l’imagination logistique

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On connaît les images. Les camions d’Équilibre, les 4x4 de MSF ou les containers de MDM sont de gros jouets brillants qui nous racontent l’efficacité et la puissance des ONG humanitaires — leur richesse aussi. On connaît le discours, qui fleure bon la cartographie d’état-major, jusqu’à servir au baptême de plusieurs opérations militaires : « Lifeline Soudan », « Provide Comfort », « Acces to Sarajevo ». Mais avant d’exister comme images ou comme signes, la logistique humanitaire est une fonction et, à l’occasion, un métier. Vacarme a interrogé l’un de ses praticiens.

Éric Frérotte connaît l’Afrique pour y avoir travaillé — comme coopérant, puis comme transporteur. C’est là, sur le terrain, qu’il entre en contact avec les organisations humanitaires. D’abord prestataire de service (le convoyage de l’aide humanitaire est l’une des activités principales des entreprises de transport implantées en Afrique), il déborde peu à peu ses activités commerciales pour donner à ses « clients »(il met lui-même des guillemets) des coups de main logistiques de toutes sortes, pas toujours facturés. Il finira par créer une ONG spécialisée dans l’offre de services logistiques aux organisations humanitaires. Aujourd’hui, il est responsable du service logistique de Médecins du Monde. À lui seul, le parcours personnel de Frérotte suffit donc à brouiller quelques pistes : entre la facturation et le bénévolat, entre la logique d’entreprise et la dynamique associative, entre le pragmatisme économique et la générosité humanitaire, les frontières sont poreuses, les manières de faire circulent.

De fait, dès qu’on regarde l’humanitaire par l’œil du logisticien (ce « non-médical »), les choses deviennent plus compliquées. À commencer par la vieille opposition de l’urgence et du développement. Les ONG les plus importantes, aujourd’hui, font les deux. Bien sûr, on pourra toujours identifier des orientalions générales : Médecins Sans Frontières (MSF) penche vers l’urgence, Médecins du Monde (MDM) vers le développement. Mais ces options ne sont pas monolithiques : MSF{} est également célèbre pour ses dispensaires, et MDM n’a pas renoncé à la « réactivité d’urgence ». L’alternative, en fait, passe moins entre l’urgence et le développement qu’entre deux stratégies logistiques : d’un côté, la logique du maximum, de l’autre le souci de l’optimum .{}

Armée rouge ou entreprise japonaise ?

Emblème de la première logique, MSF cherche à garantir sa « réactivité à l’urgence » par la constitution systématique de stocks de matériel, acheté en Europe et acheminé par avion sur les lieux d’intervention. Avoir tout sous la main pour n’être pas pris au dépourvu : MSF a choisi une politique de l’équipement maximal — quitte à donner à la logistique humanitaire la légèreté d’une colonne blindée.

Pour rester vifs sans délaisser les missions de développement, les logisticiens de MDM ont dû développer une autre logique : conjurer les stocks, limiter les achats, tendre les flux. Aussi souvent que possible, le matériel est loué sur place. Au stockage et à l’affrètement de véhicules, on préférera notamment la « gestion régionale de parcs-autos » : refuser l’achat d’automobiles neuves aussi longtemps que l’efficacité ces missions et la sécurité des équipes le permet, puis redistribuer les véhicules achetés d’une mission à l’autre, en fonction des besoins. Une politique de l’allocation optimale, en somme, qui colle au vocabulaire de la rentabilité moderne : « flux tendus », « échanges juste à temps », « adéquation aux besoins ». D’un côté donc, une logistique lourde, massive, maximale, à l’occasion « un peu disproportionnée » — et qui, de ce point de vue, s’apparente à de la logistique militaire. De l’autre, une logistique plus chiche, plus serrée, calquée sur celle de l’industrie et du commerce. Chacune a ses points forts, et marque des points là où l’autre cède du terrain. Si le chronomètre parle pour MSF, le bilan comptable penche pour MDM. Ainsi, à volume d’activité égal, MSF doit supporter des immobilisations à peu près dix fois supérieures à celles de MDM. Mais MDM, de son propre aveu, a dû en rabattre sur ses prétentions à la vitesse : « nous acceptons l’idée que nous ne serons pas sur place en 24 heures », admet E. Frérotte.

Macro-stratégies, micro-éthiques

Il est d’autant plus difficile de désigner un vainqueur que, sur le terrain, chacune des deux stratégies a ses effets pervers propres, que l’autre parvient à esquiver. Avec ses véhicules loués, MDM ne connaît pas le ridicule de la démesure : « Au Kivu, on a vu des 4x4 flambants neufs englués dans la marée des réfugiés, et contraints de rouler à quatre kilomètres-heures ». mais grâce à ses véhicules neufs, MSF ne contribue pas aux phénomènes d’inflation qui enflamment les zones d’intervention humanitaire. E. Frérotte raconte : « À Goma, en{{}} 1994, lors de l’épidémie de choléra, on a battu tous les records. 200 ONG ont débarqué ; le prix du véhicule de location est passé du prix normal — disons 40 $ par jour — à 200 $ par jour. Les répercussions de la location des véhicules se sont ressenties sur trois, quatre pays limitrophes. Il est clair que l’ONG qui débarque avec ses avions et ses dix véhicules à l’intérieur n’est pas confrontée à ce problème-là ». La balle au centre, donc : le terrain met tout le monde d’accord, parce qu’il met chacun en défaut.

La vérité du métier de logisticien est peut-être là : au ras du sol. Quand on y regarde de près, les gros modèles d’organisation cèdent la place à des bricolages empiriques, et les symphonies stratégiques aux petites musiques de l’invention éthique. Soit l’exemple des achats. L’air de rien, il s’agit d’un terrain miné, d’un casse-tête pour le logisticien. Développer aveuglément l’achat local au nom du commerce Sud-Sud, c’est risquer d’entretenir un marché de la contrefaçon (médicaments, pièces détachées, outils) ou de faire tourner une pseudo-industrie locale, faite de produits importés mis en vente dans le pays. A l’inverse, recourir à des spécialistes occidentaux qui fournissent indifféremment les humanitaires, les médias, la navigation et l’armée, c’est s’exposer à de mauvaises surprises. Au Rwanda, Geolink, leader du marché très spécialisé de la valise-satellite, servait aussi d’intermédiaire financier pour le recrutement de mercenaires serbes. Alors, pour éviter d’alimenter une économie-factice, on invente un « contrôle-qualité de l’achat-terrain ». Et pour ne pas servir de débouché à n’importe qui, on crée un « label des fournisseurs », qui institue et valorise un partenariat privilégié avec des « entreprises citoyennes ». Les logisticiens sont des poseurs de rustines : ils bricolent des déontologies ad hoc, inventent une morale après-coup, écrivent des chartes de circonstance. Ils composent, en somme.

La leçon pourrait être déprimante. Cet effondrement un peu piteux des belles architectures logistiques fabriquées au siège des ONG, cette micro-éthique de l’ajustement et du compromis, tout cela a un air de rengaine réactionnaire — le terrain, lui, né ment pas. De fait, les logisticiens ont intériorisé le réalisme prudent, la modestie que l’épreuve du feu leur a imposé :« Il y a le pour et le contre », « il faut être pragmatique », « on essaie de ne pas partir sur des schémas très stéréotypés ». Il y a pourtant une façon plus positive de voir les choses. Les logisticiens de l’humanitaire ne sont ni des généraux soviétiques, ni des capitaines d’industrie ? Tant mieux. Ils sont bien mieux que cela : des bricoleurs hésitants et prosaïques, qui inventent un métier avec les moyens du bord.