Bagatelle
par François Rosset
Rester rêvant, activité brumeuse et pourtant prolixe, au nom de laquelle on aime farouchement demeurer assis sur sa chaise plutôt que de se rendre dans les rues, sur les places, où une agitation sculptée par la maladie après tout se répand, et fait croire à cette portion encombrante de notre esprit que nous sommes attendus, que des bras sortiront des embrasures à notre approche, que des femmes ou bien voilées, ou bien découvertes comme le fût des canons, prêterons attention lorsque nous passerons à dix pas d’elles. (Quand on se met à rêver à des yeux, le malheur misérable vient se poster non loin de la chaise dont nous méditions de jaillir — comme un majordome des temps passés, comme une stature qui s’apprête à dire « Non » de sa voix la plus douce sitôt que nous décroiserons les jambes.) Une seule femme faite d’ombre puisse, pressant sa main contre sa joue, révéler qu’une lame épouse, entre le poignet et la pointe du petit doigt, le contour de ladite main, et, prenant conscience qu’elle s’est trahie, faire glisser cette paume qui ne peut se replier, qui met à mal l’ingénuité de sa propriétaire, le long de sa poitrine, jusque sous le pan droit de cette houppelande qui flotte autour d’elle ; la jeune fille, pourtant respire à peine, et te regarde abruptement, il t’a semblé. Une seule accomplisse ce geste, et tu t’éloignes à tire d’aile, comblé comme on l’est une ou deux fois en une vie.
Ou bien, elle jonchée de toutes les parties de mon être, vous vous égaillerez dans cette rue dont le sol est recouvert d’un dallage. Voulez-vous marquer une pause, le bas d’une fenêtre vous offre un accoudoir, voulez-vous prendre la fuite de façon cavalière, la rue qui n’est pas large amplifie la toccata de vos talons,
« Quelle abjection as-tu en tête ? », lui demanderais-je si je n’étais à court d’audace. —Non contente de précéder ma lâcheté, la femme tourne sa nuque dans ma direction, afin de m’interdire de mettre une face sur un visage ; des boucles descendent le long de cette courte pente, des crocs de boucher qui entraînent mes regards du côté de son oreille, coquillage de cartilage, insulte aux exigences de l’harmonie. Refusant cette tentation immédiate, ayant admis que je dois souffrir ce soir, il me suffit de diriger ce maudit regard le long de son épaule pour connaître la plénitude d’une contemplation qui répudie toute espérance. Peu d’affrontement d’idées au milieu de tout cela ; je n’aurais pas dû sortir de chez moi ?
Tandis que je ne suis pas ponctuel alors même que je ressens les souffrances de l’attente ; non seulement en cela que l’idée de faire patienter autrui me procure de l’anxiété, mais parce que j’entends littéralement sonner l’heure à laquelle je sais qu’il faut que je parte pour ne pas faire attendre, et qu’alors, la gorge serrée, je commence à me préparer, avec des gestes de plus en plus maladroits (qui culminent en des tentatives fébriles pour faire à mes chaussures des nœuds corrects). C’est ainsi qu’en été, courant à ces rendez-vous par l’entremise du métro surchauffé, ne regardant pas la montre que je ne possède pas, mais égrenant les minutes de mon retard au moyen de mes mâchoires serrées, je contracte des suées qui sont parmi les plus abondantes de toutes celles qui m’affectent. Tandis que lorsqu’on me fait attendre, je m’enfonce dans une passivité aussi repoussante qu’un bain de boue ; et les excuses que l’on m’adresse alors me sont incompréhensibles, car oui, j’ai attendu, mais c’est à cette unique fin que je suis sur terre. Pour ne rien dire de la façon que j’ai de mal comprendre les points de rendez-vous que l’on me fixe : une seconde de surdité cruciale dans mon esprit, que je payerai en arpentant l’arrière de l’église alors que l’on m’attend sur le parvis, en remontant le boulevard en direction du nord tandis que l’on est assis à « patienter après moi » dans le premier bar qui se trouve, sur ce même trottoir, côté sud.