engagez-vous, rengagez-vous

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Il y a le témoignage, souvent poignant, de ceux qui sont partis. Il y a le discours que les associations tiennent sur elles-mêmes, et pour le grand public. Mais entre les deux, quelle rencontre, quels ajustements ? Comment les associations humanitaires organisent-elles le recrutement, la formation et le suivi de ceux qui les rejoignent ? Comment fabrique-t-on, avec des engagements ponctuels, une action durable ? Enquête dans les coulisses d’une ONG.

Nous sommes une petite dizaine, ce mercredi après-midi, dans une salle de réunion du siège de Médecins du Monde. Parmi nous, six personnes — quatre femmes et deux hommes — entre trente et cinquante ans, sont venues parce qu’elles étaient prêtes à sauter le pas, prêtes... à quoi exactement ? Partir, peut-être. Soigner, sûrement. Ou aider ceux qui soignent.

Animée par Pascale Allec, responsable du recrutement des volontaires, la présentation de MDM démarre gravement : « Médecins du Monde est née en 1980. Cette association est une émanation de médecins sans Frontières, créée par Bernard Kouchner sur la base du principe de témoignage. L’idée était de faire du témoignage médical un des objectifs de nos missions : sur la base de nos actions médicales, apporter des informations aux associations de défense des droits I de l’homme afin qu’elles agissent sent dans leur champ de compétences en témoignant. »

Voilà donc deux jeunes sages-femmes une psychologue, un administrateur et deux médecins, dont cette femme de cinquante et un ans venue spécialement de province, plongés sans ambages au cœur de l’exigence humanitaire. Partiront, partiront pas ?

Des moutons à cinq pattes

Les conditions au départ sont draconiennes. MDM recrute médecins, chirurgiens, infirmières, puéricultrices, sages-femmes, femmes, techniciens de laboratoires, logisticiens et administrateurs. Dûment formés et diplômés, ils doivent en I outre avoir une expérience professionnelle d’une ou deux I années, pratiquer quasi couramment l’anglais, l’espagnol, ou le portugais. Ce n’est pas tout : il faut, pour partir, accepter le statut précaire de volontaire. L’indemnisation des volontaires est limitée à un montant correspondant, en gros, aux frais qu’ils sont I censés avoir ici pendant leur expatriation. Ce statut, reconnu par l’État, leur permet, i sous certaines conditions, de garder une couverture sociale. Reste que l’indemnité versée par MDM est d’un montant forfaitaire de quatre mille francs par mois, ce qui n’est pas lourd pour faire face à un loyer, des impôts, ou encore une assurance. Qui plus est, l’association demande à chacun soixante jours de bénévolat. Par conséquent, pour une mission de moins de deux mois, les volontaires ne reçoivent aucune aide pour couvrir leurs frais en France. Par ailleurs, pendant leur mission, les volontaires ne versent pas de cotisation aux Assedic : ils ne percevront donc pas d’allocation au retour.

Et si, malgré tout, les candidats sont toujours tentés par une aventure humanitaire, il leur faudra passer sous les fourches caudines du recrutement des volontaires. La chasse au mouton à cinq pattes est ouverte. MDM semble mettre haut la barre de ses exigences, jusqu’à avoir embauché une professionnelle, psychologue du travail, pour faire son plein de volontaires. Pascale Allec, qui travaillait auparavant dans le champ de l’insertion professionnelle, a rejoint MDM en 1995. Son arrivée a d’ailleurs coïncidé à une évolution du poste. Jusqu’alors, MDM avait pour habitude de travailler avec des volontaires qui prenaient contact avec l’association, et de ne pas aller chercher les gens. Or. MDM se trouvait souvent au bord du sous-effectif en personnel bénévole soignant. Les trois quarts de ses missions s’effectuent à l’étranger et seulement vingt pour cent d’entre elles sont des missions d’urgence. Mais les candidatures sont surtout orientées vers l’urgence, ce qui correspond à l’image de MDM dans le grand public, mais aussi au type de disponibilité (deux mois maximum) que peuvent d’ordinaire se dégager des professionnels de la santé. D’où la mise en œuvre d’une politique de recrutement actif de volontaires, plutôt que de continuer à gérer les candidatures spontanées. Pascale Allec explique : « Nous prenons contact avec tous les diplômes universitaires de médecine tropicale, et nous cherchons à nous faire connaître auprès du personnel médical dans les services hospitaliers. C’est avant tout un problème de disponibilité. Il faut trouver des candidats au départ pour des missions longues, soit dans un cadre de post-urgence et de réhabilitation, pour six mois, soit dans le cadre d’un de nos programmes de long ternie, pour un an. Il est difficile de trouver du personnel médical, et a fortiori des médecins, disponibles aussi longtemps. »

Il faut dire qu’une expatriation de six mois est particulièrement difficile à gérer pour un volontaire. Elle ne correspond ni à des vacances, ni à un choix de vie. C’est une cote mal taillée entre une courte mission d’urgence et un parcours humanitaire plus long, où on part trois ou quatre ans, en lâchant son appartement, en organisant cette longue absence. « On ne peut pas recruter comme une entreprise classique », précise Pascale Allec. « Nous intervenons plutôt en prérecrutement, en constituant un fichier. Et au fil des missions à pourvoir, nous puisons dedans en fonction des professions et (les dates de disponibilité des volontaires. »

Déjouer les clichés de l’urgence

« Gérer les ressources humaines », c’est donc avant tout, à MDM, tenter très prosaïquement de faire coller ensemble, tant bien que mal, le calendrier des missions et les disponibilités fluctuantes des candidats au départ. C’est aussi lever un certain nombre d’idées reçues sur le travail humanitaire mené par cette association. Les futurs volontaires, fortement motivés par les soins à prodiguer sur le terrain, connaissent peu le travail de MDM. Il faut donc les sensibiliser à l’approche « communautaire » pratiquée par l’association, pour qu’ils ne soient pas frustrés dans leurs motivations de soignants une fois sur place. Il s’agit de respecter deux principes d’action sur le terrain : non substitution et partenariat. Cela signifie en premier lieu que le quotidien des volontaires n’est pas de ne faire que du soin, loin de là. Plutôt que de se substituer à des compétences médicales locales, il s’agit de les organiser, de former des soignants sur place, d’encadrer des programmes. Il faut en second lieu permettre la survie des programmes au départ de MDM. Les actions de terrain doivent pouvoir se pérenniser, il faut par conséquent assurer l’adéquation d’un projet aux moyens de la région dans lequel il doit s’implanter Le matériel utilisé, son coût, les compétences requises doivent correspondre à ce qui pourra être poursuivi quand les french doctors auront plié bagage.

Il n’y a que dans les situations d’urgence, minoritaires à MDM, que l’essentiel du travail consiste à pratiquer des soins intensifs. Or il faut une motivation très forte pour partir à l’étranger à la rencontre d’une pratique médicale qui n’est ni celle qu’on a étudiée, ni celle à laquelle on rêvait de se confronter dans le feu d’une action humanitaire quelque peu fantasmée.

L’association elle-même semble avoir du mal à résister à l’imagerie d’Épinal de l’intervention d’urgence : la vidéo projetée lors de la conférence de présentation de MDM nous montre le morceau de bravoure d’une opération de chirurgie de guerre improvisée lors d’une mission en Afrique, comme s’il était décidément trop aride de renoncer à montrer ces gestes qui sauvent, et pour lesquels on part.

Vacarme : « Pourquoi proposez-vous aussi peu de missions en urgence, alors qu’elles correspondent à la fois aux disponibilités courtes des personnels médicaux, et à leurs motivations ?

Pascale Allec : « Cela correspond à notre volonté de garder un fonctionnement associatif très fort, ce qui signifie que l’efficacité des actions engagées par MDM ne prévaut pas par rapport au respect du fonctionnement associatif. »

À MDM, en effet, ce sont les bénévoles qui décident de toutes les orientations de l’association, qui la représentent, qui effectuent les missions et les encadrent. Y participent aussi les adhérents, c’est-à-dire ceux qui sont déjà partis en mission et qui acceptent, une fois de retour, d’animer les structures d’encadrement et de décision. Le faible poids des missions d’urgence à MDM est lié, en grande partie, à ce souci : respecter les circuits et le rythme de la démocratie associative, composer avec les contraintes qui pèsent sur les bénévoles, pas toujours instantanément disponibles. Voilà de quoi écorner quelque peu l’image d’une professionnalisation galopante de ce genre de structure. D’ailleurs, Pascale Allec n’a pas cessé, pendant tout le temps qu’a duré notre entretien, de nous rappeler qu’elle était « seulement » salariée de l’association. « Ce souci du fonctionnement associatif est une gageure », précise-t-elle, « si l’on considère la très forte croissance de MDM, qui compte 2 700 adhérents. Préserver ce fonctionnement, avec tout ce que ça implique de contraintes pour des gens qui ont par ailleurs une activité professionnelle, ça n’est pas facile. »

Former, soutenir, transmettre

L’amateurisme ne prévaut pas pour autant. MDM a le souci de ne pas lâcher ses volontaires dans la nature sans autre bagage que leurs diplômes et leur bonne volonté. D’abord réservée aux non-médicaux, la formation initiale des volontaires s’est progressivement étoffée. Aujourd’hui, une session de préparation au départ de quatre jours est suivie par tous les volontaires, consacrée pour beaucoup à la vie de groupe et au travail d’équipe, puisque les missions à l’étranger reposent sur de très petites équipes, très autonomes. D’autre part, MDM propose aux médecins qui coordonnent les missions une bourse à la formation en santé publique et en épidémiologie. En contrepartie, ces médecins s’engagent pour deux ans vis-à-vis de l’association. Ce système permet de capitaliser leur expérience du terrain, ce qui est précieux dans la mesure où 70 % des volontaires effectuent une seule mission pour MDM : ils font le choix, une fois dans leur vie, de partir six mois ou un an avant de s’installer définitivement en France.

Ce fort roulement des volontaires fait d’ailleurs difficulté. Si l’on considère que près des trois quarts des volontaires en mission sont des débutants et ne récidiveront pas, MDM se heurte à un problème d’expertise proprement humanitaire. Quelle mémoire des interventions, des situations sanitaires ou géopolitiques peut bien se constituer avec une aussi forte rotation d’effectifs ? Pour tenter de rassembler une telle mémoire, MDM s’est récemment dotée d’une « Unité Liaison Mission » qui regroupe des salariés « référents » dans quatre domaines : financement, médical, planification, géopolitique et sécurité. Cette équipe a vocation à soutenir les missions, mais aussi à capitaliser les expériences.

MDM ne cherche pas, toutefois, à se professionnaliser pour consolider son expertise. Certes, de plus en plus de gens décider de consacrer quelques années de leur vie à ce type de missions humanitaires. Et même ; dans le cas de la logistique, certains choisissent d’emblée des formations très typées, dans des écoles ou des troisièmes cycles universitaires spécialisés dans l’humanitaire. Mais ces cursus ad hoc suscitent la méfiance. Chaque université veut avoir sa formation spécialisée, mais sans vraiment faire d’étude sur le marché, qui est fort étroit. Et puis, « faire carrière dans l’humanitaire », cela signifie aussi un choix d’expatriation sur toute sa vie, qui n’est pas donné à tout le monde. S’ils cherchent revenir à une profession plus classique, les logisticiens risquent de se voir reprocher leur expatriation et leur statut de « volontaires » par d’autres employeurs.

Bifurcations et risques

Aussi privilégiera-t-on plutôt des logisticiens qui ont déjà une expérience professionnelle en France, qu’ils soient sortis d’un IUT transport-logistique, d’un BTS technico-commercial, voire régisseurs de théâtre ou électriciens. Des gens qui possèdent, à la fois, de l’expérience et de la débrouillardise. Des gens qui bifurquent, souvent parce que l’idée leur est venue en voyageant. Comme dit le responsable logistique de l’association : « Il y a vingt ans, on voyageait en allant de mission catholique en mission protestante. Aujourd’hui, on rencontre MDM dans un pays et MSF dans un autre. » II y a aussi les « parcours-rupture », ces candidats au départ qui remettent en question leurs choix de vie et qui — tel ce chef de produit de chez Procter et Gamble — peuvent avoir des profils étonnants. Si leur souhait de partir n’est pas une échappatoire, leur parcours est une vraie richesse pour l’association.

Quoi qu’il en soit des profils, des états d’âme et des compétences de ceux qui souhaitent partir, rien n’est jamais acquis d’avance. Pascale Allec nous explique : « Nous prenons le risque de favoriser les départs sur le terrain de volontaires en première mission. MDM souhaite ainsi susciter des changements en eux, modifier leur analyse des situations.

— Et quand ça se passe mal ?

— Il y a peu de ratages. C’est un échec personnel de revenir avant la fin de sa mission. Je ne dis pas que ça se passe toujours bien, mais les gens s’adaptent... »

Reste la question de l’après-mission. MDM travaille en collaboration avec deux organismes pour gérer les retours en France. L’un s’occupe de la prise en charge psychologique des traumatismes de terrain. Avec l’autre, l’association mène une réflexion sur la réinsertion professionnelle des techniciens ou des administratifs, beaucoup plus difficile que celle des soignants. A la fin de sa conférence, Pascale Allec avertit, un peu solennelle : « Une consigne : préparez au maximum votre retour. Les missions déphasent, et les difficultés administratives au retour peuvent être pesantes. » Alors ? Partiront, partiront pas ?