’espace pris par chaque événement est un espace court : la tendresse qui traverse les échanges avec la grand-mère, le prisonnier allemand ou Tommy se juxtapose aux deuils et aux séparations.

Côte à côte, les circonstances de la vie se touchent sans qu’aucun contact s’établisse. La violence, la détresse, la misère, l’affection et la solitude défilent devant la caméra comme entre des doigts gourds ; le savoir-faire de l’émotion ne les contamine jamais. Les unes après les autres, ces scènes chutent et leur secret se referme comme l’eau sur elles, sans une seule ride. Les ondes de choc s’évaluent autrement, se poursuivent dans une obscurité intérieure rétive à tout langage.

« C’est ce que le personnage ne dit pas qui peut-être importe vraiment », dit Bill Douglas.

Tournés en 1972, 1973 et 1978, les trois films de Bill Douglas laissent cependant tout voir : le dénuement du paysage, la pauvreté des vies, la défaillance des hommes, la folie des femmes, la douceur d’un grand-père, la mesure de la solitude et celle de la communauté.

Pareils aux sphères parfaitement closes du collier de perles que Jamie enfouit dans la terre (My childhood), pareils au bonbon sphérique qu’il bringuebale dans sa bouche à l’orphelinat (My ain folk), les souvenirs de Bill Douglas ne sont pas transformables. Ils ne peuvent fondre, se familiariser avec la langue, diminuer pour se combiner au corps, il leur faut se briser en petits éclats vifs et disparates, être à la fois visibles et indéchiffrables, accéder selon le voeu du réalisateur à une transmutation.

Cette transmutation s’effectue dans le corps de Jamie, à la fin du troisième volet de la trilogie - le Retour (My way Home)-, lorsqu’il rencontre Robert, pendant son service militaire en Égypte. La pellicule retrouve alors ce blanc brûlé des toutes premières images. Le film se déleste de son obscurité. Robert regarde Jamie, lui parle, lui sourit, sépare dans son assiette l’arête de la chair du hareng. Et lorsqu’il l’entraîne dans une bagarre sur le sable blanc en hurlant :« il est vivant ! Il est vivant ! », toute cette matière blanche aérienne afflue et avec elle les images extatiques de Tommy dansant, ivre de joie, sur une passerelle de chemin de fer noyée dans le nuage de vapeur du train qui passe. Dernier plan : pas de conclusion, les regards de Jamie et de Bill Douglas se superposent et font le point sur la blancheur floconneuse des arbres en fleurs, sur fond de ronronnement de moteur d’avion. C’est le Retour, mais c’est surtout le survol de la terre enfin quittée.