Vacarme 37 / Vacarme 37

l’hostilité visible

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Nous étions prévenus : parler, ce n’est pas voir. Quelques décennies de soupçons philosophiques, d’expérimentations littéraires, d’audaces cinématographiques nous avaient appris à défaire l’évidente parenté des mots prononcés et des choses offertes au regard, à désajuster le spectacle du monde de son commentaire ininterrompu, à déceler ce qu’enveloppe de torsions, de forçages, de violences sans nom la manière dont le discours vient napper le visible, désigner les acteurs, leur mettre un texte en bouche. Se méfier des mots, se défier des images, se garder surtout de la manière dont ils semblent mutuellement se confirmer. Savoir distinguer d’un côté la série murmurante des interprétations, la voix off en somme, de l’autre le défilement des photogrammes : l’aptitude à isoler ces deux registres ne gageait-elle pas, contre la tyrannie mondiale de l’audio-visuel, notre lucidité politique et notre inventivité artistique ?

Nous étions prévenus : nous voilà surpris. En un sens, la guerre du Liban de l’été 2006 a confirmé pour l’opinion mondiale et porté à son extrémité cette disjonction rigoureuse du son et de l’image. Qu’on ait fermé les yeux, et on aura entendu s’opposer un gouvernement arguant du droit à défendre son peuple contre une menace réelle et sérieuse, ne désignant sa cible qu’en prenant soin de distinguer entre la milice qu’il combattait et le pays qui la tolérait sur son sol, face à des adversaires dont le discours, insupportable, appelait sans aucun doute et sur fond de négationnisme à la destruction d’Israël. Qu’on ait clos ses oreilles, et on aura vu un État surarmé couper les routes des populations qu’il exhortait à fuir, miner la souveraineté de son voisin en prétendant l’inciter à maintenir l’ordre sur son territoire, exposer aux yeux de tous des frappes d’artillerie et des bombardements aériens d’une violence sans commune mesure avec celle d’un Hezbollah demeuré souterrain, invisible (malgré la prétention avouée des généraux israéliens de « ?gagner la bataille de l’image ? » — cette bataille-là, entre autres, aura été perdue). Deux versions d’une même guerre, si dissemblables qu’on ne peut ni s’étonner, ni se satisfaire de voir les uns brandir l’évidence de l’image contre l’hypocrisie du discours israélien, tenant ainsi pour rien les harangues iraniennes ou syriennes, et les autres défendre le bon droit d’Israël jusqu’à formuler contre les photographes de guerre d’abjectes suspicions de truquage. Rarement, depuis qu’à un énoncé indéchiffrable (la « ?guerre contre le terrorisme ? ») répondent des images intolérables (d’Abou Ghraib aux otages décapités), aurons-nous eu le sentiment que le politique s’engouffre à ce point entre les deux séries, retombées côte à côte, des mots prononcés et des faits observables. Rarement cette disjonction nous aura laissés aussi désemparés.

La vigilance ancienne envers les pièges de l’audio-visuel n’est pas pour autant devenue hors de saison. Mais elle se complique aujourd’hui d’une inflexion : s’il est encore utile de rappeler, contre les images-slogans, que parler, ce n’est pas voir, il est tout aussi urgent d’explorer les manières dont les scandales du visible pourraient aujourd’hui s’articuler de nouveau en discours, les façons dont les raisons de la parole peuvent rejoindre l’ordre du regard. Ne se résigner, en bref, ni aux vains mots, ni aux visions muettes, parce qu’entre eux il n’est plus de monde humain pensable, ni d’affirmation politique possible. On pourra vérifier, dans les pages qui suivent, combien il n’y a là ni facilité esthétique, ni mièvrerie éthique : mais le souci de savoir, avec Georges Didi-Huberman, ce que l’on peut dire d’une image sans trahir ce qui, en elle, porte à baisser la voix ; mais l’inquiétude de se demander, avec les artistes qui croisent aujourd’hui la démarche du plasticien et celle du documentariste, comment plier la rhétorique du photojournalisme jusqu’à rendre visibles et audibles les guerres contemporaines ; mais la minutie avec laquelle, dans le Caïman, Nanni Moretti diffracte et recompose l’image de Silvio Berlusconi, disperse en une nuée d’acteurs sa célèbre silhouette pour qu’enfin, aux dernières minutes du film, s’entende avec sérieux et terreur ce que le cavaliere a pu dire.

Comment donner à lire, à entendre ou à dire, comment donner à voir. Si l’on trouve qu’il y a loin, de cela à Beyrouth, on lira les extraits que nous publions du roman d’Emmanuel Pinto ; on ira voir comment, dans l’éclatement hiératique de ses marginalia, il laisse percevoir l’ancienne guerre du Liban à nos yeux saturés de la nouvelle, et ses larmes à nos oreilles. Étrange texte : on dirait une image.