les infortunes du mot humanitaire

par

« Chaque siècle a sa marotte ; le nôtre, qui ne plaisante pas, a la marotte humanitaire. » (Sainte-Beuve)

L’adjectif humanitaire est un néologisme — révolutionnaire ? — des années 1830, qui dérive d’humanité et du suffixe -aire ;{} suffixe qui n’a rien de décisif, pas de ceux qui vous règlent le sort d’un vocable pour l’éternité. Il sert juste à passer d’un substantif à un adjectif, qui pourra bien entendu par la suite être substantivé.

Les dictionnaires donnent des définitions du terme plutôt positives, telles que : « qui vise au bien de l’humanité », ou « qui s’attache à soulager l’humanité souffrante, à venir en aide aux hommes dans le besoin, dans la détresse .

Mais les littérateurs du XIXème siècle ne l’ont pas entendu de cette oreille. Soit que ce fût un néologisme, qui plus est journalistique, soit qu’il ait été malencontreusement associé quasiment Lamartine, humanitaire a quasiment dès son apparition fait l’objet de railleries moqueuses, et a été principalement employé dans un sens ironique, voire péjoratif.

Dès 1836, Alfred de Musset propose dans La revue des deux mondes sa traduction de ce mot mirifique : « Humanitaire, en style de préface, veut dire : homme croyant à la perfectibilité du genre humain, et travaillant de son mieux, pour sa quote-part, au perfectionnement dudit genre humain. Amen ». Puis, s’interrogeant sur l’origine du terme : « Qui ne connaît pas ces moments où la mémoire est de mauvaise humeur ? Il y a de ces jours de pluie où l’on ne saurait nommer son chapeau ; ce fut sans doute en telle occurrence qu’un étudiant affligé de marasme, rentrant chez lui avec un ami, voulut parler d’un philanthrope ; c’est un vieux mot qui s’entendait philos, ami, anthrôpos, homme. Mais que voulez-vous ? Le mot ne vint pas ; humanitaire fut fabriqué (...). Le voilà imprimé tout d’abord, et les journaux s’en sont emparés. »

Quant à Lamartine, il fut l’un des premiers auteurs à reprendre le vocable à son compte, dans une correspondance de 1835 mentionnant un épisode de son « long poème humanitaire » ; mais il s’agissait d’une correspondance privée, alors... Sauf que Lamartine, élu député en 1833, a pu user du terme à la Chambre, ou voir les journaux qualifier d’« humanitaires »des discours auxquels ils accordaient certes une valeur littéraire et philosophique. Mais bon ! Cela restait les discours d’un poète, et d’un poète jugé utopiste, chimérique — du moins pendant ses premières années de mandat —, d’un poète aux conceptions nuageuses et à la capacité politique douteuse. Enfin, Lamartine n’est peut-être en rien responsable des infortunes du mot « humanitaire », mais les connotations du terme, usuellement décliné au XIXème siècle sur le mode de l’utopique, du vague et du vain, rappellent la réputation de l’homme.

Zola considérait apparemment l’adjectif comme un qualificatif de prédilection, des rêves : « Florent, toujours perdu dans son rêve humanitaire », ou « bonhomme hanté de songeries humanitaires », et pour ce qui est du flou : « Son collectivisme, encore humanitaire et sans formule, s’était raidi en un programme compliqué, dont il discutait scientifiquement chaque article. » Flaubert fut d’une ironie plus drôle : « Delmar, sérieux comme un pontife, déclamait une poésie humanitaire sur la prostitution », et dur à l’occasion :« On rabâche des vieilleries humanitaires ou esthétiques » — il évoque par ailleurs « Lamartine avec son humanitarisme religieux ». Et pour en finir par un poète, Verlaine, comme souvent, noir :« Cellules ! Prisons humanitaires ! Il faut taire / Votre odeur fadasse et ce progrès d’hypocrisie. » À se demander si le scepticisme qui entoure l’engagement et l’action humanitaire tels que nous les connaissons aujourd’hui est réellement lié à leurs difficultés et inefficacité présumées ou résulte tout simplement de notre mémoire collective du langage.